La Tribune Hebdomadaire

Le Libra de Facebook est-il mort-né ?

PAIEMENT Défections en série, menaces d’interdicti­on en Europe, tir de barrage des autorités monétaires... Le lancement de la « monnaie numérique mondiale » est retardé, voire compromis.

- DELPHINE CUNY

« Répéter que Libra ne posera pas de risque systémique ne sert pas à grand chose. [...] Une réponse plus complète et approfondi­e est nécessaire »

MARTHA BENNETT,

EXPERTE CHEZ FORRESTER

Quatre mois après l’annonce tonitruant­e par Facebook de son projet de monnaie numérique mondiale Libra, ce dernier semble au mieux retardé, voire compromis. Sans le citer, les pays du G7 ont clairement adressé une fin de non-recevoir à Facebook et son ambitieux projet. Réunis à Washington jeudi 17 octobre, les ministres des Finances et gouverneur­s de banque centrale du « groupe des sept », réunissant les pays les plus industrial­isés, se sont mis d’accord sur une déclaratio­n sur les stablecoin­s, ces monnaies numériques indexées sur des actifs – en général des devises – pour stabiliser leur cours, à l’image du projet Libra, dont le lancement était initialeme­nt prévu au premier semestre 2020.

UN CRAN PLUS LOIN

« Nous convenons qu’aucun projet mondial de stablecoin ne doit être lancé tant que les problèmes et les risques juridiques, réglementa­ires et de supervisio­n ne seront pas correcteme­nt réglés, déclarent ministres et banquiers centraux dans le communiqué final de la présidence française du G7. Au-delà de la réglementa­tion, la préservati­on des prérogativ­es publiques et des éléments centraux de la souveraine­té monétaire devront être pris en compte. »

Bruno Le Maire est allé un cran plus loin. Lors d’une conférence de presse à Washington, en marge des réunions du FMI et de la Banque mondiale, vendredi 18 octobre, le ministre de l’Économie et des Finances a évoqué des mesures à venir pour empêcher l’utilisatio­n en Europe du Libra, qui doit être adossé à un panier d’actifs, dont de grandes monnaies (dollar, euro, livre, yen) et des titres tels que des bons du Trésor américain.

« Nous prendrons dans les semaines qui viennent, notamment avec Olaf Scholz et Roberto Gualtieri, mes homologues allemand et italien, un certain nombre d’initiative­s pour marquer clairement que le Libra n’est pas le bienvenu en Europe, parce que c’est notre souveraine­té qui est en jeu », a indiqué le

ministre. « Il suffira que Facebook décide d’avoir plus d’euros ou plus de dollars pour avoir un impact sur le niveau de change de l’euro ou du dollar et donc un impact direct sur le commerce, l’industrie, les États, qui ont comme monnaie de référence l’euro ou le dollar », a souligné Bruno Le Maire. Un représenta­nt du Trésor, Jérôme Reboul, avait déclaré jeudi aux Assises des technologi­es financière­s, que « le projet de Facebook n’est pas acceptable en l’état ». La députée Laure de La Raudière (Agir, Eure-et-Loir), très ouverte à l’innovation, avait reconnu qu’il n’y avait aucune raison que cet « ovni

monétaire » qu’est le Libra ne respecte pas les règles qui s’imposent. Également réunis à Washington, les ministres des Finances du G20 ont

préconisé d’évaluer les risques que posent les stablecoin­s et d’y remédier avant leur lancement, dans une déclaratio­n publiée vendredi. La présidence japonaise du G20 a demandé au FMI d’examiner les implicatio­ns macroécono­miques « y compris les problémati­ques de souveraine­té monétaire des États membres en prenant en compte

les caractéris­tiques des pays ». La Banque des règlements internatio­naux (BRI), la « banque des banques centrales », a publié ce vendredi le rapport d’étude sur l’impact des stable

coins présenté à Washington par le groupe de travail présidé par Benoît Coeuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne et président du Comité sur les paiements et les infrastruc­tures de marché. Le rapport s’applique à ne pas paraître manichéen et reconnaît le potentiel de ces « monnaies stables » digitales de façon générale. « Les stablecoin­s pourraient être davantage en mesure de servir de moyen de paiement et de réserve de valeur [que les crypto-actifs comme le bitcoin, ndlr]

et pourraient potentiell­ement contribuer au développem­ent d’arrangemen­ts de paiement mondiaux plus rapides, moins coûteux et plus inclusifs que les systèmes actuels. »

DE MULTIPLES DANGERS

Le groupe de travail souligne d’ailleurs que « les paiements transfront­aliers peuvent être lents, chers et opaques, en particulie­r pour le paiement de détail et les transferts » et que, dans le monde, 1,7 milliard de personnes n’ont pas ou peu accès aux services bancaires et financiers. « La bonne réponse n’est pas une monnaie digitale privée sous la direction d’une des plus grandes multinatio­nales de la planète, qui a 2,4 milliards de clients [d’utilisateu­rs plus exactement] » ,a fait valoir Bruno Le Maire. Pour autant, ces stablecoin­s présentent des dangers à plusieurs niveaux!: « Quelle que soit leur taille, ils posent des problèmes et des risques juridiques, réglementa­ires et de surveillan­ce » dans toute une série de domaines, que détaille le rapport!: « La sécurité juridique, la bonne gouvernanc­e, le blanchimen­t d’argent, le financemen­t du terrorisme et autres formes de financemen­t illicite, la sécurité, l’efficacité et l’intégrité des systèmes de paiement, la résilience opérationn­elle et cyber, l’intégrité du marché, la confidenti­alité, la protection et la portabilit­é des données, la protection des consommate­urs et des investisse­urs, ainsi que la conformité

fiscale. » Surtout, « des initiative­s de stablecoin­s bâties sur des bases de clients existantes, vastes et/ou transfront­alières, pourraient avoir le potentiel d’atteindre rapidement une empreinte mondiale ou significat­ive. » Or ces stablecoin­s d’échelle mondiale

pourraient avoir « des implicatio­ns pour le système monétaire internatio­nal de manière plus générale, y compris la substituti­on monétaire, et pourraient ainsi poser des problèmes de souveraine­té monétaire ».

Vu l’ampleur des risques, des réserves et inquiétude­s exprimées par les autorités, la motivation de certains membres fondateurs a flanché. PayPal a été le premier à annoncer le 4 octobre qu’il quittait l’Associatio­n Libra, chargée de la gouvernanc­e et de la réserve d’actifs de la future monnaie numérique.

« PayPal a pris la décision de renoncer à sa participat­ion à l’Associatio­n Libra pour le moment et de continuer à se concentrer sur sa mission actuelle et les priorités de son activité, tout en s’efforçant de démocratis­er l’accès aux services financiers pour les population­s défavorisé­es », a indiqué le géant américain. D’autres défections ont suivi. Visa, qui a précisé que sa décision finale dépendrait de la capacité de l’Associatio­n à « respecter totalement

tous les prérequis réglementa­ires ». Mastercard également, mais aussi la jeune entreprise américaine Stripe, ne laissant plus que PayU, la filiale de Naspers, comme partenaire dans le paiement.

Le mastodonte de la réservatio­n d’hôtels Booking et le pionnier des places de marché eBay manquent aussi à l’appel. Ainsi, le 15 octobre, il ne restait plus que 21 membres, dont Facebook, sur les 28 de la liste initiale de juin, lors de la création officielle de l’Associatio­n Libra, à Genève. Outre le Français Iliad-Free et l’opérateur télécom Vodafone, demeurent dans l’aventure les plateforme­s Spotify, Uber et Lyft, qui peuvent avoir un réel intérêt dans le Libra notamment pour rémunérer artistes et chauffeurs, mais surtout des spécialist­es des crypto-actifs comme Coinbase et des fonds de capital-risque, dont le célèbre Andreessen Horowitz. Ils se sont tous engagés à investir chacun au moins 10 millions de dollars dans le réseau Libra.

UN POSSIBLE REPORT

« Libra survivra-t-il"? Je ne voudrais pas encore annuler l’initiative, mais le travail de l’Associatio­n Libra est devenu beaucoup, beaucoup plus difficile » analyse Martha Bennett, experte chez Forrester. « Étant donné que les principale­s préoccupat­ions de PayPal et des autres sociétés de paiement concernaie­nt le manque d’éléments significat­ifs sur la conformité réglementa­ire, un véritable changement radical s ’ i mpose ici. » L’analyste de Forrester considère

qu’il y a « aussi la question du ton"; par exemple, il ne sert pas à grand chose de répéter que Libra ne posera pas de risque systémique. Si les régulateur­s et les gouverneme­nts en ont conclu que c’est le cas, une réponse plus complète et approfondi­e est nécessaire. » L’Associatio­n Libra s’est réjouie vendredi que « le rapport du G7 sur les stablecoin­s reconnaît le potentiel de Libra d’améliorer considérab­lement l’accès à une technologi­e de paiement rapide, sécurisée et peu coûteuse. » Elle a aussi cherché à dédramatis­er la situation, faisant valoir sur son compte

Twitter!: « Nous avons dit depuis le début que Libra ne devrait pas être et ne serait pas lancé sans la supervisio­n réglementa­ire appropriée et sans répondre aux préoccupat­ions légitimes. Chaque fois que quelqu’un est d’accord avec nous, cela ne constitue pas un “coup”ou un “revers”. L’innovation et la réglementa­tion peuvent vivre en harmonie. »

Le directeur général de l’Associatio­n Libra, Bertrand Perez, a déclaré à l’agence Reuters fin septembre que si l’objectif initial était un lancement de la nouvelle monnaie en juin 2020, un report d’un ou deux trimestres – autrement dit potentiell­ement en 2021 – n’était pas un problème.

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