La Tribune Hebdomadaire

Une édition en demi-teinte pour le plus grand salon tech du monde

TECHNOLOGI­E La cuvée 2020 du plus grand salon tech au monde a réservé son lot de petites et grandes nouveautés. Mais la gravité des enjeux actuels – environnem­ent, menaces de l’IA sur la liberté, souveraine­té numérique… – ont quelque peu gâché la fête.

- PAR SYLVAIN ROLLAND, ENVOYÉ SPÉCIAL À LAS VEGAS

LAS VEGAS Cette année, pas de grandes innovation­s de rupture mais beaucoup de nouveautés, à l’intérêt parfois discutable.

Le CES a-t-il été rattrapé par sa futilité!? D’ordinaire, le premier et plus grand salon tech de l’année prend l’allure d’une immense fête de la technologi­e, où la démesure – 175!000"visiteurs a#endus sur 2,5 millions de mètres carrés!! – côtoie l’abondance – plus de 4!000"exposants et des innovation­s à ne plus savoir où donner de la tête. Depuis des années, le CES est une orgie technologi­que hors du temps et du monde. Le salon est aussi bruyant et foutraque que la ville qui l’abrite, Las Vegas, capitale mondiale du divertisse­ment. La musique braille en permanence, y compris dans les rues où la climatisat­ion marche toujours à plein tube, et où les terrasses sont chauffées malgré une températur­e de 15 °C. Mais si le côté « larger than

life » du CES lui a toujours donné un certain charme, l’aura du salon a incontesta­blement faibli ce#e année. « C’est dingue de voir certaines des équipes R&D les plus avancées au monde déployer tant d’efforts pour créer les technologi­es les plus inutiles, comme l’écran 4K de Samsung qui se met automatiqu­ement à la verticale pour lire les vidéos filmées avec un smartphone », s’étonne Kat Borlongan, la patronne de la Mission French Tech, qui découvrait le salon.

UN EFFORT POUR PARLER DES SUJETS SOCIÉTAUX

À l’heure où la planète brûle, où l’intelligen­ce artificiel­le et la collecte massive de données menacent les démocratie­s, et où le numérique et les technologi­es deviennent un enjeu majeur de souveraine­té, déclenchan­t des tensions inédites notamment entre les États-Unis et la Chine, la déconnexio­n et la légèreté du CES commencent à gêner. Gary Shapiro, le président de la Consumer Technology Associatio­n (CTA), qui organise l’événement, a senti le vent tourner. Pour la première fois, des tables rondes sur la protection de la vie privée – en présence d’Apple et de Facebook"–, sur la soutenabil­ité du numérique ou sur la place des femmes dans la tech ont été programmée­s. « Il y a un effort, mais j’ai été invitée à discuter de l’empouvoire­ment des femmes alors qu’il y avait des serveuses à moitié nues à côté, rapporte

Kat Borlongan. Parler de sujets sociétaux comme la place des femmes ou l’environnem­ent dans une ville comme Las Vegas est un peu surréalist­e »,

résume-t-elle, au diapason d’un sentiment partagé par les visiteurs, du moins du côté français. Pour ne rien arranger, la (géo)politique s’est invitée pour la première fois dans le salon. La présence d’Ivanka Trump, la fille du président américain, à une table ronde sur le futur du travail avec Gary

Shapiro, a déclenché la plus grosse polémique. En cause : le manque de légitimité de la conseillèr­e duprésiden­t,chargéedel­aformation­etdel’émancipati­on économique alors qu’elle n’a jamais travaillé dans le milieu de la tech.

Au-delà du «!bad buzz!», le CES a directemen­t été touché par la politique de Donald Trump. Les tensions commercial­es et diplomatiq­ues entre les États-Unis et la Chine ont entraîné un net recul de la présence chinoise. Parmi les géants, seul Huawei a maintenu son stand, essentiell­ement pour montrer ses smartphone­s haut de gamme. Mais il a réduit la voilure et n’a pas présenté ses modèles 5G, là où on l’a!end le plus. En revanche, certains gros exposants comme Alibaba, Baidu ou encore ZTE ont carrément boyco!é le salon. Si les espaces vacants ont été partiellem­ent remplis par une présence renforcée de la Corée du Sud et de Taïwan (notamment à l’Eureka Park, l’espace des start-up, pour ce dernier), le compte n’y est pas. La réduction du nombre total d’exposants (environ 4"000 contre 4"500 l’an dernier) et de la superficie du salon (2,5 millions de mètres carrés contre 2,9 millions en 2019) est largement due au boyco! chinois, même si l’ex-empire du Milieu est resté malgré tout la deuxième puissance exposante, derrière les États-Unis et devant la Corée du Sud et la France.

SAMSUNG, LA !"SMART HOME"#

ET LA SANTÉ CONNECTÉE EN FORCE

Quid des innovation­s"? Là encore, le sentiment dominant est celui d’une année mineure, sans l’émergence d’une technologi­e « waouh ». Dans les allées du CES, difficile de rater la présence massive de Samsung. Le géant sud-coréen disposait encore du plus grand espace, cerné par d’immenses cloisons noires, comme un salon dans le salon. À l’intérieur, une véritable caverne d’Ali Baba d’innovation­s taillées sur mesure pour faire le buzz, mais à l’utilité douteuse. La plus imposante est sans contestati­on les avatars photoréali­stes Neon, créés par le laboratoir­e maison Star Labs. Présentés comme « des êtres virtuels

créés sur ordinateur » avec « la capacité de montrer des émotions et de l’intelligen­ce », leur réalisme nourrit le fantasme d’une intelligen­ce artificiel­le générale dans le futur, même si les modèles présentés au CES sont très limités dans leurs interactio­ns humaines. Samsung a également créé la sensation avec Ballie, un adorable robot en forme de balle de tennis, capable de vous suivre à la trace dans la maison et de commander les objets connectés à votre place, ou encore avec TheWall,sonimmense­écran8K.Dansledoma­ine des téléviseur­s, Samsung et ses rivaux LG (qui a fait le buzz avec son écran enroulable au plafond),

Sharp, Panasonic ou encore le chinois Skyworth se sont livrés à une surenchère d’innovation­s dans les écrans 4K et surtout 8K… de manière totalement déconnecté­e du marché, pas du tout prêt à basculer sur la 8K.

Et c’est peut-être le principal « problème » du CES$2020 : après une décennie marquée par des innovation­s majeures rapidement adoptées sous l’effet de l’arrivée à maturité de technologi­es révolution­naires (intelligen­ce artificiel­le, réseaux bas débit pour l’Internet des objets…), le rythme ralentit. « Il ne peut pas y avoir des innovation­s de rupture tous les ans, ce qui ne veut pas dire qu’il

n’y a pas d’innovation­s du tout », relativise le consultant spécialisé Olivier Ezra!y. Dans les domaines de prédilecti­on du CES que sont la smart home et la santé connectée, l’édition 2020 a regorgé de nouveaux services prometteur­s. Parmi les plus intéressan­ts figuraient les nombreux objets connectés permettant de mieux contrôler sa consommati­on d’énergie dans la maison, avec notamment le français Sunleavs (partage d’énergie solaire), le néerlandai­s Hydraloop (système qui récupère l’eau de la salle de bains pour alimenter les toile!es et la machine à laver), ou encore le compteur électrique connecté de Legrand. Dans le domaine de la santé, les solutions de diagnostic ou de suivi des maladies grâce à l’intelligen­ce artificiel­le et l’Internet des objets, y compris des maladies rares ou chroniques jusqu’à présent peu abordées dans les solutions grand public, ont envahi le salon. Mais elles ont été éclipsées par les innovation­s « gadgets » comme les nombreuses marques de toilettes connectées avec siège chauffant et musique d’ambiance, les lits qui analysent le sommeil, et autres absurdités comme le robot qui vous apporte le papier toile!e quand vous vous retrouvez démuni sur le trône, la brosse à dents à 300 dollars qui communique avec Alexa, l’enceinte flo!ante intégrée au canard de la piscine, ou le miroir à 200 dollars qui analyse les pores de la peau et su%gère des crèmes partenaire­s. Face à la stagnation du marché de l’électroniq­ue grand public – les ventes de PC, table!es, appareils photo, TV et smartphone­s déclinent ou font du surplace, et ne ne sont pas compensées par la croissance des ventes d’objets connectés$–, les gadgets pullulent, entretenan­t l’impression d’un trou d’air dans l’innovation et d’une course à la technologi­e au détriment du sens. Un phénomène critiqué de l’intérieur par un Français, Nicolas Baldeck, qui a réussi à obtenir un stand au CES pour présenter Potato, « la première inter

face patate-machine ». Autrement dit, une simple pomme de terre dotée d’une puce reliée par Bluetooth à Siri et à Alexa sur une applicatio­n smartphone. « Potato n’est pas un canular, mais une performanc­e artistique pour interpelle­r la pertinence du tout-connecté », revendique l’entrepre

neur.

TOUJOURS DE VRAIES INNOVATION­S DANS L’IA ET LES COMPOSANTS

Effectivem­ent, malgré la visibilité de la « bullshit

tech », le CES reste une foire qui regorge de vraies innovation­s dans tous les domaines. Et particuliè­rement dans les solutions BtoB, notamment les composants électroniq­ues embarquant de l’intelligen­ce artificiel­le. Les acteurs technologi­ques de l’industrie automobile (Faurecia, Valeo, Mobileye, Bosch…) ainsi que les grands constructe­urs (Nissan, BMW, Hyundai, Honda, Ford…) ont présenté de nombreuses innovation­s, notamment dans le domaine de l’habitacle.

De leur côté, les géants de l’électroniq­ue Nvidia, Kalray, STMicroele­ctronics, Intel ou encore Qualcomm ont présenté les nouvelles génération­s de puces et composants qui équipent les smartphone­s et les objets connectés, leur permettant d’être de plus en plus polyvalent­s (intégratio­n de la commande vocale et de la reconnaiss­ance faciale et d’objets…), intelligen­ts et moins gourmands en énergie. Même si l’intelligen­ce artificiel­le suscite moins « l’effet waouh » qu’il y a quelques années, elle devient une composante presque automatiqu­e des logiciels. Désormais, l’innovation grand public dans le domaine de l’IA, en plus des composants, se situe surtout au niveau de la reconnaiss­ance vocale, faciale, et le traitement en temps réel des photos et vidéos. L’IA émotionnel­le, c’est-à-dire les systèmes capables de détecter nos émotions et de réagir en fonction, s’est aussi renforcée ce!e année au CES, indiquant une vraie tendance de marché.

UN SANS$FAUTE POUR LA FRENCH TECH

Enfin, si l’édition 2020 du salon laisse globalemen­t un sentiment mitigé, le paradoxe est que la France a probableme­nt réalisé son meilleur CES. Bien organisée sous l’égide de Business France et du coq rouge de la Mission French Tech, la présence française s’est montrée sous son meilleur jour, avec des nouveautés globalemen­t utiles et pertinente­s. Ainsi, peu d’erreurs de casting et d’innovation­s « bullshits » ont été remarquées, en partie grâce à une délégation moins fournie que les deux années précédente­s. L’excellente exposition en plein coeur de l’espace start-up de l’Eureka Park a permis d’attirer de nombreux visiteurs et médias internatio­naux dans des allées toujours bondées, et ainsi déclencher de nombreuses opportunit­és commercial­es et de distributi­on pour beaucoup de start-up présentes. Certains grands groupes en revanche, comme La Poste, ont réduit la voilure par rapport aux années précédente­s. La raison : la montée en puissance de VivaTech, qui représente un investisse­ment moins conséquent et qui est tout aussi efficace pour présenter les innovation­s destinées au marché français ou européen. Mais pas question de lâcher pour autant le salon de Las Vegas. « Le CES reste d’une puissance incomparab­le pour les start-up qui ont besoin de s’internatio­naliser et il est aussi crucial en termes d’image pour nous », déclare Victoria Pagnon, l’une des dirigeante­s du programme French IoT de La Poste. Autrement dit :malgrélesp­olémiques,malgréladé­connexion d’un salon bling-bling à l’heure où l’écosystème du numérique fait face à des défis inédits, le CES de Las Vegas reste un salon business de premier plan pour tous les acteurs de l’innovation.$

«"C’est dingue de voir les équipes R&D les plus avancées déployer tant d’e%orts pour créer les technologi­es les plus inutiles"»

KAT BORLONGAN,

DIRECTRICE DE LA MISSION FRENCH TECH

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"DR# UNE ÉDITION 2020 SANS EFFET !"WHAOUH"# «!Il ne peut pas y!avoir des innovation­s de rupture tous les ans!», relativise le consultant spécialisé Olivier Ezratty.
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&DR' Le robot compagnon pour seniors du chinois Chuangze, un bon exemple de la tendance IA émotionnel­le.

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