La Tribune Hebdomadaire

« Si les sujets environnem­entaux sont globaux, leurs solutions sont locales »

ENTRETIEN À l’occasion de la COP25 en Espagne, le patron du groupe français de gestion de l’eau et des déchets revient sur les progrès à accomplir, notamment par les entreprise­s, pour tenir les engagement­s de réduction du CO ! .

- PROPOS RECUEILLIS PAR GIULIETTA GAMBERINI ET JÉRÔME MARIN

ENTRETIEN Le patron du groupe français de gestion de l’eau et des déchets fait le point sur les progrès à accomplir par les entreprise­s pour tenir leurs engagement­s de réduction du CO2.

À la veille de la COP25, n’avez-vous pas l’impression que l’élan suscité par la COP21, qui avait permis de déboucher sur l’Accord de Paris, s’essou!e"?

En 2015, nous avons en effet assisté à un alignement sans précédent de tous les grands acteurs quant à la nécessité de changer de braquet face à la crise climatique. Le processus engagé depuis par les États-Unis pour sortir de l’Accord de Paris, les déclaratio­ns du président brésilien, montrent que ce n’est plus toujours le cas. Excepté en Europe, peu de décisions sont prises au sujet des trajectoir­es de réduction des émissions. Cela peut certes donner l’impression d’un ralentisse­ment. Cependant, dans les territoire­s, parmi les acteurs industriel­s, auprès des citoyens, auprès de la jeunesse, je constate au contraire un élan qui n’existait pas auparavant. Aux ÉtatsUnis, la plupart des États fédéraux et des villes continuent de mettre en oeuvre leurs plans en faveur du climat. En France aussi, de nombreuses collectivi­tés ont des programmes de transition énergétiqu­e et environnem­entale.

Les industriel­s, qui avaient déjà annoncé diverses initiative­s collective­s lors de la COP 21, se rendent de plus en plus compte que les enjeux de développem­ent durable ne peuvent plus juste faire l’objet d’un simple rapport. Face à la pression des consommate­urs, ils commencent donc à les intégrer dans leur processus opérationn­el. Et la mobilisati­on citoyenne croissante reflète partout une véritable inquiétude, en particulie­r parmi les jeunes génération­s. Tout cela va dans le bon sens, car si les sujets environnem­entaux sont globaux, leurs solutions sont locales. Elles doivent prendre en compte les particular­ités des territoire­s et inclure l’ensemble des parties prenantes. Il ne faut donc pas être pessimiste.

Qu’attendez-vous donc de la COP25"?

En termes d’enjeux, l’objectif de rehausser les engagement­s des divers pays afin de tenir la trajectoir­e de 1,5"°C de hausse des températur­es avant la fin du siècle doit être maintenu. Cela suppose d’avoir a#eint la neutralité carbone en 2050 et donc d’avoir fait un premier effort important d’ici à 2030. Mais il y a aussi d’autres sujets à aborder d’urgence. D’une part, la préservati­on des océans, fondamenta­ux dans la régulation du climat, mais de plus en plus fragiles. D’autre part, la question de l’adaptation, jusqu’à présent négligée lors des précédente­s COP. Les feux de forêt et les inondation­s à travers le monde en montrent l’urgence. Même si on arrivait à contrôler la trajectoir­e des émissions, certains de ses impacts sont déjà là, voire s’accélèrent. La résilience des villes devient alors un vrai sujet d’actualité, comme celui de l’accès aux ressources et de la restaurati­on des espaces naturels dégradés.

Chute de la biodiversi­té, pollutions, déchets, dégradatio­n des sols… Quels sont les chantiers prioritair­es en termes d’urgence comme d’e#et de levier"?

Tout dépend du niveau de développem­ent de chaque pays. Cela fait d’ailleurs partie des enjeux des grands accords internatio­naux : les mêmes efforts ne peuvent pas être demandés à tout le monde. En effet, dans des pays émergents où une grande partie de la population n’a pas accès à l’eau, la première étape doit être de développer les infrastruc­tures. En France, en revanche, où tout le monde a accès à l’eau et où la consommati­on baisse grâce aux efforts de la population, investir sur des solutions d’économie d’énergie est une priorité. Par exemple, Suez propose des solutions dans les stations de production d’eau potable, ou nous savons produire du biogaz à partir de boues d’épuration. Faire ce choix a un impact positif sur le climat. Nous devons aussi développer des solutions d’adaptation. Depuis mon bureau à la Défense, je vois la Seine, or si nous ne faisons rien, son débit baissera de 40$% dans vingt ans en été. Pour la protéger, il sera donc aussi essentiel de mieux traiter les effluents des stations d’épuration. La préservati­on qualitativ­e et quantitati­ve de la ressource en eau est l’une de mes premières préoccupat­ions. Elle est d’ailleurs étroitemen­t liée à la question de la gestion des déchets, puisque 80$% du plastique qui se retrouve dans les océans vient de pollutions terrestres au travers des fleuves.

Qui doit donner l’impulsion : l’État ou les entreprise­s"?

Pour quasiment tous les défis environnem­entaux, sauf la capture du carbone, des solutions technologi­ques existent aujourd’hui. Mais pour pouvoir développer un appareil industriel et des innovation­s, les entreprise­s ont besoin d’une réglementa­tion claire, voire de mécanismes incitatifs leur perme#ant d’asseoir un modèle économique. Le libre marché ne va pas perme#re de résoudre les problèmes environnem­entaux. C’est d’ailleurs notre constat pour les énergies renouvelab­les : c’est l’adoption de mécanismes incitatifs sur les tarifs qui a permis de financer la recherche et créer une filière, puis de faire baisser les coûts de production grâce à la massificat­ion.

Par exemple, la problémati­que du plastique illustre ce#e dynamique. Des technologi­es sophistiqu­ées perme#ent aujourd’hui de le trier et de le recycler pour obtenir une matière première recyclée de qualité. Toutefois, sans une réglementa­tion imposant aux marques un taux d’incorporat­ion de plastique recyclé dans leurs emballages, le plastique recyclé n’est pas compétitif quand les prix du pétrole sont au plus bas. Comment alors financer les investisse­ments industriel­s$?

Le législateu­r se trouve souvent tiraillé entre divers lobbies. Le sujet de l’instaurati­on d’une consigne en France le montre bien. Qu’en pensez-vous"?

Tout le monde partage les principaux objectifs face au plastique : en capturer un maximum, le traiter, le recycler et le revalorise­r. La consigne me semble intéressan­te car on ne peut pas seulement en appeler à l’acte citoyen. Cependant, l’enjeu est la transition.Toutchange­mentdescon­signes de tri a des conséquenc­es industriel­les. Or, certaines collectivi­tés ont déjà investi dans des centres de tri sophistiqu­és, comptant aussi sur les revenus de la revente des bouteilles

« Depuis mon bureau à la Défense, je vois la Seine, or si nous ne faisons rien, son débit baissera de 40"% dans vingt ans en été »

qui représente­nt parfois jusqu’à 30!% des recettes. Il faut donc avoir une vision systémique, puisque toute décision est susceptibl­e d’avoir des effets en cascade.

Mais ne faut-il pas aussi aller vers davantage de sobriété!?

C’est une nécessité. Mais encore une fois, cela dépend des lieux. En Inde et en Afrique, il y a encore des personnes qui doivent marcher des heures pour accéder à l’eau, corvée d’ailleurs souvent réalisée par les femmes : dans ce contexte nous ne pouvons pas parler de gâchis et de surconsomm­ation.

Quels engagement­s environnem­entaux avez-vous pris depuis votre arrivée à la tête de Suez il y a six mois!?

Dans notre plan stratégiqu­e, présenté le 2 octobre, nous avons aligné nos engagement­s de développem­ent durable sur la trajectoir­e d’1,5 °C. Nous avons revu à la hausse nos objectifs de réduction des gaz à effet de serre. Nous visons désormais une baisse de 45!% à horizon 2030, contre 30!% précédemme­nt. Nous avons également doublé les quantités de CO2 que nous souhaitons éviter à nos clients. Nous allons progressiv­ement me#re en place des solutions 100!% durables, avec un impact positif sur le climat et la biodiversi­té. Nous nous mettons en ordre de marche, c’est notre raison d’être, notre métier. L’évolution de nos métiers va de plus en plus vers les grands enjeux.

Concrèteme­nt, comment ces objectifs vont se répercuter sur votre activité!?

Tout d’abord, nous allons formaliser nos critères de développem­ent durable pour nos nouveaux projets. Aujourd’hui, nos investisse­ments sont évalués en fonction de la qualité de service et du retour sur investisse­ment. Nous allons, par exemple, rajouter dans notre grille d’analyse les émissions de CO2 et l’impact social, sur la biodiversi­té, sur la santé et sur la sécurité au travail. Ce seront désormais des critères de rejet du projet. Concernant nos installati­ons existantes, nous allons certaineme­nt céder quelques activités. Mais cela n’est pas forcément très courageux, car la planète n’ira pas mieux si quelqu’un continue ces activités à votre place. L’idée c’est également de travailler sur des processus industriel­s visant à réduire les émissions, les capturer et les traiter. Par exemple, les puits de carbone, qui se montrent dans nos tests de laboratoir­e d’une efficacité redoutable pour capturer le CO2 et les particules fines. À Créteil, nous avons lancé un programme pilote de puit de carbone pour capter l’excès de CO2 contenu dans les fumées industriel­les.

Justement, le traitement de l’air est un nouveau marché à conquérir...

Oui, nous nous positionno­ns sur ce marché. La qualité de l’air est une préoccupat­ion croissante, et cette activité présente des similitude­s avec notre métier traditionn­el de l’eau. Nous proposons déjà des solutions visant à contrôler les émissions et à modéliser les données, afin par exemple d’anticiper l’intensité de la pollution dans diverses zones de la ville. Nous avons aussi développé d’autres concepts qui permettent d’identifier les éme#eurs de CO2 dans une ville –%certaines usines et certains bâtiments à faible rendement énergétiqu­e%– et développer des solutions pour en réduire l’impact –%rénovation des bâtiments notamment. Il y a enfin les solutions de traitement de l’air, dont fait partie le puits de carbone Tous ces projets démontrent leur efficacité à l’échelle d’un bâtiment ou d’un quartier. Nous regardons maintenant comment passer à une étape plus industriel­le.

Quels indicateur­s utilisez-vous pour évaluer l’impact de vos activités et de celles de vos clients!?

Nous avons fixé à 30 euros notre prix interne du carbone. Il est pris en compte dans nos modélisati­ons quand nous évaluons l’intérêt d’un projet. Ce prix à un impact sur la rentabilit­é, et peut donc nous amener un abandonner un projet si son empreinte carbone est trop élevée. Nos clients industriel­s en revanche disposent de leurs propres feuilles de route développem­ent durable et leurs propres engagement­s. Les critères sont souvent le CO2 évité, le recyclage des eaux de leur processus industriel­s, la circularit­é de l’économie. Ce sont des indicateur­s que nous maîtrisons. Mais pour les villes comme pour nos clients industriel­s, nous travaillon­s aussi avec notre filiale consulting sur des solutions visant à mesurer en continu l’impact des activités : gaz à effet de serre, CO2, particules fines, données volumétriq­ues de la consommati­on d’eau et d’énergie. Il s’agit de développer une vision holistique, mais aussi un monitoring mené quasiment en temps réel, puisque la donnée que l’on connaît seulement un an plus tard ne sert plus à grand-chose. Celle qui compte, c’est celle qui permet d’agir tout de suite. Cela répond aujourd’hui à un besoin important des villes comme des industriel­s, qui se rendent compte que, s’ils ne collectent et ne partagent pas ces données, d’autres le feront à leur place.

Comment concilier vos objectifs de développem­ent durable avec une concurrenc­e qui ne partage pas forcément votre ambition!?

C’est le défi que nous nous fixons. C’est pour cela que les moyens, l’innovation, les choix de projet doivent être alignés à nos objectifs. Mais pour nous, il serait inconcevab­le de prôner auprès de nos clients l’urgence climatique, et la nécessité de rentrer dans une trajectoir­e offrant une chance d’arriver à une hausse des températur­es limitée à 1,5 °C, et de ne pas l’appliquer à notre propre groupe. C’est une question de cohérence.

Début octobre, vous avez présenté un plan stratégiqu­e, qui doit notamment se matérialis­er par des cessions d’actifs sur certains marchés où la concurrenc­e internatio­nale est forte...

Nous devons accepter le monde tel qu’il est. Il faut être lucide. Nous allons vers un monde beaucoup plus dynamique, différent de l’histoire de nos métiers. Il faut revenir à des principes de base : une entreprise doit créer de la valeur pour ses clients, ses équipes, la population et ses actionnair­es. À nous de nous positionne­r sur des secteurs et des niches sur lesquels nous pouvons faire la différence.

Ce plan de cession est aussi un moyen de concentrer vos activités sur des métiers qui o"rent des retours sur capitaux plus importants. Pourquoi cette évolution!?

Beaucoup d’activités évoluent très rapidement. Sur certaines d’entre elles, nous étions différenci­ants il y a dix ou quinze ans, mais nous ne le sommes plus aujourd’hui en raison de l’évolution des technologi­es, de la concurrenc­e internatio­nale et peutêtre aussi d’un manque d’investisse­ments. Nous avons fait un travail exhaustif de revue de nos marchés, de leurs évolutions dans les années qui viennent, de notre capacité à créer de la valeur et à nous différenci­er. Nous avons ainsi pu dessiner Suez à horizon 2030, un Suez plus internatio­nal, plus présent dans le monde industriel et plus numérique. Sur ce point, nous avons commencé à me#re en place des systèmes experts de gestion des réseaux. Dans cette logique, nous allons maintenir nos activités traditionn­elles là où cela a du sens et nous développer vers de nouvelles. C’est une évolution progressiv­e vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée.

Vous ambitionne­z de devenir le numéro un mondial de services à l’environnem­ent. Comment comptez-vous y arriver!?

Selon moi, le numéro un c’est celui qui crée de la valeur pour ses clients face à leurs propres plans de transition environnem­entale. Il ne s’agit plus seulement de produire de l’eau 24 heures sur 24 à un bon prix, mais aussi d’avoir un impact sur la qualité de vie, sur l’accès à l’eau, sur le climat… Cela fera évoluer nos offres de services et nos solutions de façon à pouvoir répondre à ces enjeux. Par exemple, nous réalisons des recherches sur la blockchain appliquée à la traçabilit­é des déchets, notamment dangereux. Être capable de savoir à chaque instant ce qu’il y a dans un container et comment ça se mélange est fondamenta­l pour assurer la qualité des installati­ons. Nous travaillon­s également sur des entités décentrali­sées de production d’eau avec des énergies renouvelab­les, pour limiter l’impact sur le climat tout en facilitant l’accès à l’eau.

« Nous avons revu à la hausse nos objectifs de réduction des gaz à e!et de serre. Nous visons désormais une baisse de 45"% à l’horizon 2030, contre 30"% précédemme­nt » « Les puits de carbone se montrent dans nos tests de laboratoir­e d’une e%cacité redoutable pour capturer le CO& et les particules fines »

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#SUEZ$ Un puits de carbone mis au point par Suez, installé à Paris. Le CO$ y est absorbé et purifié par des micro-algues qui sont ensuite rejetées dans les réseaux d’assainisse­ment où elles favorisent la production d’énergie verte.
 ?? #JOËL SAGET/AFP$ ?? Objectif du nouveau plan stratégiqu­e présenté par Bertrand Camus#: faire de Suez le numéro un mondial des services à l’environnem­ent.
#JOËL SAGET/AFP$ Objectif du nouveau plan stratégiqu­e présenté par Bertrand Camus#: faire de Suez le numéro un mondial des services à l’environnem­ent.

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