Dans la pub, Accenture défie Publicis sur le terrain du numérique
STRATÉGIE Le numéro 3 mondial de la publicité est attaqué sur son terrain par le géant du conseil et de l’audit à coups de rachat d’agences digitales, dans un secteur déjà bousculé par Google, Facebook et Amazon.
En 2013, Publicis a failli devenir leader mondial de la publicité. L’agence française fondée en 1926 dans un petit appartement du 17 rue du Faubourg-Montmartre par un jeune homme de 20 ans nommé Marcel Bleustein-Blanchet est alors le troisième groupe mondial du secteur et son cours de Bourse dépasse les 60 euros. Ce 28 juillet, sur la terrasse du Drugstore Publicis dominant les Champs-Élysées, Maurice Lévy, PDG emblématique, persuade John Wren, patron du numéro deux mondial, l’américain Omnicom, de fusionner entre égaux. Mais, dix!mois après, ce mariage destiné (déjà) à comba"re la domination des Gafa dans le digital se conclut par un divorce. Cinq!ans plus tard, le poids de Google et Facebook dans le marketing numérique s’est encore accru, l’action Publicis plafonne à 40 euros et le groupe doit affronter une nouvelle concurrence redoutable, celle des géants du conseil et de l’audit tels Deloi"e, EY et surtout Accenture, qui multiplie, via sa filiale Accenture Interactive, les rachats d’agences digitales, de création, de design, de marketing, etc. Des cabinets persuadés que leur expertise technologique, leur accès direct aux comités exécutifs et l eurs méthodes de travail éprouvées sont des atouts majeurs pour défier les publicitaires sur leur propre terrain : le conseil en communication des marques, la collecte de data, essentielle dans la relation client à l’heure du digital roi, et même l’élaboration de campagnes de publicité créatives et punchy. La guerre est déclarée pour gagner des parts d’un marché publicitaire évalué à 600 milliards de dollars en 2020, en croissance de +5$%, soit deux fois plus que le taux de croissance global selon la Banque mondiale.
MÉLANGE D’IMAGE POLICÉE ET D’ALLURE BOHÈME
Dans les locaux d’Accenture, à deux pas de la Bibliothèque nationale de France, Olivier Girard, PDG France et Benelux, costume gris et barbe bien taillée, et Claude Chaffio"e, directeur général de la filiale digitale Accenture Interactive, veste à carreaux et cheveux mi-longs broussailleux, incarnent le nouveau visage dual des cabinets conseil. D’un côté, l’image policée et le discours maîtrisé d’un professionnel du consulting$; de l’autre, l’allure un peu bohème d’un publicitaire reconverti. Accenture est venu chercher Claude Chaffio"e chez J.!Walter Thompson (WPP) en 2016 pour diriger en France cette activité digitale en plein boom : 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires mondial l’année dernière, soit près d’un quart des revenus globaux du groupe de consulting (43,2 milliards de dollars), et une croissance soutenue de 20$% par an. Ce fils de pub chevronné, passé par le groupe Havas, n’était pas un inconnu pour Accenture puisqu’il a dirigé en 1999 The!Sales Machine, joint venture CRM entre Arthur Andersen et Euro!RSCG. Quand ses collègues ont appris qu’il qui"ait le monde enchanté de la pub pour l’univers austère du conseil, Claude Chaffio"e a dû essuyer quelques quolibets : « On m’a demandé si je m’étais acheté un costume gris et si j’allais faire du commissariat aux comptes », explique-t-il avec un petit sourire ironique. Mais après une cascade de rachats d’agences de marketing et de création (30 à ce jour) par le groupe de consulting, dont la très cotée Droga5 en avril dernier, les ricanements ont cessé net. Devenue depuis quatre ans le plus grand réseau mondial d’agences digitales selon le magazine spécialisé Advertising Age, la filiale du géant du conseil s’est adjoint les talents de l’ex-PDG de J.!Walter Thompson Paris pour développer ce"e nouvelle activité qui vient concurrencer frontalement les grands réseaux publicitaires mondiaux. « Avec la révolution digitale depuis 2010, ce qui empêche de dormir les comités de direction, c’est leur disruption par les Gafa et les start-up sur des sujets fondamentaux : l’expérience client et l’innovation, qui sont pour nous les deux mots-clés de la transformation numérique », analyse Olivier Girard.
DES MÉTIERS DE LA COM TOTALEMENT TRANSFORMÉS
Fort de sa légitimité dans la technologie, Accenture a commencé à racheter des agences dès 2013 pour accompagner cette évolution et offrir « la chaîne de valeur com
plète » à ses clients grands comptes. Ces « pépites », selon le motdeClaudeChaffio"e,profitent de la puissance du groupe de 470$000!collaborateurs : Fjord, agence anglaise, est ainsi passée de 200 à 1$000 personnes depuis
son rachat en 2013. Ce"e irruption du digital fait basculer les métiers de la communication (création de campagnes, stratégie de marque, achats d’espaces) vers une publicitéprogrammatiqueauxenchères en temps réel (le real-time bidding ou RTB en jargon) et un mediaplanning piloté par des algorithmes. Avec, au milieu de ce maelstrom, un directeur marketing totalement déstabilisé. « Il est passé en dix!ans des classiques quatre!P du mix marketing [Produit, Prix, Place (distribution) et Promotion (communication), ndlr] vers le touttechno. Pour créer une expérience, il doit dorénavant intégrer des savoir-faire de data et d’informatique et pouvoir dialoguer avec le CTO (chief technology officer ou directeur technique) » , décrit
Claude Chaffio"e.
Afin d’aider ses clients à mieux gérer ce"e révolution, Accenture Interactive a mis en place une organisation autour de la data composée de sept « rôles » : le «! twin!» (&umeau), qui parle avec le porteur de la problématique data chez le client$; le «!data cleaner!», qui ne"oie les données$; le
«!data explorer!», qui aide à acquérir les data externes (ou second et
third party) $; le «! data enabler!», qui facilite l’usage de la donnée, etc. Il faut dire que la donnée interne (ou first party) est désormais au coeur des stratégies de communi
«!Un directeur marketing doit dorénavant intégrer des savoirfaire de data et d’informatique!»
CLAUDE CHAFFIOTTE,
DG D’ACCENTURE INTERACTIVE «!Nous nous sommes trouvés à digitaliser les agences traditionnelles et, en parallèle, à acquérir des “pure players” du digital!»
AGATHE BOUSQUET,
PRÉSIDENTE DE PUBLICIS FRANCE
cationdesmarquesquideviennent de plus en plus « data driven » . Mais, avec une publicité toujours plus numérisée, quid du concept créatif et du slogan génial qui marquent les esprits durant des générations ? «!Notre projet n’est certainement pas de transformer David Droga [fondateur de
Droga5], qui était courtisé par toute la planète, en un consultant, mais de lui donner les moyens de son ambition et de son talent », répond Claude Chaffiotte, qui a l’impression « d’être là où se passent les choses, y compris au niveau créatif » . Les grands cabinets comme Accenture, mais aussi Deloi!e, EY, PwC, McKinsey, etc., possèdent un avantage concurrentiel par rapport aux Publicis, Omnicom, Havas ou WPP : l’accès direct aux comex (comités exécutifs). « Notre stratégie client, c’est le “long term client relationship”.
Nous proposons une matrice de six ou sept métiers et un seul responsable pour la piloter, ce qu’apprécient les décideurs. La durée, c’est la vraie métrique. Sur mes vingt premiers clients, quinze étaient déjà là il y a dix ans » , se félicite
Olivier Girard. « Quand j’étais chez Havas, je croisais Jacques Calvet (ex-PDG de PSA) ou Antoine Riboud, patron de BSN (devenu Danone). Les groupes de pub ont aussi accès aux dirigeants, tem
père Claude Chaffio!e. La diffé
rence, c’est que nous parlons aussi au DRH, au CPO [chief product officer ou directeur produit], au CTO, au CMO [chief marketing officer ou directeur marketing].
Notre relation privilégiée avec les membres du comex nous permet d’aborder l’ensemble des problématiques de l’entreprise et de l’aider dans sa transformation numérique qui touche tous les secteurs. »
La filiale digitale d’Accenture n’a pas l’intention de ralentir le rythme de sa croissance externe, comme le prouve le rachat en cours de Sutter Mills, agence de data marketing française fondée par Olivier Mazeron, ex-GroupM (agences média du groupe WPP), et Xavier Cardon, ancien de Google.
Pour ne pas décrocher dans ce!e course à la data, Publicis a lui aussi mis la main au portefeuille. Le groupe dirigé par Arthur Sadoun a ainsi racheté en 2014 Sapient, société américaine spécialisée dans la transformation numérique, pour 3 milliards d’euros. En avril 2019, il a mis la main sur Epsilon, numéro deux mondial du marketing digital et du CRM, pour 4,4 milliards d’euros. Une acquisition que les analystes financiers ont moyennement appréciée : Morgan Stanley a dégradé la recommandation de Publicis en raison « d’un risque élevé de réajustement de la marge ».
Mais ce!e réaction ne perturbe pas outre mesure Arthur Sadoun. Le jeune PDG, dont c’est le premier investissement majeur depuis qu’il a succédé à Maurice Lévy en 2017, est persuadé que le monde est en train de passer du marketing de masse à une personnalisation de masse. Une évolution qui ne peut réussir sans une maîtrise de leurs data par les marques, ses clients. « Cet achat d’Epsilon est un double pari d’intégration et de marché.Depuis dix ans, on a vu une croissance ininterrompue des plateformes. Dans les dix prochaines années, c’est Amazon qui va tenter de tuer les marques. Si Procter!&!Gamble
a comme concurrent Unilever, le match est équitable. Mais perdre sa marge de vente directe au consommateur au profit d’Amazon
est très dangereux », estime le patron de Publicis. Pour le grand (1,97#m) et dégingandé PDG, ce!e acquisition d’Epsilon a démontré son efficacité dès l’annonce du rachat en perme!ant au groupe français de gagner le budget média mondial de Novartis. La présence d’Epsilon a également contribué au choix de Disney de confier le budget mondial d’achat média de sa filiale de streaming Disney+ et de ses parcs à thème au groupe français pour une enveloppe estimée à 1,5 à 2 milliards d’euros. « Disney est la dernière preuve que notre modèle, qui allie données, créativité, médias et technologie, est exactement ce que nos clients souhaitent » ,a déclaré Arthur Sadoun dans une note interne citée par l’AFP. Une bonne nouvelle pour Publicis, sachant que l’objectif annuel de croissance des revenus pour 2019, à périmètre et taux de change constants, était devenu négatif à –#2,5$%, tandis que l’évolution pour 2020 était revue dans une fourche!e de –#2$% à 1$%, au lieu des 4$% prévus initialement.
MIEUX ACCOMPAGNER LES MARQUES
Avec la montée en puissance de l’expérience client, les agences de publicité se positionnent pour accompagner les marques en leur proposant des plateformes de
contenus numériques. « C’est comme ça que nous nous sommes trouvés à digitaliser les agences traditionnelles et, en parallèle, à acquérir des pure players du digital. Quand Maurice Lévy achète Sapient il y a cinq!ans, il franchit un cap pour nous permettre de faire de la transformation digitale, qui n’est pas notre métier originel. Ce pas de plus est assez visionnaire » , analyse Agathe Bousquet, présidente de Publicis France. Pour celle qui a travaillé près de vingt#ans chez Havas avant de rejoindre Publicis en 2017, aucun des autres grands groupes de communication n’a encore réalisé ce saut qualitatif, qui a été décisif dans son choix de passer à la concurrence. « Dans un monde où notre métier est critiqué, je crois vraiment que plus nous serons pertinents dans la manière d’adresser l’information à la bonne personne, au bon moment et au bon endroit, plus les consommateurs seront
réceptifs à la publicité », estimet-elle. En ligne de mire, les mille
nials, qui s’équipent massivement de bloqueurs de publicité et négligent les grands médias. Une performance qui n’est possible qu’avec des outils digitaux maîtrisés et une data bien gérée. Reste à convaincre les entreprises qu’un réseau d’agences de publicité est un acteur crédible de leur transformation digitale.
En cela, le rachat d’Epsilon est un message fort de la part de Publicis vers ces clients et prospects. « Nous voulons les aider à mieux unifier, exploiter et optimiser leur patrimoine data, souvent dispersé. Et ce n’est pas possible uniquement avec des plateformes », explique Agathe Bousquet. Au-delà de ce!e bataille autour de la data, elle insiste aussi sur la valeur de l’idée créative « qui peut changer le rapport à un produit ou une marque. C’est notre coeur de métier mais ça ne sera jamais celui des cabinets conseil ».
Reste que cette bataille des consultants contre les publicitaires est en réalité un trompel’oeil. Car la vraie guerre, c’est celle que sont en train de remporter Google et Facebook, qui préemptent les trois quarts de la publicité digitale en France. Un marché de 5,2 milliards d’euros en 2018 selon le Syndicat des régies Internet (SRI), qui représente 43$% des dépenses globales de publicité et qui a été multiplié par 2,5 en dix#ans. Sans oublier la menace Amazon, qui va passer de 3 à 8$% des dépenses publicitaires numériques mondiales d’ici à 2023, d’après Juniper Research. C’est pourquoi les rumeurs d’un rachat de Publicis par Accenture reviennent régulièrement. Car comme le rappelle Ésope dans la fable Les Enfants désunis du laboureur : « Autant l’union fait la force, autant la discorde expose à une prompte défaite. »