La Tribune Hebdomadaire

Retraites : la réforme de trop!?

SOCIAL Alors que de nombreux syndicats appellent à la mobilisati­on pour le 5 décembre, l’exécutif va devoir décider dans quel sens trancher la réforme la plus risquée de son quinquenna­t.

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Le Prix Nobel de littératur­e Peter Handke avait popularisé dans les années 1970 l’angoisse du gardien de but au moment du penalty. Choisir de bondir d’un côté ou de l’autre au moment où le tireur s’élance, dans l’espoir de capter le ballon. Un sentiment que doit partager le président de la République, Emmanuel Macron à l’instant où il va devoir lui aussi décider de quel côté il doit trancher la réforme des retraites qu’il avait à peine esquissée lors de sa campagne électorale. L’enjeu est considérab­le : à la différence du contrat de travail qui ne concernait « que » les salariés du secteur privé (19 millions de personnes quand même), de l’assurance chômage (3 millions de chômeurs), ou de la SNCF (150"000 agents), la réforme envisagée, qui fusionnera­it les 42 systèmes existant dans un seul, dit « universel », concernera­it la totalité de la population active française, depuis les apprentis jusqu’aux notaires en passant par les fonctionna­ires, les autoentrep­reneurs, etc.), soit près de 30 millions de personnes. Édouard Philippe évoque un « nouveau pacte social » entre les Français, une expression bien trop galvaudée pour rendre compte de l’enjeu. Sans craindre le ridicule, il aurait pu utiliser les superlatif­s : « Everest social » pour les férus d’alpinisme, ou « mère des réformes » pour les nostalgiqu­es de Saddam Hussein… « Gouverner, c’est choisir » disait Pierre Mendès France, totem des réformateu­rs en France. Encore faut-il connaître l’étendue des choix possibles.

1. LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE PEUT RÉFORMER À GAUCHE…

Ou plutôt à « sa gauche », très raisonnabl­e, celle des économiste­s comme Philippe Aghion et Jean Pisani-Ferry, éminents contribute­urs de son programme électoral, aujourd’hui écartés des affaires. En élaborant les objectifs du candidat Emmanuel Macron, ils avaient fait le pari qu’en 2020, la France aurait l’opportunit­é de faire

– enfin – une réforme proprement structurel­le, et bénéfique à terme pour la compétitiv­ité de l’économie tricolore, sans avoir à se soucier de faire en plus des économies, puisque les réformes successive­s depuis 1993 avaient réussi à faire baisser les dépenses de retraites de 5 points de PIB, soit aujourd’hui l’équivalent de 120 milliards d’euros d’économies en 2019"! Mieux encore, l’évolution est désormais maîtrisée : les travaux du Conseil d’orientatio­n des retraites (COR) démontrent qu’en l’état actuel du système celui-ci ne dépasserai­t plus la barre des 14"% du PIB dans les quarante prochaines années, malgré une croissance de 20"% du nombre de retraités. Merci à Édouard Balladur (1993), Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin (2004), Nicolas Sarkozy et François Fillon (2007), Eric Woerth (2010), François Hollande et Marisol Touraine (2013)… En 2016, toujours selon le COR, le déficit des retraites devait disparaîtr­e à l’horizon 2025, voire être bénéficiai­re, permettant à Jean PisaniFerr­y, qui avait planché sur la question lorsqu’il dirigeait France Stratégie, d’expliquer que l’unificatio­n des régimes de retraites « ne vise pas cette fois à réduire le coût de la répartitio­n [entre

actifs et retraités, ndlr] mais à la refonder en uniformisa­nt l’acquisitio­n des droits à pension, en assurant leur portabilit­é d’un métier et d’un statut à l’autre, en donnant plus de latitude aux choix individuel­s et en établissan­t des principes pérennes de pilotage du système ». Daniel Cohen, professeur à l’ENS et nettement plus à gauche, voit dans la réforme l’occasion de « mettre fin

aux silos » qui organisent le travail en France, limitant l’accès des travailleu­rs aux emplois et des employeurs aux talents.

Philippe Aghion, pour qui la « mobilité sociale » permet de « réduire les inégalités », appelle d’ailleurs à ne pas regarder à la dépense. Selon l’économiste du Collège de France, il s’agirait d’un investisse­ment : « Le gouverneme­nt doit mettre la main à la poche"! On peut emprunter à taux zéro pour indemniser les éventuels perdants de la réforme"! Il ne faut absolument pas hésiter… » Mais tenir l’engagement d’un système de retraite universel sans perdant demanderai­t donc de renoncer à avancer vers l’équilibre des comptes publics, autre engagement du candidat Macron.

2. … OU IL PEUT RÉFORMER À DROITE…

Ou plutôt à sa droite, qui se situe à l’intérieur de sa majorité et de son gouverneme­nt. Une autre vision apparaît au sein même de l’exécutif, notamment dans l’entourage du Premier ministre, Édouard Philippe, et à Bercy, dont les deux ministres, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, s’étaient engagés auprès de candidats LR (Fillon, Juppé, Le Maire…) à la primaire de la droite, qui avait tous à leur programme le report de l’âge de départ en retraite au-delà de 62 ans. Dès le mois de mars 2019, le ministre des comptes

HERVÉ DENIS

publics, qui exerce la cotutelle sur la Sécurité sociale avec Agnès Buzyn, fait connaître son exigence d’une mesure d’âge, à savoir le report à 64 ans de l’âge de départ effectif dès 2025. Bercy s’appuie sur la dégradatio­n des prévisions de recettes, qui font reculer le retour à l’équilibre des comptes à 2042, voir 2046. Les calculs sont largement aléatoires, puisqu’un des facteurs de la dégradatio­n n’est autre que la… suppressio­n de 120#000 postes de fonctionna­ires, prévu dans le programme du gouverneme­nt. Le COR calcule par convention que la contributi­on de l’État baisserait à proportion en 2025, provoquant une forte chute des recettes, alors qu’on sait que les effectifs ne baisseront que de quelques milliers. Autre variable à prendre en compte : la non-compensati­on par l’État à la sécurité sociale des mesures de baisse de CSG des retraités ou la suppressio­n des cotisation­s sur les heures supplément­aires, soit 2,7 milliards d’euros… La querelle de chiffres paraît technique, mais l’enjeu est stratégiqu­e vu de Bercy, pour qui la baisse des dépenses ne peut s’envisager sans s’attaquer à la Sécurité sociale, qui en représente les deux tiers, et aux retraites en particulie­r, avec leurs 347 milliards d’euros de prestation­s annuelles. Une note de la DG Trésor en 2016 chiffre de 0,2 à 0,6 point de PIB entre 2025 et 2035 l’économie consécutiv­e à attendre d’un report rapide de l’ouverture des droits à pension. Soit entre 4 et 13 milliards. La même note pré

cisait qu’il fallait aussi s’attendre à « un pic de +!0,2 à +!0,9 point de chômage au cours des années

2020, selon le scénario retenu ». Autrement dit, le taux de chômage reviendrai­t aux alentours de 9#% de la population active, voire plus. Loin de la promesse macronienn­e de 7#%.

Les inspecteur­s des finances sont d’autant plus volontaris­tes qu’ils prévoient que les éventuels excédents de la Sécurité sociale viendront à l’avenir compenser le déficit de l’État lui-même. Un renverseme­nt des principes : depuis 1946 les branches de la sécurité sociale (maladie, famille, vieillesse..) ont vu leurs recettes sanctuaris­ées, l’État venant compenser d’éventuelle­s entorses. De « systémique » et « progressis­te », la réforme Macron deviendrai­t « p a r a métr i q u e » et « comptable », avec à nouveau des sacrifices demandés aux salariés. La CFDT, par la voix de Laurent Berger, son secrétaire général avertit : « Nous voulons une réforme pour un système plus juste, nous ne souhaitons pas une réforme financière qui servirait à financer autre chose que les retraites. » Du côté de l’exécutif, le débat s’enflamme. Début avril, Jean-Paul Delevoye, hautcommis­saire à la réforme des retraites, pris à revers en pleine concertati­on avec les syndicats au cours de laquelle jamais cette perspectiv­e n’a été envisagée, demande officielle­ment une « cla

rification » à Emmanuel Macron et, officieuse­ment, pose sa démission dans la balance. Le président, le 14 juillet, confie son hésitation entre report de l’âge de la retraite et augmentati­on de la durée de cotisation. Un compromis finit par s’établir : afin d’« établir la confiance », le nouveau système devra démarrer « à l’équi

libre ». À la demande du gouverneme­nt, le COR doit établir d’ici au 22 novembre « la contributi­on que pourrait apporter chacun des trois leviers que sont le montant de la pension moyenne, l’âge moyen de départ à la retraite et le taux de prélèvemen­t, au redresseme­nt de l’équilibre financier en 2025 » . On peut parier que la solution préconisée par Jean-Paul Delevoye tiendra la corde : l’âge de départ minimum demeurerai­t à 62 ans, mais une décote serait appliquée entre celui-ci et un « âge pivot », qui pourrait être de… 64 ans.

3. … OU ENCORE DONNER DU TEMPS AU TEMPS"?

Pendant que les membres du gouverneme­nt accordaien­t leurs guitares sur la question de l’âge, deux mouvements sociaux venaient sonner le tocsin sous leurs fenêtres. Le 13 septembre, les agents de la RATP arrêtaient le travail, les métros, et les bus, dans une journée de grève comme on en avait plus vue depuis novembre 1995 et le plan Juppé. Les grévistes voulaient évidemment maintenir les avantages d’un régime spécial : départ à partir 52 ans (sous certaines conditions), taux de remplaceme­nt élevé. Rien d’inattendu.

Ce qui n’était pas le cas des milliers d’avocats, une profession pourtant plutôt acquise au pouvoir, qui trois jours plus tard débordaien­t les boulevards parisiens dans leurs robes noires. Cette fois-ci, c’était pour défendre des taux de cotisation­s retraites très bas, 14#% soit la moitié de celui que Jean-Paul Delevoye envisage pour le régime universel. D’un coup, le spectre de la fusion des luttes, utopie qu’on croyait réservée aux gauchistes, prenait corps : la contestati­on pouvait rassembler conducteur­s du métro, juristes, médecins, infirmière­s libérales, pilotes d’avion, enseignant­s, etc. Et la perspectiv­e d’un système universel plus « juste » à l’égard des femmes, des précaires, des bas salaires parce que prenant en compte l’ensemble de la carrière, a laissé place à une autre réalité : de nombreuses profession­s ayant précisémen­t des salaires trop bas, supprimer leurs régimes de retraite « avantageux » provoquera­it une autre injustice.

Le 3 octobre, lors du Grand débat avec un échantillo­n de Français, à Rodez, Emmanuel Macron, dont l’épouse fut enseignant­e, avouait que, telle quelle, la réforme « léserait » certaines catégories, dont les professeur­s, les infirmière­s et les aides-soignantes, qui n’ont pas ou peu de primes, à la différence des hauts fonctionna­ires de Bercy, grands gagnants du futur système. En fait il faudrait augmenter les rémunérati­ons de près de 2 millions d’agents de l’État avant de les faire basculer dans le nouveau régime.

D’autres cas posent problème : il est facile d’affirmer qu’il faut réserver le même sortauxcon­ducteursde­bus de la RATP qu’à leurs homologues du privé. Encore faudrait-il, pour être crédible, améliorer la situation du privé, par exemple, en confortant le congé de fin d’activité permettant aux chauffeurs routiers de partir à la retraite à 57 ans, conquis en 1996, ou achever la négociatio­n sur la prise en compte de la pénibilité – et surtout de son financemen­t#! – toujours bloquée par le Medef. Jean-Paul Delevoye avait vu venir le mur, lui qui préconisai­t dans son rapport de juillet de « donner du temps au

temps » , comme disait Miguel de Cervantès.

« D’autres options qui conduiraie­nt à appliquer le nouveau système à des génération­s autres que la génération née en 1963 existent. Il peut s’agir de choisir d’appliquer le système soit à une génération postérieur­e, soit aux nouveaux entrants sur le marché du travail. Ce choix sera soumis à la concertati­on. »

Autant dire que le système « universel » serait à géométrie plus que variable. Pendant x années, les « régimes spéciaux » perdurerai­ent aux côtés du sort commun. La possibilit­é de ne l’appliquer qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail, autrement appelée « clause du grand-père » , laisse entrevoir une fin de transition aux alentours… 2070, et l’apparition de ce que la CFDT appelle « un 43e régime, celui des jeunes » , mais après tout, c’est ainsi que le gouverneme­nt d’Édouard Philippe a mis en extinction le statut des cheminots. Alors pourquoi pas d’autres#?

Pour le président de la République, il faudra donc trancher : au centre gauche, au centre droit, en pressant le pas où à celui de l’escargot#? Quoi qu’il en soit, cette quadrature des retraites, qui impactera près des deux tiers du corps électoral français, pour

rait à elle seule remplir de sens (ou le vider…) l’« Acte

II » de son quinquenna­t, et donc peser lourd dans une éventuelle campagne électorale pour un deuxième mandat à l’Elysée en 2022. Mais pour paraphrase­r Mendès France : réformer, n’est-ce pas choisir#?

« On peut emprunter à taux zéro pour indemniser les éventuels perdants de la réforme"! Il ne faut absolument pas hésiter »

PHILIPPE AGHION,

PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE « Des options conduiraie­nt à appliquer le système soit à une génération postérieur­e à 1963, soit aux nouveaux entrants sur le marché du travail »

JEAN-PAUL DELEVOYE,

HAUT COMMISSAIR­E AUX RETRAITES

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[SIPA] LE RISQUE DE L’IMPOPULARI­TÉ
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[SIPA] Jean-Paul Delevoye, haut-commissair­e aux Retraites (à g.), a mis sa démission dans la balance.
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[SIPA] Laurent Berger (CFDT) appelle à « une réforme pour un système plus juste ».

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