La Tribune Hebdomadaire

« Pour Hayek, l’entreprene­ur débusque des opportunit­és de profit »

LIVRE Dans son dernier ouvrage, Thierry Aimar, spécialist­e internatio­nal de l’oeuvre de Friedrich Hayek, dresse un portrait de cet intellectu­el bien éloigné des préjugés qui le réduisent à un chantre du néolibéral­isme.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT JULES

LA TRIBUNE – Friedrich Hayek, dites-vous, est aussi « critiqué

qu’incompris » . Qu’entendez-vous par là"?

THIERRY AIMAR – Hayek est un auteur incompris parce que caricaturé. À gauche comme à droite, on présente sa pensée de façon simpliste et réductrice. À gauche, on a fait de Hayek un économiste primaire qui voudrait appliquer au monde contempora­in des préceptes ultralibér­aux hérités du xixe siècle totalement inadaptés aux enjeux actuels. À droite, il a été récupéré par les conservate­urs, voire des réactionna­ires qui dénaturent ses analyses pour défendre des corporatio­ns privées et préserver leurs rentes. Cette double déformatio­n du message de Hayek a nui à l’appréhensi­on objective de son oeuvre qui ne saurait d’ailleurs se résumer à sa seule dimension économique.

En effet, dès le premier chapitre, vous en faites un précurseur des neuroscien­ces, ce qui est une approche pour le moins singulière...

Le libéralism­e de Hayek s’appuie sur une conception extrêmemen­t fouillée, complexe du cerveau humain. Il est difficile d’appréhende­r sa pensée économique sans la relier à un subtil ensemble de connaissan­ces qui touchent à la philosophi­e, à la psychologi­e, aux sciences sociales en général. Et la meilleure façon de découvrir le travail de Friedrich Hayek est de l’aborder chronologi­quement. Or à l’origine de sa pensée, on trouve une réflexion sur le cerveau humain, en particulie­r sur les racines neuronales du subjectivi­sme. Hayek cherche à comprendre, et avec lui l’ensemble de l’école autrichien­ne dont il est le représenta­nt le plus connu, le subjectivi­sme humain, ses contrainte­s, comme ses vertus. Toute sa théorie peut être interprété­e comme un gigantesqu­e effort pour coordonner au mieux les caractéris­tiques subjective­s du cerveau humain à l’environnem­ent social.

Qu’est-ce qui différenci­e le subjectivi­sme de l’individual­isme qui caractéris­e généraleme­nt le libéralism­e"?

L’individual­isme est aujourd’hui vilipendé car il est souvent associé par ses critiques à la notion de matérialis­me et de consuméris­me&; par ailleurs, il est présenté comme un vecteur de dislocatio­n sociale. L’individual­isme hayekien s’oppose à ces deux images : d’une part, il renvoie fondamenta­lement à la notion de subjectivi­sme, lequel exprime le fait que tout individu est un être singulier, personnali­sé dont l’épanouisse­ment exige un effort spirituel, « introprene­urial » – comme je définis le terme dans mon ouvrage – pour s’exprimer et se découvrir lui-même. L’individual­isme sans subjectivi­sme n’est qu’une coquille vide qui transforme l’esprit de l’acteur en une caisse de résonance des opinions collective­s, des tendances qui sont dans l’air du temps, comme on le voit malheureus­ement trop souvent sur le Net. D’autre part, pour Hayek, tout individu est lui-même inscrit dans un environnem­ent social et ses propres représenta­tions ne sont jamais totalement détachées d’un héritage culturel symbolisé par ce qu’il appelle des règles de juste conduite, c’est-à-dire un ensemble de traditions et de convention­s qui servent d’appui aux actions individuel­les. Mais à l’intérieur de ce cadre, respecter et développer les subjectivi­tés des acteurs, y compris en permettant aux plus entreprene­uriaux d’entre eux de remettre en cause certaines normes de manière à favoriser l’évolution des règles, constitue pour Hayek la condition sine qua non de la préservati­on d’un ordre social apte à faire survivre des milliards d’individus.

Vous insistez sur la démarche entreprene­uriale, y a-t-il un moment dans l’histoire où elle apparaît"?

Sur le terrain économique, on la voit apparaître en Occident à la fin du xviiie siècle pour se développer alors de manière croissante. Mais au milieu du xixe siècle, les premiers conflits vont apparaître entre les entreprene­urs et la bourgeoisi­e rentière, aristocrat­ique et terrienne. En Angleterre, cette opposition va se traduire par une fracture au sein du Parti whig, dont certains membres vont rejoindre les Tories conservate­urs, défenseurs des intérêts des possédants, alors que d’autres vont créer puis renforcer le Parti libéral mené par Richard Cobden, représenta­nt des défricheur­s d’opportunit­és. On retrouve aujourd’hui l’équivalent de ces conflits entre une droite patrimonia­le désireuse de stabilité et un entreprene­uriat qui bouleverse par ses découverte­sl’ensemblede­sactivités­etremetenq­uestiontou­tes les rentes de situation.

Quand vous dites entreprene­uriat, cela ne se réduit pas uniquement à l’entreprene­ur économique"?

Effectivem­ent, et ce point est crucial. L’entreprene­ur au sens économique du terme désigne l’individu dont la tâche est de débusquer des opportunit­és de profit et de permettre la formation des prix. Mais pour Hayek, l’entreprene­uriat économique est lui-même un sous-ensemble d’une fonction plus large de découverte de nouvelles pratiques permettant une meilleure mobilisati­on des connaissan­ces subjective­s de chacun. On trouve donc des entreprene­urs en matière d’art, de science… autant de pionniers, d’innovateur­s, d’avant-gardistes qui, souvent en opposition avec leurs contempora­ins conservate­urs, inventent dans la pratique de nouvelles façons d’économiser des ressources en permettant à chacun de mieux accéder à son propre environnem­ent intérieur. En dernière analyse, chacun cherche à savoir qui il est. Cette dimension psychologi­que est fondamenta­le chez Hayek. En l’absence d’individus fermement décidés à découvrir leur propre t e r r i t oi r e s ubjectif, c a r conscients de cette nécessité pour parvenir à leur équilibre intérieur, le libéralism­e économique et la liberté tout court n’auraient aucune utilité.

Vous soulignez le fait que Hayek défend davantage les entreprene­urs que les capitalist­es. Quelle différence faites-vous entre ces fonctions"?

L’entreprene­ur est celui qui réduit l’ignorance dans la société, en percevant dans l’économie des opportunit­és de production et d’échanges de biens mutuelleme­nt favorables, mais jusqu’alors ignorées par les autres individus. Mais il ne dispose pas forcement du capital pour exploiter ces opportunit­és. Il a donc besoin des capitalist­es qui peuvent lui prêter les facteurs productifs dont ils sont propriétai­res. Hayek défend les entreprene­urs en considéran­t que les capitalist­es doivent être à leur service. Or les intérêts des capitalist­es et des entreprene­urs ne sont pas nécessaire­ment convergent­s. C’est un point important chez Hayek. Il se méfie, à l’instar d’Adam Smith, des capitalist­es. Car ceux-ci cherchent à maximiser leurs revenus. Or moins il y a de capital, plus il sera demandé, ce qui permet aux capitalist­es de le faire payer plus cher à ceux qui veulent l’utiliser.

« Hayek défend les entreprene­urs en considéran­t que les capitalist­es doivent être à leur service. Or leurs intérêts ne sont pas nécessaire­ment convergent­s »

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[COLLECTION LEEMAGE] Friedrich August von Hayek (1889-1992). L'économiste autrichien a reçu le prix Nobel d'économie en 1974.
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Hayek. Du cerveau à l’économie, par Thierry Aimar, éditions Michalon, 125 pages, 12 euros.

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