Brexit : Auvergne-Rhône-Alpes, un territoire stratégique pour l’Irlande
BREXIT L’Irlande, l’un des pays les plus touchés par les conséquences économiques du Brexit, contre-attaque. Par l’intermédiaire de son agence de promotion Enterprise Ireland (EI), le gouvernement incite les entreprises prometteuses à exporter notamment vers la France, un marché à potentiel. Pour s’approprier le terrain, il installe un second bureau de représentation à Lyon.
Au coeur des Midlands, à plus de 150 km à l’est de Dublin, Grant Engineering, le leader irlandais de la fabrication de chauffe-eau et de chaudières (360 salariés, 50 millions d’euros de chiffre d’affaires environ), prospère. Depuis son site historique, l’entreprise à capitaux familiaux domine le marché national du chauffage individuel résidentiel (chauffe-eau, chaudières au fuel et aux granulés de bois, pompes à chaleur, ballons d’eau chaude solaire, etc.) et celui du marché britannique (du chauffe-eau à huile) devant l’allemand Bosch. « Il va être difficile de pousser au-delà de nos 54#% de parts de marché, analyse Niall Fay, le directeur général de Grant Engineering. L’État a réduit ses subventions sur le chauffage. Et puis il y a le Brexit. Il va avoir des conséquences négatives. Nous nous sommes orientés vers une stratégie de réduction de notre dépendance à ce marché tout en développant de nouveaux produits », explique-t-il. Déjà petit exportateur au Danemark et en Grèce, la PME a décidé de s’attaquer « sérieusement » à la France.
« Nous avions déjà essayé il y a quelques années, mais sans succès. Il est difficile de trouver un distributeur pour ce pays. Le marché est mature, les marques sont déjà installées », analyse-t-il. L’industriel a fait appel à Enterprise Ireland (EI), l’agence publique de développement irlandaise chargée d’accompagner les entreprises (5"000 environ) – une sorte d’équivalent de Bpifrance – notamment pour leur stratégie à l’exportation. « Ce sont eux qui m’ont permis de rencontrer mes deux partenaires français, des professionnels du secteur en France. Ensemble, nous avons travaillé pendant près de dixhuit mois pour convertir nos produits aux normes du marché français : adaptation des manuels d’utilisation, des systèmes de facturation, de contrôle et de qualité. Cela a été un vrai apprentissage : nous avons dû revoir tous nos procédés », raconte le dirigeant.
Depuis le début du mois de septembre 2019, Grant Engineering France SAS est opérationnelle. L’équipe de quatre personnes a choisi, après avoir hésité avec la Bretagne, de s’installer à Chambéry, en Savoie, « une belle région industrielle où les besoins en chauffage sont importants ». « Nous ne sommes pas connus en France, mais nous estimons que la fiabilité de nos produits séduira les installateurs, car ils nécessitent peu de réparations. Nous visons 5 à 10#% de parts de marché d’ici trois à quatre ans. Nous savons que
ce sera difficile, mais c’est un challenge », estime Niall Fay. Pour le moment, la filiale sert de réseau de distribution via 12 agents commerciaux indépendants. L’installation d’une usine viendrait dans un second temps, peut-être à l’horizon 2025, « si le marché répond » .
Comme Grant Engineering, 75"% des entreprises irlandaises sont tournées vers le marché britannique. À la lueur du Brexit, Enterprise Ireland a identifié près de 1"000 entreprises exposées aux risques, dont 500 à 600 « très exposées » . Si le PIB de la France peut être impacté de – 0,3"% dès la mise en oeuvre du Brexit, l’Insee, dans une note d’analyse de mars 2019, estime que « d’autres pays seraient potentiellement plus affectés » , comme l’Allemagne qui pourrait perdre de 0,5"% à 0,9"% de son PIB ou l’Irlande avec une baisse de 1,4"% à 4,1"%. « Le Brexit est un problème massif pour l’Europe, mais il représente un risque très élevé pour l’Irlande. Les secteurs de la construction et de l’agroalimentaire sont particulièrement touchés », abonde Jonathan McMillan, responsable du département Brexit chez Enterprise Ireland.
CAP SUR L’EXPORT
Néanmoins, l’Irlande n’a pas attendu le Brexit pour prendre conscience de sa dépendance au marché britannique. Il y a une dizaine d’années, le gouvernement a initié une série de mesures pour inciter les entreprises à exporter. Il a fixé un objectif cible pour les 5"000 entreprises suivies par EI": atteindre les 26 milliards d’euros d’exportations en 2020. En 2008, la Grande-Bretagne était toujours le marché « naturel » de l’Irlande. Il représentait 43"% du total des exportations. De
2007 à 2017, la part des expor
tations vers le Royaume-Uni a chuté de 10"% tandis que celles en direction de la zone euro ont grimpé à 20"%, en croissance régulière depuis
2016, et le début du Brexit. « Ce n’est pas un simple transfert d’activité : les ventes en Grande-Bretagne ont, en parallèle, augmenté de 4#%. La diversification vers les autres pays a bien fonctionné. Le Brexit a agi comme un détonateur, confie le responsable.
Il nous force à devenir pleinement européens et à commercer avec l’Europe. »
Contrer le Brexit a condamné les entreprises irlandaises à innover et à s’attacher de nouvelles compétences, notamment en langues. Pas si simple pour une petite nation qui, dans le même temps, a pris le parti d’attirer de grandes multinationales qu’il faut satisfaire avec le même type de ressources. « Le secteur de la construction reste encore très traditionnel, peu attractif pour les jeunes. S’il n’évolue pas, ce sera difficile de lutter contre Google ou Facebook », remarque Stephen Hugues, responsable construction, cleantech, charpente et biens de consommation pour EI. Autre difficulté de taille": la structure des entreprises. « Nos TPE-PME sont moins aptes à exporter que les grandes entreprises. Notre plus gros challenge reste d’entraîner dans le mouvement toutes les entreprises, pas seulement celles qui sont très technologiques et basées près de Dublin » , martèle Jonathan McMillan. Même si, selon EI, 86"% des entreprises irlandaises ont déjà pris des mesures anti-Brexit. Parmi les pays européens les plus attractifs : les Pays-Bas, la France et l’Allemagne. En 2018, les exportations irlandaises vers la France se sont élevées à près de 1,03 milliard d’euros, en croissance de 9"%. Ces pays cibles répondent aux besoins de débouchés des secteurs phares de l’économie du pays": la construction, les nouvelles technologies ou encore les sciences de la vie. « La santé est un secteur critique pour l’économie irlandaise avec 50#000 salariés pour 45 milliards d’euros d’export. La France, avec son système de santé et de remboursement, son écosystème et la présence d’acteurs majeurs est un marché stratégique », rappelle Deirdre Glenn, responsable du marché des sciences de la vie chez EI. Récemment, EI a donc accompagné le fabricant de chaudières dans sa démarche d’exportation vers la France. Elle a aussi permis à Tekelec, une startup qui fournit des systèmes de capteurs capables de surveiller et mesurer les niveaux de liquide (réservoirs et marché du chauffage, de la
ventilation et de la climatisation) de rentrer en relation avec Bouygues Telecom qui cherchait des études de cas pour la surveillance de cuves. « J’utilise régulièrement les services d’EI pour mon développement aux États-Unis. Cela a été
le même réflexe pour la France », témoigne Oliver McCarthy, le directeur général de Tekelec. Installée loin de Dublin, dans la ville nouvelle de Shannon, dans le comté de Clare, la startup de 200 salariés dans le monde dispose en France d’une force commerciale partagée avec Bouygues et d’un salarié à Grenoble, chargé de coordonner les équipes. « Notre ingénieur est basé à Grenoble depuis longtemps. Il nous a permis de rencontrer l’écosystème d’innovation de la ville. C’est très intéressant », indique-t-il. Depuis, la startup compte plusieurs groupes français parmi ses clients.
IMPLANTATION DURABLE
« Nous estimons qu’il y a beaucoup d’opportunités en France. Le marché est plus ouvert à l’adoption de la technologie même si les prises de décision sont plus lentes qu’ailleurs. Reste le plus gros challenge#: la langue », analyse l’entrepreneur. Mais il ne s’agit pas seulement de contrat de distribution. L’objectif final est bien de permettre une implantation pérenne. « Il faut une présence française, c’est indispensable pour la distribution, la proximité et l’acclimatation au marché », résume Nuala Murphy, présidente de la recherche d’Icon (14"600 collaborateurs, 99 sites dans 40 pays, 2,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018), un fournisseur de services (tests cliniques, dispositifs médicaux) pour l’industrie pharmaceutique. Le groupe
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opère en France depuis près de vingt ans et compte désormais 500 collaborateurs sur le territoire, dont une grosse partie à Lyon. « Notre présence lyonnaise découle du rachat de Mapi Group [conseils et études pour l’industrie pharmaceutique adossée à une fondation à but non lucratif, ndlr], mais nous gardons cette forte empreinte. La France est un centre d’excellence de la recherche clinique, nous travaillons, en oncologie, en étroite collaboration avec l’hôpital de La Salpêtrière, à Paris, mais aussi avec ceux de Saint-Étienne, Grenoble et Clermont-Ferrand », poursuit la présidente. Les entreprises irlandaises pratiquent la stratégie du pas à pas pour s ’ a s s urer des bases solides. « Nous cherchons toujours à nous allier avec des partenaires locaux dont la culture nous ressemble, dans une perspective de travail à long terme », confirme Siobhan O’Dwyer, directrice de la communication du groupe Kingspan qui a choisi de construire le nouveau siège social de sa division Europe lumière et air (désenfumage, lumière naturelle, automatisation des ouvertures) à Saint-Priest, près de Lyon, sur un ancien site industriel de Michelin après avoir absorbé, il y a quelques années, le français Ecodis.
« C’est important de s’établir durablement. Nous ne répliquons pas les modèles dans chaque pays, nous essayons de les comprendre et de construire à partir de nos acquisitions », indique le groupe aux 13"000 employés dont plus de 700 en France (100 usines dans 70 pays, 445 millions d’euros de bénéfices en 2018), pourtant installé dans le rural Cavan, dans la partie nord de l’île. Dans ce contexte, quels intérêts pour les entrepreneurs français"? « L’Angleterre est traditionnellement un cauchemar pour les Français. Et cela va devenir encore pire avec le Brexit. Nous sommes préparés au pire#: passer par nos entreprises pour accéder au marché britannique est un atout », estime Jonathan McMillan en évoquant le Common Travel Area, un accord de libre circulation entre l’Irlande, le Royaume-Uni, l’île de Man, Jersey et Guernesey qui ne devrait pas être remis en cause par le Brexit.
Début s e p t e mb r e , Mérieux NutriSciences, qui opère dans la qualité et la sécurité des aliments et dont le siège est basé près de Lyon, a annoncé l’acquisition d’Advanced Laboratory Testing (ALT), le principal acteur du marché de la sécurité alimentaire (tests destinés à l’industrie agroalimentaire) en Irlande. « Cette acquisition nous ouvre la porte d’un marché irlandais en plein essor et nous offre une base solide pour assurer la croissance de la région », a déclaré Philippe Sans, président & CEO de Mérieux NutriSciences lors du rachat. Le Brexit n’est pas clairement mentionné, mais il n’est pas loin.
JONATHAN MCMILLAN,
RESPONSABLE BREXIT CHEZ ENTERPRISE IRELAND
STÉPHANIE BORG