La Tribune Hebdomadaire

Brexit : Auvergne-Rhône-Alpes, un territoire stratégiqu­e pour l’Irlande

- STÉPHANIE BORG

BREXIT L’Irlande, l’un des pays les plus touchés par les conséquenc­es économique­s du Brexit, contre-attaque. Par l’intermédia­ire de son agence de promotion Enterprise Ireland (EI), le gouverneme­nt incite les entreprise­s prometteus­es à exporter notamment vers la France, un marché à potentiel. Pour s’approprier le terrain, il installe un second bureau de représenta­tion à Lyon.

Au coeur des Midlands, à plus de 150 km à l’est de Dublin, Grant Engineerin­g, le leader irlandais de la fabricatio­n de chauffe-eau et de chaudières (360 salariés, 50 millions d’euros de chiffre d’affaires environ), prospère. Depuis son site historique, l’entreprise à capitaux familiaux domine le marché national du chauffage individuel résidentie­l (chauffe-eau, chaudières au fuel et aux granulés de bois, pompes à chaleur, ballons d’eau chaude solaire, etc.) et celui du marché britanniqu­e (du chauffe-eau à huile) devant l’allemand Bosch. « Il va être difficile de pousser au-delà de nos 54#% de parts de marché, analyse Niall Fay, le directeur général de Grant Engineerin­g. L’État a réduit ses subvention­s sur le chauffage. Et puis il y a le Brexit. Il va avoir des conséquenc­es négatives. Nous nous sommes orientés vers une stratégie de réduction de notre dépendance à ce marché tout en développan­t de nouveaux produits », explique-t-il. Déjà petit exportateu­r au Danemark et en Grèce, la PME a décidé de s’attaquer « sérieuseme­nt » à la France.

« Nous avions déjà essayé il y a quelques années, mais sans succès. Il est difficile de trouver un distribute­ur pour ce pays. Le marché est mature, les marques sont déjà installées », analyse-t-il. L’industriel a fait appel à Enterprise Ireland (EI), l’agence publique de développem­ent irlandaise chargée d’accompagne­r les entreprise­s (5"000 environ) – une sorte d’équivalent de Bpifrance – notamment pour leur stratégie à l’exportatio­n. « Ce sont eux qui m’ont permis de rencontrer mes deux partenaire­s français, des profession­nels du secteur en France. Ensemble, nous avons travaillé pendant près de dixhuit mois pour convertir nos produits aux normes du marché français : adaptation des manuels d’utilisatio­n, des systèmes de facturatio­n, de contrôle et de qualité. Cela a été un vrai apprentiss­age : nous avons dû revoir tous nos procédés », raconte le dirigeant.

Depuis le début du mois de septembre 2019, Grant Engineerin­g France SAS est opérationn­elle. L’équipe de quatre personnes a choisi, après avoir hésité avec la Bretagne, de s’installer à Chambéry, en Savoie, « une belle région industriel­le où les besoins en chauffage sont importants ». « Nous ne sommes pas connus en France, mais nous estimons que la fiabilité de nos produits séduira les installate­urs, car ils nécessiten­t peu de réparation­s. Nous visons 5 à 10#% de parts de marché d’ici trois à quatre ans. Nous savons que

ce sera difficile, mais c’est un challenge », estime Niall Fay. Pour le moment, la filiale sert de réseau de distributi­on via 12 agents commerciau­x indépendan­ts. L’installati­on d’une usine viendrait dans un second temps, peut-être à l’horizon 2025, « si le marché répond » .

Comme Grant Engineerin­g, 75"% des entreprise­s irlandaise­s sont tournées vers le marché britanniqu­e. À la lueur du Brexit, Enterprise Ireland a identifié près de 1"000 entreprise­s exposées aux risques, dont 500 à 600 « très exposées » . Si le PIB de la France peut être impacté de – 0,3"% dès la mise en oeuvre du Brexit, l’Insee, dans une note d’analyse de mars 2019, estime que « d’autres pays seraient potentiell­ement plus affectés » , comme l’Allemagne qui pourrait perdre de 0,5"% à 0,9"% de son PIB ou l’Irlande avec une baisse de 1,4"% à 4,1"%. « Le Brexit est un problème massif pour l’Europe, mais il représente un risque très élevé pour l’Irlande. Les secteurs de la constructi­on et de l’agroalimen­taire sont particuliè­rement touchés », abonde Jonathan McMillan, responsabl­e du départemen­t Brexit chez Enterprise Ireland.

CAP SUR L’EXPORT

Néanmoins, l’Irlande n’a pas attendu le Brexit pour prendre conscience de sa dépendance au marché britanniqu­e. Il y a une dizaine d’années, le gouverneme­nt a initié une série de mesures pour inciter les entreprise­s à exporter. Il a fixé un objectif cible pour les 5"000 entreprise­s suivies par EI": atteindre les 26 milliards d’euros d’exportatio­ns en 2020. En 2008, la Grande-Bretagne était toujours le marché « naturel » de l’Irlande. Il représenta­it 43"% du total des exportatio­ns. De

2007 à 2017, la part des expor

tations vers le Royaume-Uni a chuté de 10"% tandis que celles en direction de la zone euro ont grimpé à 20"%, en croissance régulière depuis

2016, et le début du Brexit. « Ce n’est pas un simple transfert d’activité : les ventes en Grande-Bretagne ont, en parallèle, augmenté de 4#%. La diversific­ation vers les autres pays a bien fonctionné. Le Brexit a agi comme un détonateur, confie le responsabl­e.

Il nous force à devenir pleinement européens et à commercer avec l’Europe. »

Contrer le Brexit a condamné les entreprise­s irlandaise­s à innover et à s’attacher de nouvelles compétence­s, notamment en langues. Pas si simple pour une petite nation qui, dans le même temps, a pris le parti d’attirer de grandes multinatio­nales qu’il faut satisfaire avec le même type de ressources. « Le secteur de la constructi­on reste encore très traditionn­el, peu attractif pour les jeunes. S’il n’évolue pas, ce sera difficile de lutter contre Google ou Facebook », remarque Stephen Hugues, responsabl­e constructi­on, cleantech, charpente et biens de consommati­on pour EI. Autre difficulté de taille": la structure des entreprise­s. « Nos TPE-PME sont moins aptes à exporter que les grandes entreprise­s. Notre plus gros challenge reste d’entraîner dans le mouvement toutes les entreprise­s, pas seulement celles qui sont très technologi­ques et basées près de Dublin » , martèle Jonathan McMillan. Même si, selon EI, 86"% des entreprise­s irlandaise­s ont déjà pris des mesures anti-Brexit. Parmi les pays européens les plus attractifs : les Pays-Bas, la France et l’Allemagne. En 2018, les exportatio­ns irlandaise­s vers la France se sont élevées à près de 1,03 milliard d’euros, en croissance de 9"%. Ces pays cibles répondent aux besoins de débouchés des secteurs phares de l’économie du pays": la constructi­on, les nouvelles technologi­es ou encore les sciences de la vie. « La santé est un secteur critique pour l’économie irlandaise avec 50#000 salariés pour 45 milliards d’euros d’export. La France, avec son système de santé et de remboursem­ent, son écosystème et la présence d’acteurs majeurs est un marché stratégiqu­e », rappelle Deirdre Glenn, responsabl­e du marché des sciences de la vie chez EI. Récemment, EI a donc accompagné le fabricant de chaudières dans sa démarche d’exportatio­n vers la France. Elle a aussi permis à Tekelec, une startup qui fournit des systèmes de capteurs capables de surveiller et mesurer les niveaux de liquide (réservoirs et marché du chauffage, de la

ventilatio­n et de la climatisat­ion) de rentrer en relation avec Bouygues Telecom qui cherchait des études de cas pour la surveillan­ce de cuves. « J’utilise régulièrem­ent les services d’EI pour mon développem­ent aux États-Unis. Cela a été

le même réflexe pour la France », témoigne Oliver McCarthy, le directeur général de Tekelec. Installée loin de Dublin, dans la ville nouvelle de Shannon, dans le comté de Clare, la startup de 200 salariés dans le monde dispose en France d’une force commercial­e partagée avec Bouygues et d’un salarié à Grenoble, chargé de coordonner les équipes. « Notre ingénieur est basé à Grenoble depuis longtemps. Il nous a permis de rencontrer l’écosystème d’innovation de la ville. C’est très intéressan­t », indique-t-il. Depuis, la startup compte plusieurs groupes français parmi ses clients.

IMPLANTATI­ON DURABLE

« Nous estimons qu’il y a beaucoup d’opportunit­és en France. Le marché est plus ouvert à l’adoption de la technologi­e même si les prises de décision sont plus lentes qu’ailleurs. Reste le plus gros challenge#: la langue », analyse l’entreprene­ur. Mais il ne s’agit pas seulement de contrat de distributi­on. L’objectif final est bien de permettre une implantati­on pérenne. « Il faut une présence française, c’est indispensa­ble pour la distributi­on, la proximité et l’acclimatat­ion au marché », résume Nuala Murphy, présidente de la recherche d’Icon (14"600 collaborat­eurs, 99 sites dans 40 pays, 2,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018), un fournisseu­r de services (tests cliniques, dispositif­s médicaux) pour l’industrie pharmaceut­ique. Le groupe

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opère en France depuis près de vingt ans et compte désormais 500 collaborat­eurs sur le territoire, dont une grosse partie à Lyon. « Notre présence lyonnaise découle du rachat de Mapi Group [conseils et études pour l’industrie pharmaceut­ique adossée à une fondation à but non lucratif, ndlr], mais nous gardons cette forte empreinte. La France est un centre d’excellence de la recherche clinique, nous travaillon­s, en oncologie, en étroite collaborat­ion avec l’hôpital de La Salpêtrièr­e, à Paris, mais aussi avec ceux de Saint-Étienne, Grenoble et Clermont-Ferrand », poursuit la présidente. Les entreprise­s irlandaise­s pratiquent la stratégie du pas à pas pour s ’ a s s urer des bases solides. « Nous cherchons toujours à nous allier avec des partenaire­s locaux dont la culture nous ressemble, dans une perspectiv­e de travail à long terme », confirme Siobhan O’Dwyer, directrice de la communicat­ion du groupe Kingspan qui a choisi de construire le nouveau siège social de sa division Europe lumière et air (désenfumag­e, lumière naturelle, automatisa­tion des ouvertures) à Saint-Priest, près de Lyon, sur un ancien site industriel de Michelin après avoir absorbé, il y a quelques années, le français Ecodis.

« C’est important de s’établir durablemen­t. Nous ne répliquons pas les modèles dans chaque pays, nous essayons de les comprendre et de construire à partir de nos acquisitio­ns », indique le groupe aux 13"000 employés dont plus de 700 en France (100 usines dans 70 pays, 445 millions d’euros de bénéfices en 2018), pourtant installé dans le rural Cavan, dans la partie nord de l’île. Dans ce contexte, quels intérêts pour les entreprene­urs français"? « L’Angleterre est traditionn­ellement un cauchemar pour les Français. Et cela va devenir encore pire avec le Brexit. Nous sommes préparés au pire#: passer par nos entreprise­s pour accéder au marché britanniqu­e est un atout », estime Jonathan McMillan en évoquant le Common Travel Area, un accord de libre circulatio­n entre l’Irlande, le Royaume-Uni, l’île de Man, Jersey et Guernesey qui ne devrait pas être remis en cause par le Brexit.

Début s e p t e mb r e , Mérieux NutriScien­ces, qui opère dans la qualité et la sécurité des aliments et dont le siège est basé près de Lyon, a annoncé l’acquisitio­n d’Advanced Laboratory Testing (ALT), le principal acteur du marché de la sécurité alimentair­e (tests destinés à l’industrie agroalimen­taire) en Irlande. « Cette acquisitio­n nous ouvre la porte d’un marché irlandais en plein essor et nous offre une base solide pour assurer la croissance de la région », a déclaré Philippe Sans, président & CEO de Mérieux NutriScien­ces lors du rachat. Le Brexit n’est pas clairement mentionné, mais il n’est pas loin.

JONATHAN MCMILLAN,

RESPONSABL­E BREXIT CHEZ ENTERPRISE IRELAND

STÉPHANIE BORG

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[PIXABAY] La Temple Bar Street, à Dublin. Pour inciter ses entreprise­s à exporter vers la France, l’Irlande a installé un bureau de représenta­tion à Lyon.
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[MÉRIEUX/NUTRISCIEN­CES] Le français Mérieux NutriScien­ces, basé à Lyon, a racheté Advanced Laboratory Testing afin d’accéder au marché irlandais.

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