La Tribune Hebdomadaire

Aux États-Unis, la fièvre du pétrole de schiste est retombée

CRISE Après plusieurs années fastes, le secteur est de nouveau à la peine, rattrapé par son modèle économique bancal et par son endettemen­t colossal.

- JÉRÔME MARIN

Dans le bassin permien, une vaste région aride à cheval sur le Texas et le Nouveau-Mexique, les puits de pétrole tournent à plein régime. Depuis une dizaine d’années, la fièvre de l’or noir a reconquis cette zone grande comme un tiers du territoire français. Ses origines : la fracturati­on hydrauliqu­e, une méthode aussi controvers­ée qu’efficace pour débloquer le potentiel jusqu’alors inexploité des roches de schiste. Ces gisements ont propulsé la région au rang de premier bassin de production mondial. Chaque jour, près de 5 millions de barils en sont extraits. C’est davantage qu’aux Émirats arabes unis et qu’au Koweït. Et presque autant qu’en Irak. Grâce au développem­ent du pétrole de schiste, la production américaine a doublé en sept ans, permettant aux États-Unis de redevenir, quarante-cinq ans plus tard, le premier producteur mondial, devant l’Arabie saoudite et la Russie. Fin 2018, le pays est même temporaire­ment redevenu exportateu­r net.

Derrière cette réussite se cache cependant une réalité bien plus contrastée : des dizaines de faillites, des dettes abyssales à rembourser, des investisse­ursquidema­ndentdesco­mptesetdes­doutes grandissan­t sur la pérennité de la filière. Ces difficulté­s se traduisent dans l’évolution de la production de pétrole de schiste. Au cours des neuf premiers mois de l’année, celle-ci n’a progressé que de 9#%, selon les données de l’agence américaine d’informatio­n sur l’énergie (EIA). En 2018, elle avait grimpé de 27#%, et de 39#% en 2017. Cette tendance devrait se poursuivre. « Nous allons connaître une chute du taux de croissance, anticipait en août Scott Sheffield, directeur général de Pioneer Natural Resources, société texane spécialisé­e dans l’exploratio­n. Probableme­nt, une croissance nulle pour la plupart des acteurs. » La crise qui menace ne serait pas la première. À partir de 2014, le secteur a en effet dû affronter l’effondreme­nt des cours. En moins de deux ans, le prix du baril est divisé par quatre. Car l’Organisati­on des pays exportateu­rs de pétrole (Opep) inonde le marché de brut pour éliminer cette nouvelle concurrenc­e. Le schiste américain vacille – la production chute de plus de 10#% et une centaine d’entreprise­s d’exploratio­n-production (E&P) font faillite. Mais il résiste. « Les sociétés ont obtenu de meilleurs prix de leurs fournisseu­rs et ont gagné en efficacité, notamment grâce à l’injection de sable, qui a permis d’améliorer les rendements » , rappelle Rene Santos, de S&P Global Platts. Cette résistance paie : l’Opep change de cap, faisant remonter fortement les prix… et relançant les investisse­ments dans le bassin permien. Cette fois-ci, les causes sont plus profondes. Certes, un baril évoluant entre 45 et 60 dollars n’aide pas. Mais l’industrie assure pouvoir être rentable avec un brut à 50 dollars. Les difficulté­s sont surtout structurel­les : la production des puits chute très rapidement. Dans le bassin permien, par exemple, elle tombe de 60#% au bout d’un an. Et devient quasiment nulle au bout de trois ans, selon l’EIA. Il faut donc sans cesse creuser pour maintenir la production. Et encore davantage pour l’accroître. Autrement dit, investir toujours plus.

Pour faire face à ces dépenses, les E&P ont réinjecté tous les profits générés par les forages déjà opérationn­els. Ils ont aussi dû faire massivemen­t appel au marché de la dette. Profitant de la faiblesse des taux d’intérêt, ils ont émis plus de 200 milliards de dollars d’obligation­s au cours des dix dernières années#! Nombre d’entre eux ont également levé des fonds en s’introduisa­nt en Bourse. Longtemps, les investisse­urs ont répondu présent, attirés par le mirage de l’envolée de la production. Mais aussi par des prévisions beaucoup trop optimistes sur la productivi­té des puits de schiste.

LES LICENCIEME­NTS ONT REPRIS

« Le secteur a été dopé à l’argent facile, note Rene

Santos. Mais ce modèle n’était pas viable à long terme. » Depuis fin 2017, la donne a brusquemen­t changé. « La croissance de la production n’est plus la priorité des investisse­urs » , souligne Garrett Golding, économiste à la Réserve fédérale de Dallas. Ils réclament aujourd’hui une gestion plus rigoureuse, pour réduire la dette et générer des flux de trésorerie positifs. Et demandent des dividendes plus élevés. « Ils exercent une très forte pression, ne laissant aucune place pour des dépenses indiscipli­nées » , confirme Alisa Lukash, analyste à Rystad Energy. Conséquenc­e : une baisse importante des investisse­ments. Depuis un an, le nombre de forages pétroliers en activité aux États-Unis a ainsi chuté de plus de 20#%, car il y a moins de nouveaux champs pour remplacer ceux qui s’épuisent. Ce repli est compensé par des gains de productivi­té. « Mais les progrès sont de moins en moins importants » , prévient Shin Kim, analyste à S&P Global Platts. Dans le même temps, l’industrie licencie à nouveau, aussi bien dans les E&P que dans les sociétés de services pétroliers, comme Halliburto­n, qui a mené deux plans sociaux cette année. Dans le comté de Midland, au Texas, le taux de chômage est repassé cet été au-dessus des 2#%. L’équation reste périlleuse : au cours des sept prochaines années, le secteur va devoir rembourser plus de 100 milliards de dollars de dettes. Alors même que les investisse­urs ne souhaitent plus lui prêter de l’argent ou alors à des taux très élevés. « Des opérations de refinancem­ent de la dette sont peu probables » , ajoute Alisa Lukash. Et pour les sociétés non cotées, une entrée en Bourse est peu crédible. « L’accès au capital va plomber l’industrie » , redoute un dirigeant du secteur dans le dernier baromètre de la Réserve fédérale de Dallas. Entre janvier et septembre, 33 sociétés se sont placées sous la protection de la loi américaine sur les faillites. « La situation ne devrait pas être aussi catastroph­ique qu’en 2015 » , nuance Rene Santos, qui anticipe aussi des fusions et des rachats.

« Le pétrole de schiste américain ne va pas faire faillite » , dédramatis­e le cabinet Rystad Energy. « Beaucoup d’opérateurs ont réussi à combiner croissance de la production, équilibre financier et réduction de la dette » , note-t-il dans un récent rapport. « Il est très improbable que le baril de pétrole retombe sous les 30 dollars » , estime par ailleurs Shin Kim. L’industrie mise aussi sur la constructi­on de nouveaux pipelines pour réduire les coûts de transport, parfois assuré par trains et camions. Elle compte encore sur des améliorati­ons des techniques de forage, comme la fracturati­on électrique, pour augmenter les rendements et réduire les coûts. Et les plus optimistes se prennent même à rêver d’un troisième boom du schiste américain.

« Les investisse­urs exercent une très forte pression, ne laissant aucune place pour des dépenses indiscipli­nées » ALISA LUKASH,

ANALYSTE À RYSTAD ENERGY

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[ISTOCK] La région située entre le Texas et le Nouveau-Mexique est désormais le premier bassin de production mondial.

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