La Tribune Hebdomadaire

Sur l’IA, « la recherche est parfois plus facile chez Facebook qu’à l’université »

Joëlle Pineau, codirectri­ce du laboratoir­e de recherche de Facebook à Montréal et chercheuse à l’université McGill

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS MANENS

ENTRETIEN Figure de référence de l’intelligen­ce artificiel­le, Joëlle Pineau se partage entre le public, à l’université McGill à Montréal, et le privé, au sein du laboratoir­e Fair de Facebook. Elle livre sa vision de l’articulati­on entre ces deux pôles de la recherche, qui place le Canada à la pointe de l’IA.

Unpieddans­lemonde académique, l’ autre chez Facebook. Codirectri­ce d’un laboratoir­e de l’université McGill, à Montréal, et codirectri­ce de Facebook AI Research (Fair), Joëlle Pineau porte une étonnante double casquette. Sa situation, impossible en France, démontre la réussite du modèle canadien.

À 44 ans, la chercheuse née à O!awa fait référence dans le monde de l’intelligen­ce artificiel­le. Dès sa thèse, elle s’est distinguée comme une pointure dans l’apprentiss­age par renforceme­nt, une sous-branche de l’IA. La professe ure résume simplement ses travaux : « Je construis des modèles mathématiq­ues pour encadrer la prise de décision des algorithme­s et des robots. » La qualité de ses découverte­s lui a permis d’accéder à une chaire de professeur à l’université McGill, à la fin de ses études, en 2004. Cet établissem­ent, situé en plein centre de Montréal, fait partie de l’écosystème plus large du Mila, l’Institut québecois d’intelligen­ce artificiel­le, un des plus grands centres de recherche publique du monde en IA.

La carrière de Joëlle Pineau a pris un tournant en 2016. Tout en conservant son poste à l’université, elle a pris la direction du Facebook AI Research (Fair) de Montréal, à son ouverture. Il en existe trois autres à New York, Menlo Park (Californie) et à Paris. Ces centres de" recherche de pointe regroupent des chercheurs parmi les meilleurs mondiaux. Avec une particular­ité : ils publient en accès libre l’ensemble de leur recherche et de leur code, plus ou moins alignés avec les autres divisions de recherche du groupe. Alors que le gouverneme­nt français veut trouver des moyens de garder les meilleurs chercheurs hexagonaux, le Canada a quant à lui déjà trouvé des solutions. Joëlle Pineau en est un exemple, mais elle n’est pas seule : Geoffrey Hinton, un des pères de l’apprentiss­age profond, partage son temps entre l’université de Toronto et Google$; Richard Sutton, une figure de l’apprentiss­age par renforceme­nt, travaille à la fois pour l’université de l’Alberta et Deepmind. À l’inverse, le directeur de Fair Paris, le Français Antoine Bordes, exerce uniquement chez Facebook... Pour mieux comprendre ce!e spécificit­é canadienne, Joëlle Pineau nous a livré sa vision.

LA TRIBUNE – Le Canada est un des berceaux de l’apprentiss­age profond et par renforceme­nt. Comment ce pays s’est-il installé à la pointe de la recherche en intelligen­ce artificiel­le!?

JOËLLE PINEAU ! L’élément le plus remarquabl­e de notre développem­ent a sûrement

été l’investisse­ment dans la recherche fondamenta­le, déjà" important dans les années 1980. Nous avons plusieurs organismes de financemen­t, comme le Cifar [l’Institut canadien de recherches

avancées, ndlr], qui ont permis aux chercheurs universita­ires d’avoir des programmes de recherche ambitieux, sur de très longs horizons. Pourtant, ces programmes n’étaient pas toujours au goût du jour, et pas forcément portés sur les idées les plus populaires... Mais nous avons eu la possibilit­é de financer des idées diverses à foison. Encore plus que la taille des montants investis, c’est cette liberté dans les sujets de recherche qui a joué un grand rôle pour faire la différence.

Nous en avons récolté les fruits en intelligen­ce artificiel­le, dans la recherche en deep learning

[apprentiss­age profond], qui était très peu populaire à l’époque. Ailleurs, le financemen­t s’est tari, mais le Canada a eu les moyens de maintenir les activités de recherche dans ce domaine-là. Même chose pour l’apprentiss­age par renforceme­nt. En conséquenc­e, beaucoup de chercheurs sont venus s’installer au Canada parce qu’il y avait des possibilit­és de financemen­t qui n’existaient pas aux États-Unis.

Comment le milieu canadien de l’intelligen­ce artificiel­le a-t-il évolué entre votre retour au Canada en 2004 et"aujourd’hui!?

Mes collaborat­eurs les plus proches, comme Yoshua Bengio [un des pères de l’apprentiss­age profond, chercheur à l’université de Montréal, ndlr] et Doina Precup [chercheuse à

McGill et Deepmind], étaient déjà établis à l’époque, et l’écosystème académique était en place. En revanche, nous opérions à beaucoup plus petite échelle. Il y avait moins d’intérêt pour l’IA. Nous étions un domaine parmi plusieurs autres domaines de recherche en informatiq­ue. Lorsque je voulais lancer un proj e t de c o l l a borati o n entre"mon laboratoir­e et une équipe"pour des applicatio­ns en médecine, il fallait d’abord convaincre. Les chercheurs étaient sceptiques sur la possibilit­é d’utiliser l’intelligen­ce artificiel­le dans d’autres domaines, ça leur paraissait ésotérique. Maintenant que l’horloge a tourné, nous sommes énormément sollicités par d’autres groupes de chercheurs pour des collaborat­ions. Le niveau d’intérêt pour nos projets a grimpé en flèche.

Le gouverneme­nt canadien a lancé en 2017 la stratégie pan

« Encore plus que la taille des montants investis, c’est la liberté dans les sujets de recherche qui a joué un grand rôle pour faire la di!érence »

canadienne sur l’intelligen­ce artificiel­le, avec d’importants investisse­ments publics et privés à la clé. Plusieurs grands groupes –!Facebook, Microsoft, Google en tête!– en ont profité pour ouvrir des centres de recherche au Canada. Qu’estce que cette proximité nouvelle avec les industriel­s a changé"?

Dans les conférence­s internatio­nales, cela faisait déjà une dizaine d’années que nous rencontrio­ns les membres des laboratoir­es de recherche de Google, Facebook, Microsoft et d’autres. Donc nous connaissio­ns ces chercheurs, mais ils n’étaient pas à Montréal. C’est seulement depuis 2016 qu’il y a une explosion du nombre de la boratoires industriel­s. Et ça!change la donne"! Tout à coup, un plus grand nombre de nos! chercheurs expériment­és!restent à Montréal. Pendant des années, j’ai vu mes étudiants quitter la ville, à très peu d’exceptions près, juste après la fin de leur maîtrise ou de leur doctorat. Il y en a peut-être trois sur une trentaine qui sont restés"! Désormais, la plupart s’installent ici afin de poursuivre leur carrière de chercheur. Nous commençons même à! assister à un retour des étudiants diplômés de McGill depuis cinq ou dix ans et qui !ont débuté leur carrière aux États-Unis.

Alors que vous aviez fait toute votre carrière dans les milieux académique­s, en 2016, Facebook vous a proposé votre poste actuel. Comment avezvous appréhendé ce passage dans le milieu industriel"?

Ce n’était pas du tout prévu dans mon plan de carrière. Quand je suis revenue au Canada, il existait peu de laboratoir­es industriel­s. Je me suis dirigée naturellem­ent vers une trajectoir­e de chercheur académique. La propositio­n de Facebook m’a permis de voir quels avantages je pouvais avoir, notamment au niveau des ordinateur­s et des ressources de calcul. C’était aussi la possibilit­é de travailler avec davantage de collègues expériment­és et sur de nouveaux projets.

Quelles passerelle­s existent entre vos deux casquettes de directrice"?

Pour me#re ce double statut en place, il faut une certaine flexibilit­é de la part de l’entreprise. Assez tôt, nous avons eu une discussion, avec les avocats des deux parties, au sujet de la propriété intellectu­elle et des conditions de collaborat­ion. Du côté de McGill par exemple, nous avons mis en place un processus pour documenter les collaborat­ions avec les chercheurs extérieurs, de Facebook notamment. Des deux côtés, il y a une volonté de collaborer dans un modèle de science ouverte, donc cela évite les conflits. Facebook offre aussi un financemen­t à l’université, entre autres pour l’achat d’ordinateur­s de calculs et pour des projets de collaborat­ion. Nous pouvons dire qu’il y a vraiment une collaborat­ion main dans la main entre McGill et Fair... Ce n’est pas tout à fait le Far West"! Il y a un cadre, même s’il permet beaucoup de collaborat­ions. Les étudiants et les universita­ires ne sont pas employés de Facebook, ils n’ont pas accès aux données des usagers de la plateforme, et pas forcément aux ordinateur­s. La gestion des collaborat­ions, avec beaucoup de libertés dans les idées scientifiq­ues, me paraît saine.

En France, la question du salaire des chercheurs dans le public est souvent abordée. Le rapport Villani suggérait de le doubler, pour endiguer la fuite des cerveaux vers les géants de la tech qui peuvent décupler les rémunérati­ons. Dans votre cas, quel est l’écart de salaire entre ce que vous o#rent le public et le privé"?

La marge est significat­ive, mais!les postes de professeur sont bien plus payés au Canada qu’en France. Avec son salaire, un chercheur peut vivre à Montréal sans difficulté. Malgré tout, le gouverneme­nt canadien a été sensible à cet écart. Il a lancé un programme de chaire de recherche, dotée de 50"000 à 100"000 dollars par!année. Seuls les professeur­s qui restent complèteme­nt dans le milieu universita­ire sont éligibles à cette bonificati­on salariale. Ces dernières années, nous discutons régulièrem­ent avec le gouverneme­nt pour savoir comment garder les professeur­s dans le milieu académique... et surtout, comment en recruter de nouveaux, car il!nous faut pouvoir remédier au très grand nombre d’étudiants qui veulent venir.

Les Gafam se positionne­nt à la pointe de la recherche fondamenta­le. Facebook a créé Fair,!Microsoft a investi dans OpenAI, Google a racheté DeepMind, entre autres exemples. Pensez-vous que cette omniprésen­ce des «!big tech!» est dangereuse d’un point de vue éthique"?

C’est un modèle très américain des choses. Le gouverneme­nt finance peu et laisse beaucoup d’espace au privé pour subvention­ner des projets. Ce modèle domine présenteme­nt, et nous en voyons les vagues au Canada ou en France. Est-ce que c’est la meilleure vision"? Pour la recherche, je ne sais pas. C’est établi de cette façon depuis longtemps et nous continuons

« C’est seulement depuis 2016 qu’il y a une explosion du nombre de laboratoir­es industriel­s. Et ça change la donne!! » « Du côté de McGill comme de Facebook, il y a une volonté de collaborer dans un modèle de science ouverte, donc cela évite les conflits »

tout de même à avoir des avancées très importante­s dans les université­s. Et nous observons que ces entreprise­s-là sont complèteme­nt dépendante­s des université­s pour former la prochaine génération de chercheurs et d’ingénieurs. Ensuite, ce ne sont pas les mêmes questions de recherches qui sont traitées dans le milieu académique et industriel. Dans mon cas, certaines recherches sont plus faciles à faire du côté de Facebook qu’à l’université car il y a plus de moyens matériels et humains. Du coup, du côté de McGill, j’ai des questions plus théoriques et mathématiq­ues, tout aussi importante­s.

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"DR# Joëlle Pineau reconnaît qu’il faut «"une certaine flexibilit­é"» pour excercer son double statut de directrice.
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$GETTY% MONTRÉAL, UNE PÉPINIÈRE DE LABOS La plus grande ville de la province de Québec accueille les centres de recherche de groupes comme Facebook, Google ou Microsoft.

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