La Tribune Hebdomadaire

PEUT-ON SE PASSER DES USINES SEVESO ?

INDUSTRIE L’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, a relancé le débat sur les sites industriel­s à risques. Mais les emplois qu’ils génèrent les rendent souvent indispensa­bles pour l’économie locale.

- JÉRÔME MARIN, AVEC STÉPHANIE BORG À LYON ET NATHALIE JOURDAN À ROUEN

Un écoquartie­r calme et vivant. » À 300 mètres à peine de l’usine Lubrizol, touchée par un incendie j eudi 26 septembre, ce slogan est désormais lourd de sens. Ici, au bord de la Seine et sur 90 hectares, la Métropole Rouen Normandie ambitionne de transforme­r des friches industriel­les et portuaires en une nouvelle zone résidentie­lle, pouvant accueillir jusqu’à 15"000 habitants. C’est l’un des grands projets de développem­ent des élus locaux. Mais sa réalisatio­n est aujourd’hui remise en question. Les origines de l’incendie ne sont toujours pas établies. Ni les conséquenc­es sanitaires et environnem­entales des plus de 5"000 tonnes de produits chimiques partis en fumée. Mais, dixhuit ans après l’explosion de l’usine d’engrais AZF à Toulouse, qui avait fait 31 morts, cet incident relance la question de l’avenir des sites Seveso, les sites industriel­s présentant des risques d’accidents majeurs, à proximité des zones urbaines. Un sujet complexe entre inquiétude­s des riverains et préservati­on du tissu industriel et de l’emploi. En France, 1"379 installati­ons sont classées Seveso, du nom d’une petite ville italienne, théâtre d’une catastroph­e écologique et sanitaire en 1976, qui a découlé sur plusieurs directives européenne­s encadrant les usines à risques. Parmi elles, 744 relèvent du « seuil haut », dont celle de Lubrizol à Rouen. Ce sont les sites les plus dangereux, notamment parce qu’ils stockent une quantité importante de produits chimiques. Ils sont principale­ment localisés dans la vallée du Rhône, dans l’Est ou encore en Normandie. En raison de l’urbanisati­on, plus d’un million de Français vivent désormais à moins d’un kilomètre d’un site répertorié en « seuil haut ».

LA CHIMIE, UN TIERS DES USINES À RISQUES

Depuis vingt ans, une vingtaine d’incidents graves ont eu lieu dans ces usines. De quoi susciter des craintes. Après l’incendie de Rouen, plusieurs communes de l’Essonne ont ainsi réclamé la fermeture de deux sites Seveso, les invitant à s’installer dans des zones moins peuplées. Mais leur demande a été rejetée par la préfecture, qui a proposé à la place un plan « alternatif ». Car les enjeux économique­s sont importants. Illustrati­on avec le secteur de la chimie, qui représente à lui seul près d’un tiers des usines à risques. En France, il emploie plus de 230"000 personnes. L’an passé, son chiffre d’affaires s’est élevé à 75 milliards de d’euros, dont 61 milliards à l’export. C’est davantage que l’aéronautiq­ue et l’automobile. Il est difficile de mesurer le poids économique global des usines Seveso – à Bercy, les services du ministère de l’Économie ne sont d’ailleurs

Plus d’un million de Français vivent désormais à moins d’un kilomètre d’un site répertorié en « seuil haut »

pas en mesure de fournir des chiffres sur le nombre d’emplois qu’elles génèrent. Mais des exemples permettent de mieux se rendre compte de leur importance au niveau local. À Rouen, l’usine Lubrizol compte 420 salariés, dont le sort est désormais lié à une hypothétiq­ue réouvertur­e. « Il est trop tôt pour se prononcer sur cette question », assure Yvon Robert, le maire de la capitale normande. Pas plus de commentair­es du côté de l’entreprise chimique américaine détenue par Berkshire Hathaway, la holding du milliardai­re Warren Buffett. En attendant, l’impact de la suspension d’activité se fait déjà ressentir chez les sous-traitants, menaçant environ 300 emplois supplément­aires. Et devrait aussi amputer les recettes des collectivi­tés territoria­les. Dans la vallée de la chimie, au sud de Lyon, les risques sont bien connus. En 1966, un incendie a ravagé la raffinerie Elf de Feyzin, faisant 18 morts. Sur cette bande d’une dizaine de kilomètres, le long du Rhône, les sites Seveso font travailler plus de 10%000 personnes. « Trois fois plus si on compte les emplois indirects, souligne Julien Lahaie, directeur de la Mission vallée de la chimie. Socialemen­t, ce serait très difficile de les fermer. »

Certaines régions sont encore plus dépendante­s. C’est le cas, par exemple, de la ville de Dunkerque, qui compte neuf sites Seveso de « seuil haut », dans la sidérurgie, la métallurgi­e ou le raffinage. En tout, 15%000 emplois directs, selon l’économiste Jean-François Vereecke, directeur-adjoint de l’agence d’urbanisme. Et 5%000 de plus chez les sous-traitants. Cela représente plus de 20 % des emplois de la ville. Et ce chiffre ne prend pas en compte tous les secteurs qui profitent aussi de la présence de ces sites industriel­s. « Si on ferme les Seveso, trois quarts des emplois disparaiss­ent » ,

avance Jean-François Vereecke.

INDÉPENDAN­CE NATIONALE

Au-delà des aspects économique­s, fermer les usines poserait par ailleurs la question de l’indépendan­ce nationale, prévient Hubert Wulfranc, député communiste de la 3e circonscri­ption de la Seine-Maritime. «Quand

Petroplus [une ancienne raffinerie située dans la banlieue de Rouen, ndlr]

a fermé, les salariés m’ont alerté sur le fait que la France perdait une partie de sa capacité à fabriquer du bitume. Ils avaient raison » , indique l’élu. Une solution moins radicale consistera­it à déplacer les sites Seveso vers des zones moins peuplées. « Une vision peu solidaire qui reviendrai­t à exonérer les industriel­s de leurs responsabi­lités » , rétorque Hubert Wulfranc. Sans parler du coût, cette option

serait également dangereuse. « Déplacer des produits à risques comporte un danger plus important que si on les laisse sur place, estime Julien Lahaie.

En voulant déplacer le risque, on l’augmentera­it. » Sans compter que ces zones rurales pourraient à leur tour s’urbaniser. On n’aurait alors que déplacé le problème. n

« À Dunkerque, si on ferme les Seveso, trois quarts des emplois disparaiss­ent »

JEAN-FRANÇOIS VEREECKE,

DIRECTEUR-ADJOINT DE L’AGENCE D’URBANISME

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[ROBIN LETELLIER/SIPA] POLLUEUR-PAYEUR ? « La responsabi­lité première est celle de l’industriel. On est sur un principe de pollueur-payeur et l’industriel devra indemniser » tous les riverains et les agriculteu­rs, a affirmé le 8 octobre la ministre de la Transition écologique, Élisabeth Borne.
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