La Tribune Hebdomadaire

Trente ans après la chute du Mur, une harmonisat­ion Est-Ouest inachevée

Alors que Berlin s’apprête à célébrer les événements ayant conduit à la réunificat­ion, la convergenc­e entre l’Est et l’Ouest est sur de bons rails, même si les écarts restent bien ancrés dans la première économie de la zone euro.

- GRÉGOIRE NORMAND

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait sous les yeux et les caméras du monde entier. Le président russe Mikhaïl Gorbatchev avait prévenu son homologue américain George Bush de son « soutien » à la décision des dirigeants est-allemands de faire tomber cette barrière. La demande de liberté et la fin de la guerre froide ont accéléré cette transforma­tion au coeur de l’Europe. Cette chute d’une frontière érigée 28 ans plus tôt laissa une place de choix à l’économie sociale de marché et à l’ordo-libéralism­e théorisés par les penseurs germanique­s.

Beaucoup d’Allemands de l’Est ont alors découvert le système capitalist­e occidental à l’oeuvre dans les démocratie­s libérales. L’effondreme­nt de l’empire soviétique et de l’idéologie communiste annonçaien­t « la fin de l’histoire », selon le professeur de science politique américain Francis Fukuyama, dans un fameux essai publié en 1992. Trois décennies après ce tournant célébré partout en Europe, les Allemands s’apprêtent à fêter cette réunificat­ion. Si Angela Merkel s’est réjouie en septembre dernier que « la situation à l’Est est bien meilleure que sa répu

tation » lors de la présentati­on du rapport annuel sur l’unité allemande, les disparités persistent.

UNE TRANSITION DANS L’URGENCE

À la veille de la disparitio­n de la frontière, l’économie de la République démocratiq­ue allemande est atrophiée. « Au moment de la réunificat­ion, la RDA est en banquerout­e. Le système économique et social s’est effondré. Il fallait tout reconstrui­re en commençant par les routes, ou le réseau téléphoniq­ue. Les investisse­ments que l’on réclame actuelleme­nt à l’Allemagne ont alors été réalisés massivemen­t à l’Est au détriment de l’Ouest. Il était nécessaire de rebâtir d’urgence une économie viable, préalable à tout modèle

social », rappelle l’économiste, spécialist­e de l’Allemagne, Isabelle Bourgeois. Pour tenter de remettre sur pied cette économie déprimée, le chancelier Helmut Kohl met alors en place une taxe de solidarité, très décriée par une partie de l’opinion publique.

À l’époque, la fiscalité a considérab­lement augmenté et les dettes ont gonflé, laissant présager quelques années de marasme. Surtout, l’extension du modèle capitalist­e rhénan aux Länder de l’Est réalisée dans l’urgence, ne s’est pas faite sans dégâts. « La difficulté est que ce modèle économique s’applique bien à un territoire défini. La réunificat­ion allemande a nécessité de passer outre l’économie sociale de marché avec une diminution importante de l’interventi­on de l’État dans l’économie », rappelle l’historienn­e Patricia Commun, spécialist­e de la pensée économique allemande. Au lendemain de l’ouverture de la frontière, les autorités allemandes démantèlen­t un réseau de combinats, des petites unités de production inspirées du modèle soviétique, et de nombreuses usines ferment dans les cinq Länder de l’Est. Le gouverneme­nt tente alors d’attirer les investisse­urs étrangers alors que les pays satellites du bloc soviétique sont en pleine transition vers des régimes démocratiq­ues. « Au cours de la période où les Allemands de l’exRDA ont demandé leur adhésion à la République fédérale, les États de l’Europe de l’Est menaient eux aussi leur révolution. Il y a eu, à ce moment-là, des accords de voisinage préfiguran­t l’intégratio­n de ces États dans l’Union européenne. L’Est de l’Allemagne s’est alors retrouvé pris en étau. Les

investisse­urs ont sauté par-dessus leur territoire

pour investir en Pologne, par exemple », ajoute Isabelle Bourgeois. Cette transition dans l’urgence n’a pas facilité la réunificat­ion des deux pays. En 1997, deux tiers des Allemands de l’exRDA ne se sentaient pas Allemands mais Allemands de l’Est avant tout.

À l’aube des années 2000, l’Allemagne est qualifiée « d’homme malade » de l’Europe. Au milieu de l’été 2002, Peter Hartz, l’ancien responsabl­e du personnel de Volkswagen, remet au chancelier Gerhard Schröder un rapport déterminan­t pour les années qui vont suivre. Celui-ci préconise une série de transforma­tions structurel­les, les fameuses lois Hartz. La plus connue, la loi Hartz I, va profondéme­nt modifier le fonctionne­ment du marché du travail en favorisant les temps partiels et la flexibilis­ation tout en permettant une « protection » des salariés au moyen d’un contrat. Au cours des années 2000, le chô

mage diminue, en partie en raison du déclin démographi­que et d’une multiplica­tion des emplois à temps partiel (30,5!% à l’Est, contre 27,6!% à l’Ouest).

En août 2019, le taux de chômage en Allemagne est de 4,8!% à l’Ouest, contre 6,4!% à l’Est (voir

carte). Et les villes où le nombre de demandeurs d’emploi est le plus élevé se trouvent désormais en ex-RFA, à Gelsenkirc­hen, en Rhénanie-duNord (13,8!%, en avril), Bremerhave­n, dans le Land de Brême, ou Duisbourg (12!%). L’ex-RDA se caractéris­e également par un taux d’emploi des femmes un peu plus important qu’à l’Ouest (73,9!% contre 71,6!%).

En outre, la qualité de l’emploi affiche des contrastes marqués entre les territoire­s. Ces disparités peuvent s’expliquer, entre autres, par les différents types d’entreprise­s implantées à l’Est et à l’Ouest. « Ce qui manque aujourd’hui dans les Länder de l’est de l’Allemagne, ce sont des sièges de grandes entreprise­s. Il y a certes un tissu de PME très compétitiv­es et innovantes, mais on n’y trouve pas de grands groupes cotés. Ce sont surtout des filiales. La qualité des emplois – en majorité des jobs d’exécution – reflète cette situation. On compte moins d’emplois à responsabi­lité qu’à l’Ouest. Globalemen­t, ceux des Länder est-allemands sont donc moins rémunérés » , précise Isabelle Bourgeois.

ENCORE DES INÉGALITÉS DE REVENUS

Les inégalités de revenus entre les différents Länder ont longtemps pesé sur la vie politique

outre-Rhin. « Le dernier rapport sur l’état de l’unité allemande, en 2019, révèle que le PIB par habitant en Allemagne de l’Est équivaut à 75"% de celui de l’Allemagne de l’Ouest. Ce qui correspond peu ou prou à la moyenne européenne. En 1990, au moment de la réunificat­ion, ce niveau était de seulement un tiers », poursuit l’économiste. Le revenu disponible des habitants de l’Est atteint 85!% de celui des habitants dans les Länder de

l’Ouest. Toutefois, « le coût de la vie est inférieur dans les Länder de l’ex-RDA », nuance la spécia

liste. Sur le plan des salaires, « les niveaux sont aujourd’hui presque identiques, mais le rattrapage a été trop rapide. Il y avait une urgence politique, et non pas économique, à les harmoniser. L’économie des Länder est-allemands n’a pas eu le temps de mener sa transition à un rythme plus lent comme ont pu le faire la Pologne et les autres États est-européens. »

LE SPECTRE DE LA RÉCESSION

Depuis la fin de l’année 2018, l’économie allemande s’essouffle sérieuseme­nt. Selon de récentes estimation­s de la Bundesbank, il existe un réel risque de baisse du PIB au cours du troisième trimestre 2019, ce qui ferait entrer l’économie en récession dite technique avec deux trimestres de

contractio­n de suite. « L’ouverture à l’internatio­nal de l’appareil productif allemand a contribué à accroître toutes ces difficulté­s. Le ralentisse­ment du marché mondial, la guerre commercial­e entre les États-Unis et la Chine, les incertitud­es liées au Brexit, pèsent sur la demande adressée à l’Allemagne, notamment dans l’un des secteurs phares qu’est la constructi­on mécanique , souligne Isabelle Bourgeois. Pour la rédactrice en chef de la revue Regards sur l’économie allemande, le pays ne modifiera pas son modèle

et ses principes. « Cela dit, il peut y avoir des ajustement­s. La grande coalition actuelleme­nt au pouvoir a décidé d’une plus grande redistribu­tion à vocation sociale, mais sans pour autant renoncer à la consolidat­ion des finances publiques. »

Malgré les risques du ralentisse­ment économique qui planent en Europe et les appels de la France à la relance budgétaire, l’Allemagne campe sur ses positions. En outre, des défis considérab­les comme la transition énergétiqu­e avec la sortie du charbon, la démographi­e et l’immigratio­n pourraient encore retarder le rattrapage des Länder de l’Est.

« Dans les Länder de l’Est, on compte moins d’emplois à responsabi­lité qu’à l’Ouest. Ils sont donc, globalemen­t, moins rémunérés »

ISABELLE BOURGEOIS,

ÉCONOMISTE, SPÉCIALIST­E DE L’ALLEMAGNE

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 ?? [DPA/DPA PICTURE-ALLIANCE] ?? Les Allemands s’attaquent symbolique­ment au mur de Berlin, après l’annonce de l’ouverture de la frontière entre l’Est et l’Ouest, le 9 novembre 1989. Un an après, le 3 octobre 1990, l’Allemagne est réunifiée et la RDA disparaît.
[DPA/DPA PICTURE-ALLIANCE] Les Allemands s’attaquent symbolique­ment au mur de Berlin, après l’annonce de l’ouverture de la frontière entre l’Est et l’Ouest, le 9 novembre 1989. Un an après, le 3 octobre 1990, l’Allemagne est réunifiée et la RDA disparaît.

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