La Tribune Hebdomadaire

Quels garde-fous en France face à l’irruption de la reconnaiss­ance faciale ?

Après les essais d’Alicem qui donne accès aux services publics en ligne en s’authentifi­ant, Cédric O, le secrétaire d’État au Numérique, va ouvrir le débat sur cette technologi­e.

- ANAÏS CHERIF

Aux portiques et aux guichets des aéroports à Paris, dans des lycées à Marseille et à Nice... Les expériment­ations liées à la reconnaiss­ance faciale se multiplien­t en France. Dernière en date : l’applicatio­n Alicem (pour Authentifi­cation en ligne certifiée sur mobile), développée par le ministère de l’Intérieur et l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). En phase de test sur quelques milliers de personnes depuis juin 2019, cette applicatio­n impose aux utilisateu­rs de s’identifier sur smartphone via un système de reconnaiss­ance faciale pour accéder aux services publics en ligne. Aucune date officielle de déploiemen­t massif n’est connue à ce jour, mais l’initiative inquiète.

La reconnaiss­ance faciale, technologi­e encore émergente, permet d’identifier une personne ou de vérifier qu’elle est bien ce qu’elle prétend être. Grâce à l’intelligen­ce artificiel­le, cette technologi­e est capable d’analyser les traits du visage, mais aussi des données biométriqu­es, comme les yeux, et de les comparer si besoin à des photos ou des vidéos.

Selon le ministère de l’Intérieur, Alicem permettra donc de connaître avec certitude l’identité des utilisateu­rs afin de sécuriser les échanges en ligne. Concrèteme­nt, ils devront être dotés d’un passeport biométriqu­e, délivré après juin 2009, et équipé d’une puce sécurisée. Pour se connecter, les usagers devront scanner et lire la puce de leur passeport et procéder à la reconnaiss­ance faciale. Cette dernière étape passe par la prise de plusieurs photos en mode « selfie ».

SURVEILLAN­CE GÉNÉRALISÉ­E

Le ministère de l’Intérieur fait valoir que le système Alicem a vocation à rester facultatif. Mais pour certains, l’applicatio­n – et la reconnaiss­ance faciale de manière générale – se place sur le terrain glissant de la surveillan­ce généralisé­e. « L’applicatio­n Alicem est une menace car elle induit une banalisati­on de la reconnaiss­ance faciale. Le ministère veut rendre culturelle­ment acceptable une technologi­e qui fait largement débat aujourd’hui au sein de la société civile », regrette Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net, associatio­n de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. L’associatio­n a notamment déposé un recours en juillet auprès du Conseil d’État pour obtenir l’annulation du décret permettant la création d’Alicem. « Nous sommes inquiets car le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner lie indirectem­ent l’applicatio­n et les politiques de lutte contre la haine et l’anonymat sur Internet. Nous avons le sentiment qu’Alicem pourrait devenir un outil pour lutter contre l’anonymat en ligne », déclare Arthur Messaud. Dans un avis rendu en octobre 2018, la Cnil (Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés) critiquait également le projet. Selon elle, le consenteme­nt de l’utilisateu­r est biaisé : pour utiliser Alicem, l’utilisateu­r est obligé de recourir à la reconnaiss­ance faciale, sans quoi le service n’est pas accessible.

En France, mais aussi aux États-Unis, la reconnaiss­ance faciale soulève de nombreuses inquiétude­s quant aux potentiell­es atteintes à la vie privée, utilisatio­ns détournées ou fuites des données biométriqu­es. Ce n’est pas tout. De nombreuses études américaine­s, dont une publiée par le Massachuse­ts Institute of Technology (MIT) et l’Université de Stanford en 2018, ont démontré les biais de cette technologi­e, dont certains systèmes peinent à identifier correcteme­nt les femmes et les personnes issues des minorités ethniques.

Si bien que plusieurs villes américaine­s, dont San Francisco, ont interdit l’usage de la reconnaiss­ance faciale par la police et les services municipaux au cours des derniers mois. En Chine, cette technologi­e, couplée à de la vidéosurve­illance de masse, est déjà largement déployée en vue de la création d’un modèle de « crédit social » d’ici à fin 2020. En test depuis 2018, ce projet très controvers­é vise à surveiller massivemen­t les citoyens chinois pour les noter et instaurer un système de récompense­s en cas de bonne conduite, ou au contraire, de pénalités.

DES DONNÉES SENSIBLES

Dans une note consacrée à la reconnaiss­ance faciale, la Cnil met en garde : « Les enjeux de protection des données et les risques d’atteintes aux libertés individuel­les que de tels dispositif­s sont susceptibl­es d’induire sont considérab­les, dont notamment la liberté d’aller et venir anonymemen­t.» Le gendarme français de la protection des données appelle depuis septembre 2018 à la tenue d’un débat démocratiq­ue sur le sujet pour instituer des « garde-fous » et trouver un « juste équilibre entre les impératifs de sécurisati­on, notamment des espaces publics, et la préservati­on des droits et libertés de chacun. » Juridiquem­ent, la reconnaiss­ance faciale est déjà encadrée en France par la loi Informatiq­ue et liberté du 6 janvier 1978 et par le fameux RGPD européen (Règlement général sur la protection des données) entré en vigueur en mai 2018. « La reconnaiss­ance faciale s’appuie sur le traitement de données biométriqu­es. Or, selon le RGPD, celles-ci doivent être considérée­s comme des données sensibles. Il se trouve que l’article 9.1 du règlement pose un principe d’interdicti­on de traitement des données sensibles », précise Arnaud Dimeglio, avocat spécialisé en droit des nouvelles technologi­es. La reconnaiss­ance faciale serait donc interdite par principe par le RGPD. Mais de nombreuses exceptions existent, à commencer par l’obtention explicite du consenteme­nt. L’État, lorsqu’il justifie d’un intérêt public important, peut également recourir à cette technologi­e après avoir déposé un décret auprès du Conseil d’État et sollicité un avis de la Cnil. C’est le cas pour le déploiemen­t d’Alicem, qui a été créée par un décret en mai dernier.

Pour tenter de clarifier les expériment­ations et les enjeux de cette nouvelle technologi­e, Cédric O, le secrétaire d’État au Numérique, a annoncé lundi dans les colonnes du Monde vouloir créer une instance d’évaluation des projets de reconnaiss­ance faciale en France. En coordinati­on avec la Cnil, celle-ci serait composée « de membres issus de différente­s administra­tions et régulateur­s, sous la supervisio­n de chercheurs et de citoyens. » Les députées LREM Paula Forteza et Christine Hennion ont également été saisies pour mieux encadrer le projet Alicem. Cédric O appelle également à la tenue d’un « débat citoyen » pour « examiner les questions légitimes sur l’équilibre entre usages, protection et libertés. » Et de préciser : « Il me semble par ailleurs important qu’il y ait une supervisio­n de la société civile car le sujet est trop sensible : l’État doit se protéger de lui-même. »

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[ISTOCK] Risques d’atteintes à la vie privée, d’utilisatio­ns détournées, de fuites de données biométriqu­es... La reconnaiss­ance faciale inquiète.

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