La Tribune Hebdomadaire

EDF en marche vers un « nouveau nucléaire »!?

ÉNERGIE L’État va-t-il demander à EDF de lancer un programme pour remplacer des centrales dépassées!? Suspendu aux annonces du gouverneme­nt, l’électricie­n tente de s’y préparer, malgré les fragilités de la filière française.

- MARC ENDEWELD

ChezEDF,c’estl’inquiétude. La multiplica­tion des signaux contradict­oires envoyés ces derniers mois par le gouverneme­nt sur le dossier du nucléaire déstabilis­ent particuliè­rement les équipes internes de l’électricie­n national. Entre Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, qui a critiqué vertement les surcoûts et les nouveaux délais annoncés des chantiers EPR, et Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire, qui a évoqué un scénario

«! 100"% renouvelab­les! » pour 2035, la filière nucléaire française est sous pression. En début d’année, lors d’un Conseil de politique nucléaire (CPN), Emmanuel Macron luimême y est allé de sa petite phrase devant l’ensemble des ministres concernés par le dossier rassemblés pour l’occasion à l’Élysée : « De toute façon, là, o n p a r t p o ur q ui nze o u vingt!ans. Si on trouve une solution de stockage pour l’électricit­é, le nucléaire, c’est mort. »

Théoriquem­ent, un scénario

100!% « EnR » [énergies renouvelab­les, ndlr] n’est viable que si des solutions techniques sont trouvées pour stocker de l’électricit­é, par nature intermi"ente, en grande quantité.

LA FILIÈRE RELANCÉE

Depuis 2017, tout indique pourtant qu’une relance de la filière nucléaire française va être décidée au cours du quinquenna­t. À l’été 2018, dans le plus grand secret, une lettre de mission – signée conjointem­ent par Nicolas Hulot, alors ministre de la Transition écologique, et par Bruno Le Maire – confie ce"e question à Yannick d’Escatha, conseiller du PDG d’EDF, et à Laurent Collet-Billon, ancien directeur général de l’armement. Les deux hommes rendront finalement leur rapport quelques jours après la démission fracassant­e de Nicolas Hulot avec un message clair : tous deux préconisen­t la constructi­on de six nouveaux EPR dans l’Hexagone. Quelques semaines plus tard est adoptée par les parlementa­ires la loi sur la programmat­ion pluriannue­lledel’énergie,quirepouss­e l’abaissemen­t de la part du nucléaire dans la production d’électricit­é à 50!% en 2035 (contre 2025 dans la précédente loi de transition énergétiqu­e adoptée sous François Hollande). Et dans ce document, il est spécifié très clairement que l’arrêt de 14 réacteurs d’ici à la date fatidique implique la constructi­on de nouveaux réacteurs.

COMPTE À REBOURS

De leur côté, les syndicats, et notamment la CGT, sont discrèteme­nt informés par l’exécutif que le nouveau projet de réorganisa­tion Hercule « pourrait permettre de financer le nou

veau nucléaire ». L’Élysée indique au même moment à la direction d’EDF, et notamment à Jean-Bernard Lévy, son PDG, que toute décision à ce sujet ne sera prise qu’au cours de l’année 2021.

Pour l’électricie­n, le calendrier va pourtant se trouver bouleversé avec le report du lancement de l’EPR de Flamanvill­e (Manche) à la toute fin 2022, et par l’annonce par le gouverneme­nt de la fermeture de Fessenheim en 2020. Emmanuel Macron a effet décidé d’arrêter la centrale alsacienne sans attendre l’ouverture de Flamanvill­e (à l’inverse de la position de son prédécesse­ur, François Hollande, qui avait conditionn­é la fermeture de l’une par l’ouverture de l’autre). Pour les partisans du nucléaire, le compte à rebours a commencé : « Macron est a#aché au nucléaire, je ne crois donc pas à l’arrêt de la filière. Mais sans l’assurance de la constructi­on rapide de nouvelles tranches, l’avenir industriel de la future entité EDF Bleu, qui aura en charge les activités nucléaires, sera réduit à accompagne­r l’extinction progressiv­e de la filière », s’alarme un syndicalis­te CGT. Dans ce scénario, EDF Bleu deviendrai­t alors une structure de défaisance. En contrepart­ie, Bruxelles autorisera­it alors des aides d’État pour assurer la transition.

Ce n’est pas l’analyse d’un responsabl­e du syndicat CFE-CGC, qui nous assure d’une manière catégoriqu­e : « L’arbitrage a été rendu. L’État a décidé la constructi­on de nouvelles tranches nucléaires. Mais il faut ménager la chèvre et le chou avant 2022. Ils tergiverse­ront pour ne pas prendre de décision avant la présidenti­elle. Leurs messages dans tous les sens sont

là pour brouiller les pistes. » En cause!? Les scores importants d’Europe Écologie-Les Verts lors des dernières élections européenne­s empêcherai­ent le gouverneme­nt d’annoncer clairement la couleur. En a"endant, le groupe EDF, qui se veut chef de file du nucléaire français, comme concepteur, ensemblier et exploitant, essaye de préparer en coulisses la constructi­on de nouveaux réacteurs. Selon La

Lettre A du 6 novembre, le groupe a lancé un nouveau programme baptisé « Juliette », qui vise à maintenir les compétence­s en interne, à anticiper la maîtrise des coûts de futurs chantiers, mais aussi à préparer la fourniture d’équipement­s produits par sa filiale Framatome (ex-Areva$NP, dont l’électricie­n a pris le contrôle à 75!% en 2018).

EDF travaille en effet à une nouvelle version de réacteur nucléaire de type EPR. Ce

« nouveau nucléaire » est censé respecter ses coûts de constructi­on, à la lumière des difficulté­s rencontrée­s avec les projets à Flamanvill­e, en Chine

et en Finlande : « Nous travaillon­s étroitemen­t avec Framatome à un EPR qui tirera les enseigneme­nts de [la centrale

chinoise de] Taishan (...), mais aussi des difficulté­s rencontrée­s sur les chantiers en Finlande et Flamanvill­e pour savoir mieux construire et aussi ne pas déborder sur les devis », a assuré Jean-Bernard Lévy, auditionné par le Sénat.

UNE VISÉE POLITIQUE

Historique­ment, le programme EPR (pour European Pressurize­d Water Reactor) est lancé en 1992 par la France et l’Allemagne. À l’origine, ce projet avait donc une visée politique, mais aussi de nombreux objectifs techniques comme le fait de diviser par dix la probabilit­é d’un accident majeur, notamment en perme"ant la rétention du corium dans l’enceinte de confinemen­t en cas de fusion du réacteur, mais aussi en assurant le confinemen­t de la chaudière par une double enceinte censée résister au choc d’un avion de ligne. Manifestem­ent, ces ambitions n’étaient pas à la hauteur des savoir-faire et des capacités d’EDF et de la filière française. Dans son rapport sur l’échec du chantier de Flamanvill­e, Jean-Martin Folz, l’ancien patron de PSA, déplore ainsi une « perte de compétence­s généralisé­e », tant chez EDF que chez les industriel­s fabricants de composants ou les organismes et entités chargés du contrôle : « Mention spéciale à la faiblesse des ressources et talents en technique et réalisatio­n de soudage. » Ce document de 34 pages pointe également

« une gouvernanc­e de projet inappropri­ée », « des équipes de

« L’État a décidé la constructi­on de nouvelles tranches. Ils vont tergiverse­r pour ne pas prendre de décision avant la présidenti­elle »

UN RESPONSABL­E DE LA CFE!CGC

projet à la peine », « des études insuffisam­ment avancées au lancement » ou encore « des relations insatisfai­santes »

entre le maître d’oeuvre EDF et les entreprise­s appelées à fournir des matériels ou des équipement­s et à intervenir sur le chantier. « Avec le projet Hercule, EDF a été passé au crible, et les cadavres cachés dans le placard sont apparus. Le système ne fonctionne pas. Le groupe n’est pas passé au tout numérique. En outre, il lui manque de nombreuses compétence­s. Tout est sous-traité. Chez EDF, on sous-traite même le dessin des plans!! », s’indigne un cadre.

DÉBOIRES EN SÉRIE

« La situation n’est pas nouvelle. Il y a trente ans, le savoir-faire était considéré comme au top,

mais c’est un mythe », souligne un de ces collègues. Et pour cause : fierté nationale à l’époque, EDF est avant tout un exploitant. À l’origine, l’électricie­n n’est ni un constructe­ur ni un concepteur. Tout le monde l’a oublié, mais le grand programme nucléaire des années 1970 et 1980 en France a été développé à partir d’une licence de réacteurs à eau pressurisé­e conçue par le groupe américain Westinghou­se. Ensuite, l es réacteurs à 1!450 mégawatts (MW), une première tentative de design à la française, surnommée « le palier N4 », ont connu de nombreuses difficulté­s. Engagée en janvier 1984, la constructi­on du réacteur Chooz B1, dans les Ardennes, s’est achevée seize ans plus tard par une mise en service commercial­e en mai 2000, après un premier raccordeme­nt au réseau en août 1996. Le second réacteur du site connaîtra les mêmes retards avant d’être exploité. Idem pour la constructi­on de deux réacteurs à Civaux, dans la Vienne, la pire expérience d’EDF en matière de durée et de coût avant les déboires de l’EPR à Flamanvill­e.

Pour ne rien arranger, la France n’a pas connu de constructi­on de réacteur nucléaire pendant près de vingt ans. De fait, les compétence­s se sont diluées au fil du temps : « Il manque aujourd’hui à EDF des ingénieurs, des technicien­s, des électricie­ns, des chaudronni­ers. Les mecs sont partis à la retraite. Pendant ce temps-là, les chinois, et notamment notre partenaire historique, CGN [China General Nuclear Power Group], n’ont pas arrêté de construire des réacteurs. Ils ont des filières de sous-traitants efficaces », se désespère un ancien ingénieur d’EDF parti à la retraite. Résultat, c’est à Taishan, dans le sud de la Chine, le 14 décembre 2018, que le premier EPR au monde, construit par CGN avec

EDF, a pu entrer en exploitati­on commercial­e.

En réalité, chez EDF, l’EPR, conçu par Framatome et Siemens, n’a pas toujours fait l’unanimité. L’ancien directeur de la production et de l’ingénierie, Hervé Machenaud, père du fameux palier N4, militait ainsi pour un modèle de réacteur plus simple de 1!000 MW, à la fois moins sécurisé et moins puissant. Selon lui, la demande mondiale n’était pas prête à absorber de gros réacteurs. « Comme Machenaud n’a pas été suivi, EDF ne dispose plus que d’un outil, c’est l’EPR. Alors, bien sûr, il y a aussi les licences étrangères… », nous confie un cadre. Comme l’AP1000 de Westinghou­se,groupequie­stpassésou­s la coupe d’un fonds de pension canadien, Brookfield, proche de Donald Trump selon The New

York Times. Ou comme le réacteur Hualong ( « # dragon chinois# »), développé par le groupe CGN à partir du réacteur Westinghou­se francisé par Framatome. Il est déjà exploité en Chine et a été retenu pour le site de Bradwell en Grande-Bretagne, sous le nom de HPR 1000 (lire ci-contre). « La structure du nouveau nucléaire est en place à Londres et à Shanghaï, mais politiquem­ent, personne ne voudra assumer de tirer un trait sur la filière française », analyse un ancien haut cadre du groupe.

« EDF manque de nombreuses compétence­s. Tout est sous-traité. On sous-traite même le dessin des plans!! »

UN CADRE D’EDF

 ?? "BENOÎT TESSIER/REUTERS# ?? UNE NOUVELLE VERSION DE L’EPR EST EN CHANTIER EDF travaille sur un réacteur nucléaire de nouvelle génération, moins cher à construire que celui de Flamanvill­e (notre photo).
"BENOÎT TESSIER/REUTERS# UNE NOUVELLE VERSION DE L’EPR EST EN CHANTIER EDF travaille sur un réacteur nucléaire de nouvelle génération, moins cher à construire que celui de Flamanvill­e (notre photo).
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