« Pour Hayek, l’entrepreneur débusque des opportunités de profit »
LIVRE Dans son dernier ouvrage, Thierry Aimar, spécialiste international de l’oeuvre de Friedrich Hayek, dresse un portrait de cet intellectuel bien éloigné des préjugés qui le réduisent à un chantre du néolibéralisme.
LA TRIBUNE – Friedrich Hayek, dites-vous, est aussi « critiqué
qu’incompris » . Qu’entendez-vous par là"?
THIERRY AIMAR – Hayek est un auteur incompris parce que caricaturé. À gauche comme à droite, on présente sa pensée de façon simpliste et réductrice. À gauche, on a fait de Hayek un économiste primaire qui voudrait appliquer au monde contemporain des préceptes ultralibéraux hérités du xixe siècle totalement inadaptés aux enjeux actuels. À droite, il a été récupéré par les conservateurs, voire des réactionnaires qui dénaturent ses analyses pour défendre des corporations privées et préserver leurs rentes. Cette double déformation du message de Hayek a nui à l’appréhension objective de son oeuvre qui ne saurait d’ailleurs se résumer à sa seule dimension économique.
En effet, dès le premier chapitre, vous en faites un précurseur des neurosciences, ce qui est une approche pour le moins singulière...
Le libéralisme de Hayek s’appuie sur une conception extrêmement fouillée, complexe du cerveau humain. Il est difficile d’appréhender sa pensée économique sans la relier à un subtil ensemble de connaissances qui touchent à la philosophie, à la psychologie, aux sciences sociales en général. Et la meilleure façon de découvrir le travail de Friedrich Hayek est de l’aborder chronologiquement. Or à l’origine de sa pensée, on trouve une réflexion sur le cerveau humain, en particulier sur les racines neuronales du subjectivisme. Hayek cherche à comprendre, et avec lui l’ensemble de l’école autrichienne dont il est le représentant le plus connu, le subjectivisme humain, ses contraintes, comme ses vertus. Toute sa théorie peut être interprétée comme un gigantesque effort pour coordonner au mieux les caractéristiques subjectives du cerveau humain à l’environnement social.
Qu’est-ce qui différencie le subjectivisme de l’individualisme qui caractérise généralement le libéralisme"?
L’individualisme est aujourd’hui vilipendé car il est souvent associé par ses critiques à la notion de matérialisme et de consumérisme&; par ailleurs, il est présenté comme un vecteur de dislocation sociale. L’individualisme hayekien s’oppose à ces deux images : d’une part, il renvoie fondamentalement à la notion de subjectivisme, lequel exprime le fait que tout individu est un être singulier, personnalisé dont l’épanouissement exige un effort spirituel, « intropreneurial » – comme je définis le terme dans mon ouvrage – pour s’exprimer et se découvrir lui-même. L’individualisme sans subjectivisme n’est qu’une coquille vide qui transforme l’esprit de l’acteur en une caisse de résonance des opinions collectives, des tendances qui sont dans l’air du temps, comme on le voit malheureusement trop souvent sur le Net. D’autre part, pour Hayek, tout individu est lui-même inscrit dans un environnement social et ses propres représentations ne sont jamais totalement détachées d’un héritage culturel symbolisé par ce qu’il appelle des règles de juste conduite, c’est-à-dire un ensemble de traditions et de conventions qui servent d’appui aux actions individuelles. Mais à l’intérieur de ce cadre, respecter et développer les subjectivités des acteurs, y compris en permettant aux plus entrepreneuriaux d’entre eux de remettre en cause certaines normes de manière à favoriser l’évolution des règles, constitue pour Hayek la condition sine qua non de la préservation d’un ordre social apte à faire survivre des milliards d’individus.
Vous insistez sur la démarche entrepreneuriale, y a-t-il un moment dans l’histoire où elle apparaît"?
Sur le terrain économique, on la voit apparaître en Occident à la fin du xviiie siècle pour se développer alors de manière croissante. Mais au milieu du xixe siècle, les premiers conflits vont apparaître entre les entrepreneurs et la bourgeoisie rentière, aristocratique et terrienne. En Angleterre, cette opposition va se traduire par une fracture au sein du Parti whig, dont certains membres vont rejoindre les Tories conservateurs, défenseurs des intérêts des possédants, alors que d’autres vont créer puis renforcer le Parti libéral mené par Richard Cobden, représentant des défricheurs d’opportunités. On retrouve aujourd’hui l’équivalent de ces conflits entre une droite patrimoniale désireuse de stabilité et un entrepreneuriat qui bouleverse par ses découvertesl’ensembledesactivitésetremetenquestiontoutes les rentes de situation.
Quand vous dites entrepreneuriat, cela ne se réduit pas uniquement à l’entrepreneur économique"?
Effectivement, et ce point est crucial. L’entrepreneur au sens économique du terme désigne l’individu dont la tâche est de débusquer des opportunités de profit et de permettre la formation des prix. Mais pour Hayek, l’entrepreneuriat économique est lui-même un sous-ensemble d’une fonction plus large de découverte de nouvelles pratiques permettant une meilleure mobilisation des connaissances subjectives de chacun. On trouve donc des entrepreneurs en matière d’art, de science… autant de pionniers, d’innovateurs, d’avant-gardistes qui, souvent en opposition avec leurs contemporains conservateurs, inventent dans la pratique de nouvelles façons d’économiser des ressources en permettant à chacun de mieux accéder à son propre environnement intérieur. En dernière analyse, chacun cherche à savoir qui il est. Cette dimension psychologique est fondamentale chez Hayek. En l’absence d’individus fermement décidés à découvrir leur propre t e r r i t oi r e s ubjectif, c a r conscients de cette nécessité pour parvenir à leur équilibre intérieur, le libéralisme économique et la liberté tout court n’auraient aucune utilité.
Vous soulignez le fait que Hayek défend davantage les entrepreneurs que les capitalistes. Quelle différence faites-vous entre ces fonctions"?
L’entrepreneur est celui qui réduit l’ignorance dans la société, en percevant dans l’économie des opportunités de production et d’échanges de biens mutuellement favorables, mais jusqu’alors ignorées par les autres individus. Mais il ne dispose pas forcement du capital pour exploiter ces opportunités. Il a donc besoin des capitalistes qui peuvent lui prêter les facteurs productifs dont ils sont propriétaires. Hayek défend les entrepreneurs en considérant que les capitalistes doivent être à leur service. Or les intérêts des capitalistes et des entrepreneurs ne sont pas nécessairement convergents. C’est un point important chez Hayek. Il se méfie, à l’instar d’Adam Smith, des capitalistes. Car ceux-ci cherchent à maximiser leurs revenus. Or moins il y a de capital, plus il sera demandé, ce qui permet aux capitalistes de le faire payer plus cher à ceux qui veulent l’utiliser.
« Hayek défend les entrepreneurs en considérant que les capitalistes doivent être à leur service. Or leurs intérêts ne sont pas nécessairement convergents »