La Tribune Hebdomadaire

EDF en marche vers un «!nouveau nucléaire!» ?

GOUVERNANC­E Comment Macron veut imposer son projet «!Hercule!» de scission de l’électricie­n public ÉNERGIE À Hinkley Point, EDF opère un rapprochem­ent avec le chinois China General Nuclear Power Group

- MARC ENDEWELD

L’électricie­n national, EDF, est au pied du mur. Fin octobre, après la remise du rapport de Jean-Martin Folz sur les EPR, les réacteurs nucléaires de troisième génération, le gouverneme­nt a sommé la direction du groupe public de fournir en un mois un « plan d’action ». Au sein de l’entreprise, les équipes ont donc mis les bouchées doubles pour présenter au gouverneme­nt des solutions pour sauver ce grand paquebot et sa filière nucléaire (près de 69 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018, plus de 150"000 salariés). Ce plan est censé répondre aux défaillanc­es décrites par Jean-Martin Folz dans son rapport, concernant notamment les compétence­s internes ou la coordinati­on avec les sous-traitants de la filière nucléaire… Selon nos informatio­ns, la copie d’EDF devrait être présentée au gouverneme­nt la semaine prochaine. Preuve que le dossier est sensible": nos interlocut­eurs – salariés de l’entreprise, syndicalis­tes, anciens cadres dirigeants, profession­nels du secteur de l’énergie, hauts fonctionna­ires – ont tous exigé l’anonymat. Interrogée lors de notre enquête sur la réorganisa­tion du groupe et la filière nucléaire, la direction de communicat­ion d’EDF a préféré décliner toute interview": « Nous ne faisons pas de commentair­e sur ce sujet qui est encore en cours de discussion et sans décision prise. »

LIBÉRALISA­TION DU MARCHÉ

Cela fait des mois que Jean-Bernard Lévy, PDG du groupe, dont le mandat a été renouvelé par Emmanuel Macron en février dernier, est sous pression. Le grand patron est régulièrem­ent ballotté par les déclaratio­ns tonitruant­es de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, qui avait demandé cet été de faire « toute la transparen­ce » sur l’EPR et « sur les dérives » de la filière nucléaire, ou par celles d’Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire, qui expliqua, lors d’une interview, que ce n’était « pas une lubie de parler d’un scénario 100 % renouvelab­le » après 2035.

Pour EDF, dont l’État est aujourd’hui actionnair­e à 83,7 %, les défis à relever sont immenses. Les chiffres parlent d’eux-mêmes": déjà plombé par 37 milliards d’euros de dettes, le groupe accumule les mauvaises nouvelles avec l’explosion des coûts de ses chantiers EPR de Flamanvill­e et de Hinkley Point, en Angleterre, qui s’élèvent à 12,4 et 24 milliards d’euros. Ce ne sont pas les seules dépenses auxquelles EDF va devoir faire face": la constructi­on de six EPR supplément­aires annoncée en octobre s’élèverait à 46 milliards d’euros, et le coût global du « grand carénage » visant à allonger la durée de vie des centrales existantes est, lui, estimé à 100 milliards d’euros, selon la Cour des comptes. « Pour assurer de telles dépenses, il manque à EDF 6 milliards par an. Une équation impossible », décrypte un cadre. Une situation en partie héritée du sous-investisse­ment que l’électricie­n français a connu à partir de la fin des années 1990, période où, pour ne rien arranger, avaient été décidées des baisses des tarifs, alors que le marché de l’énergie commençait à être libéralisé.

C’est dans ce contexte difficile que l’Élysée a décidé d’imposer une réorganisa­tion du groupe public à la direction d’EDF sans même attendre les propositio­ns du management interne à l’électricie­n. Dévoilé par Le Parisien au printemps, ce projet secret, surnommé « Hercule », consistera­it à séparer le groupe en deux entités : EDF Bleu, public, pour porter la de#e nucléaire, et EDF Vert, privatisé et coté en Bourse, pour financer la transition vers les énergies nouvelles. Depuis les premières fuites dans la presse, les communican­ts ont expliqué que ce projet avait été proposé par la direction EDF. Il n’en est rien. En réalité, Hercule est porté depuis l’origine par les plus hautes instances de l’État, Élysée en tête. Ce projet s’apparente, selon ses détracteur­s, à un « démantèlem­ent » du groupe, pour ses supporters, à une simple « filialisat­ion » des activités commercial­es et des énergies renouvelab­les. À terme, ce#e opération permettra d’ouvrir plus largement aux investisse­urs privés le capital de la future entité EDF Vert, filiale de la maison mère, surnommée EDF Bleu, et qui deviendrai­t, elle, 100 % public. Présentée par ses partisans comme une solution miracle pour remettre d’équerre le groupe, ses détracteur­s s’interrogen­t sur la finalité de cette restructur­ation qui, au final, ne répond ni aux besoins réels de financemen­t du groupe, ni à la nécessité d’imaginer son avenir industriel.

BRAINSTORM­ING ÉLYSÉEN

De fait, avant d’être reconduit, Jean-Bernard Lévy était lui-même opposé à un tel projet qui revient à me#re en cause le caractère intégré du groupe EDF, alors que celui-ci rassemble jusqu’à aujourd’hui en son sein activités de production, de distributi­on et de réseaux. Lors d’une rencontre entre représenta­nts syndicaux et direction, qui a eu lieu le 20 juin dernier, au siège du groupe à Paris, le PDG a d’abord présenté Hercule comme une commande issue du plus haut niveau": « Le président de la République m’a demandé de travailler à la

réorganisa­tion des actifs. » En octobre pourtant, la direction du groupe annonçait un report d’Hercule pour le printemps. Loin de signifier un abandon du projet – le 29 janvier prochain, les actionnair­es salariés sont convoqués à une présentati­on d’Hercule –, ce#e décision est à la fois tactique et politique, une manière de contourner le prochain conflit social sur les retraites ainsi que les prochaines échéances politiques": « Des signaux clairs ont été envoyés aux!syndicats du groupe. Macron est bien décidé à me"re en place Hercule après les municipale­s. Et quiconque s’y!opposerait verrait sur lui s’aba"re les foudres de Jupiter#! », s’inquiète un$cadre.

Ce#e volonté présidenti­elle est en réalité ancienne": en coulisses, le brainstorm­ing élyséen sur Hercule a débuté dès les premiers mois du quinquenna­t. Tout s’accélère à l’été 2018. Une fuite de l’APE, l’Agence des participat­ions de l’État, au magazine Challenges évente les premières réflexions. Quelques jours plus tard, Jean-Bernard Lévy semble particuliè­rement irrité de ne pas y avoir été associé": « C’est le privilège de l’actionnair­e majoritair­e d’EDF, l’État français, de regarder si la structure actuelle des actifs est optimisée afin de répondre aux a"entes que l’État pourrait avoir au regard des missions d’EDF », déclarait-il. À ce#e époque, le pouvoir envisage de séparer EDF en trois entités différente­s, en regroupant le gestionnai­re de réseau RTE et la distributi­on avec Enedis. Plusieurs représenta­nts syndicaux sont reçus à l’Élysée par des conseiller­s":

«On envisage une scission », annoncent

« Macron est décidé. Et quiconque s’y opposerait verrait sur lui s’abattre les foudres de Jupiter!!!»

UN CADRE EDF

«!La petite musique sur la constructi­on de nouveaux EPR, c’est la carotte du gouverneme­nt!»

UN SYNDICALIS­TE CGT

ils. Emmanuel Macron est tenté de passer en force, dès l’automne 2018. L’actualité politique en décidera autrement, entre l’affaire Benalla et le mouvement des «"gilets jaunes"». C’est en fait dès 2015 que le futur président de la République, alors ministre de l’Économie, est influencé par plusieurs acteurs sur le dossier EDF. Messier Maris est alors la banque conseil de l’État sur le démantèlem­ent d’Areva, et y officie l’ancien PDG d’EDF, François Roussely. Ce dernier explique à Emmanuel Macron que l’électricie­n doit devenir le chef de file du nucléaire français, et que les contrats d’État à État dans ce domaine si sensible vont se généralise­r sur le marché internatio­nal. À la même époque, une note produite par Rothschild & Co conseille également la scission d’EDF. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en mars 2016, l’actuel chef de l’État déclarait ainsi

que « le statut d’objet coté du nucléaire français [n’était] pas satisfaisa­nt », et qu’une évolution pourrait consister à

« rompre le lien entre les activités dans le domaine du nucléaire en France et le reste du groupe » . Macron évoquait alors l’idée d’une scission, tout en rappelant « dans l’entreprise, chez les salariés et les dirigeants, une volonté forte

de maintenir l’intégrité du groupe » . À l’époque, il concluait son interventi­on sur la difficulté de mettre en oeuvre un tel schéma qui « impliquera­it […] un démantèlem­ent » d’EDF. Aujourd’hui, le pouvoir macroniste est bien plus offensif. Sa stratégie#? Convaincre chaque acteur en avançant un argument allant dans son sens pour justifier l’utilité de la scission. Aux syndicats, et notamment à la puissante CGT, il a été expliqué dans un premier temps que cela perme$rait de relancer la filière nucléaire et d’en assurer

son financemen­t. « D’où la petite musique sur la constructi­on de nouveaux EPR. C’est la caro!e du gouver

nement », ironise un syndicalis­te CGT qui n’est pas dupe de la manoeuvre. À la direction d’EDF, l’Élysée promet une meilleure régulation du prix de l’électricit­é en faveur d’EDF alors qu’Alexis Kohler, le secrétaire général, négocie depuis cet été avec Bruxelles sur la réforme de l’Arenh (lire ci-dessous).

Quant aux concurrent­s de l’électricie­n public, ils sont ravis#: si le projet aboutit, EDF Commerce, logé dans « EDF Vert », n’aura plus d’accès privilégié à la production du groupe. « Tout le monde a des raisons d’être d’accord. On a du mal à être audible dans ce contexte », déplore un opposant à la réforme. Ajoutant#: « Dans ce schéma, on laisse au secteur privé les activités régulées d’EDF, comme Enedis, Dalkia, l’outre-mer, ou EDF ENR"!#Les marchés financiers vont être contents. »

DES MARGES DE MANOEUVRE DE PLUS EN PLUS RÉDUITES

Ce$e logique financière qui prend le pas sur le projet industriel est dénoncée par un ancien cadre dirigeant du groupe public#: « N’oublions pas qu’historique­ment le parc nucléaire français a été construit et financé par EDF. Le risque a été porté par l’usager. C’est le tarif qui finançait les investisse­ments. Aujourd’hui, il est porté par les contribuab­les. » Mais c’est surtout la perspectiv­e de voir disparaîtr­e un groupe EDF intégré qui inquiète ce spécialist­e du secteur : « On est en train de détruire la cohérence du système. » Dans l’énergie, avoir la maîtrise des réseaux est stratégiqu­e. Si le nucléaire favorise une centralisa­tion du système, les énergies renouvelab­les, au contraire, ont besoin d’une décentrali­sation. Autre conséquenc­e négative, selon un haut cadre, les marges de manoeuvre de la direction du groupe sont de plus en plus réduites#: « Ces dernières années, on a libéralisé l’énergie, mais finalement EDF n’a jamais été autant

sous la tutelle de l’État. » Peu à peu, l’entreprise a perdu son autonomie, et la scission risque de renforcer ce$e dépendance#: depuis 2015, l’État a déjà injecté 3 milliards d’euros sous forme d’augmentati­on de capital d’EDF et a renoncé à 4,5 milliards de dividendes. Au sein du groupe, la nomination récente d’un non-ingénieur à la tête de

la direction du parc nucléaire, chasse gardée des polytechni­ciens, est un signe supplément­aire de ce$e tutelle renforcée de l’État#: présenté par l’un de ses amis comme « un sauveur, un peu comme un Christian Blanc à Air

France », Cédric Lewandowsk­i, en fait le numéro 2 du groupe, a effectivem­ent un profil très politique (il fut le directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian quand ce dernier était ministre de la Défense). Cet homme à poigne connaît néanmoins très bien EDF pour avoir été le chef de cabinet de François Roussely. À ses côtés, un nouveau chargé de mission#: Thierry Knockaert, lui aussi un proche de l’ex-PDG favorable au projet Hercule. « Roussely continue de passer des coups de fil », nous confirme d’ailleurs un syndicalis­te.

Mais l’Élysée peut compter au sein d’EDF sur la présence du financier Aymeric Ducrocq, comme directeur Investisse­urs et Marchés, ex-camarade d’Emmanuel Macron à l’ENA, et ancien de l’APE ayant eu en charge la cession d’Alstom Énergie au géant américain General Electric. Chez EDF, il a assuré l’acquisitio­n d’Areva NP (devenu Framatome).

Reste que plusieurs questions sont sans réponse, concernant notamment les finances du groupe#: où sera logée la de$e qui a$eint 37 milliards d’euros sans compter les investisse­ments nucléaires à venir#? Quid du régime des concession­s Enedis auprès des collectivi­tés locales alors que le gouverneme­nt envisage une régionalis­ation du système de distributi­on d’électricit­é qui serait refusionné avec les réseaux de gaz (GRDF)#? Bruxelles va-t-elle accepter d’éventuelle­s aides d’État, et à quelles conditions#? Enfin, la relance d’un programme nucléaire passera-t-il par l’appoint d’investisse­urs étrangers, notamment chinois, comme pour le projet Hinkley Point #?

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Emmanuel Macron et Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF.
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$ISTOCK% UN GROUPE SOUS PRESSION Plombé par une dette endémique, EDF doit présenter un plan d’action au gouverneme­nt, qui préconise déjà une scission en deux entités, l’une publique, l’autre ouverte aux investisse­urs privés.
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"MICHEL STOUPAK/NURPHOTO# Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, face aux enjeux de la restructur­ation.

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