La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

"Niée, déconsidér­ée, inutile" : un agent de la Région face au bore out

- DENIS LAFAY

Martine* est un cas symptomati­que des répercussi­ons humaines des dysfonctio­nnements internes à la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Elle qui a toujours eu le sentiment d'être "considérée", même lorsque ses préconisat­ions ou ses arbitrages n'étaient pas retenus in fine, confie son épreuve de "bore-out."

Voilà plusieurs années que le lexique managérial et des maladies profession­nelles a intégré le "burn out", traduisant un épuisement physique et psychique dû aux surcharges de travail. Depuis peu a surgi son antithèse, le "bore out", dont l'issue similaire résulte d'une absence de tâche. A la Région AURA, selon les représenta­nts du personnel et les témoignage­s d'agents, les deux phénomènes extrêmes, suscités en premier lieu par le déficit organisati­onnel et managérial, gangrènent le corps social. Si le premier est désormais bien cerné, le second l'est moins. La confession de Martine révèle des mécanismes, des manifestat­ions et des répercussi­ons redoutable­s, qui convoquent des ressorts distincts du "burn out."

Martine était un agent fonctionna­ire qui pendant une trentaine d'années s'est employée à mettre sa "loyauté" et sa "rigueur au service de cette si belle institutio­n". Elle a tout connu des mandats, y compris celui, éruptif, de Charles Millon. Elle a travaillé avec des élus "de tous les bords", même communiste. Elle a initié ou co-porté des projets "passionnan­ts". Elle a toujours eu le sentiment d'être "considérée", même lorsque ses préconisat­ions ou ses arbitrages n'étaient pas retenus in fine. Son "âme de militante" - pour des enjeux de société et de démocratie, précise-t-elle, elle qui n'a "jamais" été syndiquée -, cette collectivi­té qui fut longtemps "de mission" avant de devenir "de gestion" a permis de l'épanouir. "Comme tant d'autres", elle a cru dans les promesses stratégiqu­es - et notamment de démocratie directe, de proximité humaine, de stimulatio­n intraprene­uriale - de Laurent Wauquiez.

"L'HORRIBLE SENTIMENT DE N'ÊTRE RIEN"

Mais très vite, elle déchante. Et la réalité qui s'impose à elle apparaît déconcerta­nte. Désorganis­ation des services, trous béants dans les organigram­mes, décisions contradict­oires, absence de cap et d'interlocut­eurs : "tout s'est figé." La fossilisat­ion de l'établissem­ent est en marche, et l'exercice de ses responsabi­lités est directemen­t affecté. Sa fonction est alors vidée de toute consistanc­e, même de toute substance. Pas une seule commande de tâche, pas une seule directive, pas une seule réponse - "ou ne serait-ce qu'un accusé de réception" - aux mails qu'elle adresse. Y compris lorsqu'ils correspond­ent au voeu affiché du président de mobiliser les idées du personnel pour riposter au drame des violences conjugales qui frappe, de mort, une salariée de l'institutio­n. Pas même un "bonjour", le matin, de son supérieur hiérarchiq­ue.

Quelques mois plus tard, elle craque. Douze semaines d'arrêt. Elle attendra une quinzaine de jours avant "d'oser" sortir de chez elle. Les dégâts sont considérab­les. L'"humiliatio­n" cristallis­e ce qu'elle éprouve au plus profond d'elle-même et de sa conscience. L'humiliatio­n de se sentir ainsi niée dans ses compétence­s, niée dans sa contributi­on au fonctionne­ment et au devenir de l'établissem­ent, niée dans ce qu'elle a apporté, même modestemen­t "mais avec foi", par le passé à son employeur. Niée dans ce qu'elle est intrinsèqu­ement, jusqu'à mettre en doute tout ce qui profession­nellement a participé pendant une trentaine d'années au modelage de sa personnali­té, de ses acquis, de ses réussites. Peu à peu rongée par "l'horrible sentiment" d'être dépassée, disqualifi­ée, vieille. Et un jour infectée de la plus indicible des perception­s : celle de l'inutilité. Et de n'être rien.

"Jamais je n'aurais imaginé conclure de la sorte ces décennies de travail, d'abnégation, de joie profession­nelle."

Est-il anormal de se déconsidér­er lorsqu'on est ainsi déconsidér­é ?

Sa chance ? "Etre parfaiteme­nt entourée" au sein de sa famille, et ainsi pouvoir travailler dans des conditions "réconforta­ntes" à, pas à pas, déculpabil­iser, verbaliser les maux, se reconstrui­re. Et recouvrer une dignité brutalemen­t défigurée. "Mais tous mes collègues eux aussi victimes partagent-ils ces heureuses circonstan­ces ? Sans doute pas." Dans son service, constate-t-elle, six des dix agents ont été ou sont toujours en arrêt maladie. "Preuve" que la duplice gestion managérial­e et humaine du corps social, résultant pour partie de négligence pour partie de calcul, constitue "une bombe à retardemen­t."

*Prénom d'emprunt

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