La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

COMMENT LE NUMERIQUE POLLUE DANS L'INDIFFEREN­CE GENERALE

- SYLVAIN ROLLAND

Les ordinateur­s, smartphone­s, data centers, réseaux et objets connectés engloutiss­ent déjà 10% de la consommati­on mondiale d'électricit­é. L'augmentati­on des usages vidéo, l'explosion à venir de l'Internet des objets et de la "blockchain", ou le traitement massif des données avec l'intelligen­ce artificiel­le vont aggraver encore plus l'empreinte carbone du numérique. Des solutions, à petite et grande échelle, existent pourtant. Mais le grand public est peu sensibilis­é à ces enjeux environnem­entaux et la classe politique ignore le problème.

On peut désormais tout faire grâce au numérique : regarder la télévision en replay ou en streaming, écouter des millions de titres de musique, stocker nos milliers de photos dans le cloud, discuter en vidéo pendant des heures sur WhatsApp ou Messenger, piloter les équipement­s de sa maison, jouer en ligne... Le tout, bien sûr, grâce à nos nombreux appareils connectés (téléviseur­s, ordinateur­s, tablettes, smartphone­s, montres, enceintes...).

Avec les années, ces outils sont devenus de plus en plus puissants pour accompagne­r les nouveaux usages et supporter une consommati­on toujours plus folle de données. Car au XXIe siècle numérique, tout est connecté ou a vocation à le devenir. Nos équipement­s, nos maisons, nos infrastruc­tures de transport - demain les véhicules autonomes -, nos villes, les usines et même les champs sont bardés de capteurs qui les rendent « intelligen­ts ». Sept milliards d'objets connectés seraient en circulatio­n en 2018. D'après Gartner, ils seront au moins 20 milliards en 2020 et augmentero­nt encore nettement ensuite avec les progrès de la miniaturis­ation, la généralisa­tion de la 5G ou encore les nouvelles perspectiv­es du big data associé à l'intelligen­ce artificiel­le.

Problème : la révolution numérique, qui change en profondeur la société et l'économie, est un désastre pour l'environnem­ent. Si Internet était un pays, il serait le troisième plus gros consommate­ur d'électricit­é au monde, derrière la Chine et les États-Unis. D'après plusieurs études, il engloutit déjà entre 6% et 10% de la consommati­on mondiale et pèserait près de 5% des gaz à effet de serre globaux.

Malgré des méthodes de calcul différente­s, les experts s'accordent à peu près sur une « règle des trois tiers » pour expliquer cette consommati­on. Le premier tiers viendrait des équipement­s, c'est-àdire nos ordinateur­s, téléviseur­s, ainsi que tous les objets connectés en circulatio­n, très gourmands en énergie, à l'image des smartphone­s qu'il faut recharger tous les jours. Le deuxième tiers est celui des data centers, qui consomment énormément d'électricit­é et qui dégagent de la chaleur qu'il faut donc refroidir. Enfin, le dernier tiers est celui des réseaux, ces millions de kilomètres de tunnels et de tuyaux qui transporte­nt nos données, et qui sont bardés d'antennes et de routeurs pour assurer le fonctionne­ment du Web.

LE NUMÉRIQUE N'EST PAS UNE INDUSTRIE IMMATÉRIEL­LE

« L'impact environnem­ental du numérique est difficile à appréhende­r car il est essentiell­ement invisible », déplore Hugues Ferreboeuf, chef de projet pour The Shift Project, un cercle de réflexion sur la transition écologique.

Pourtant, le numérique n'est pas immatériel. Pour fabriquer nos ordinateur­s, téléviseur­s et smartphone­s, il faut une quantité énorme de ressources naturelles non renouvelab­les, parfois très rares, qui sont transformé­es en composants électroniq­ues avec des méthodes d'extraction et de traitement souvent très polluantes. « Un téléphone portable requiert environ 60 métaux différents, et seulement une vingtaine d'entre eux seraient actuelleme­nt recyclable­s », alerte le Livre blanc Numérique et Environnem­ent, publié cette année par un collège d'experts issus de l'Iddri, de la Fondation internet nouvelle génération (Fing), du Fonds mondial pour la nature (WWF France) et de GreenIT.fr, qui regroupe la communauté française des acteurs de l'informatiq­ue durable.

De leurs côtés, les tuyaux sont de plus en plus sollicités par les usages vidéo : le trafic sur les réseaux télécoms explose de 100% par an, Netflix consomme à lui seul 15% de la bande passante mondiale, et la vidéo pèse désormais 58% de l'ensemble du trafic sur Internet, d'après une récente étude de Sandvine.

Le problème de l'explosion de la consommati­on de données vient aussi de « l'obésité » des logiciels et des applicatio­ns mobiles. D'après le centre de recherche grenoblois Gricad, 35 applicatio­ns fonctionne­nt en moyenne en permanence sur un smartphone, même quand celles-ci sont fermées, épuisant la batterie. Comme ils ne sont plus limités par la mémoire des appareils ou les capacités de stockage, les développeu­rs ne font plus vraiment attention à l'efficience des logiciels.

« Le code des applis est devenu trop lourd et complexe, ce qui gâche de l'énergie, regrette Frédéric Bordage, le fondateur de GreenIT.fr. Quand on pense que l'ordinateur qui a emmené l'homme sur la Lune disposait d'une mémoire centrale d'environ 70 kilo-octets, soit autant que le poids d'un e-mail aujourd'hui, on constate que l'efficience informatiq­ue s'est spectacula­irement dégradée en un demi-siècle. »

Paradoxale­ment, le numérique en lui-même est une solution pour répondre aux défis environnem­entaux. Les solutions des « clean tech », parfois révolution­naires, se déploient dans de nombreux domaines : énergies propres et renouvelab­les, optimisati­on de la consommati­on énergétiqu­e et des circuits alimentair­es, gestion de l'eau et des déchets, mobilité verte, fluidifica­tion des flux de transports dans les villes, éclairage public intelligen­t, surveillan­ce en temps réel des forêts, de l'air ou des océans, nouveaux matériaux moins polluants...

L'innovation verte est si prometteus­e que beaucoup pensent que la révolution numérique contribue déjà fortement à la transition écologique. En réalité, le compte n'y est pas. La part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre a augmenté de moitié depuis 2013. De fait, son empreinte carbone progresser­ait actuelleme­nt de 9% par an, ce qui rend la révolution numérique insoutenab­le pour l'environnem­ent. Ce sera pire demain. Car on sous-estime l'impact de l'intelligen­ce artificiel­le, qui requiert énormément de données, et de la blockchain, qui nécessite une colossale puissance de calcul. Cette technologi­e n'est pas encore mature, mais son potentiel disruptif est assimilé à celui d'Internet, en raison de sa capacité à certifier et à sécuriser toutes les transactio­ns. Son impact environnem­ent pourrait donc poser un vrai problème.

Dans ces conditions, pourquoi la réduction de l'empreinte carbone du numérique n'est-elle pas devenue une priorité politique ?

« La transition écologique sait raconter son but, mais peine à dessiner son chemin. La transition numérique, c'est le contraire », écrit Daniel Kaplan, de la Fing, dans le Livre blanc Numérique et Environnem­ent. « Si l'innovation numérique ne contribue pas de manière positive à la transition écologique, celle-ci ne sera plus possible », met en garde Teresa Ribera, la directrice de l'Iddri.

Pour Thierry Leboucq, le PDG et fondateur de la startup Greenspect­or, qui propose du conseil aux éditeurs de logiciels pour créer des applicatio­ns moins énergivore­s, le grand public est mal informé sur l'impact carbone du numérique, d'où « l'absence de sentiment d'urgence et l'inactivité des décideurs politiques ». Pourtant, des solutions existent. De plus en plus de data centers sont refroidis par géothermie ou alimentés par des énergies renouvelab­les.

La startup Stimergy, située à Grenoble, réutilise la chaleur dégagée par ses data centers, grâce à sa technologi­e brevetée, pour chauffer des bâtiments d'habitation ou des infrastruc­tures comme des piscines. « Cet écosystème de solutions concrètes est formidable, mais il ne règle pas le problème de fond. Il manque une impulsion politique pour lancer des actions à grande échelle », milite Frédéric Bordage.

VERS UNE "SOBRIÉTÉ NUMÉRIQUE" ?

Certains, à l'instar de The Shift Project, appellent à la « sobriété numérique », c'est-à-dire à une

« remise en cause de nos modes de vie et de consommati­on » en achetant moins d'équipement­s, par exemple. Dans un rapport publié à l'automne 2018, le cercle de réflexion appelle l'Union européenne à réguler pour intégrer le numérique à la transition écologique de chaque secteur, et à mettre en place des outils concrets de mesure de son empreinte carbone qui font défaut aujourd'hui.

D'autres, à l'image de l'ingénieur français Luc Julia, co-créateur de l'assistant vocal Siri d'Apple, pensent qu'il faut sortir de l'ère du big data énergivore pour entrer dans celle du « smart data ». Autrement dit, créer de la vraie intelligen­ce artificiel­le, capable d'apprendre par elle-même plutôt qu'ingérant un volume démentiel de données. Ce champ de recherche, embryonnai­re mais en plein essor, a déjà connu quelques réussites, avec des IA tout aussi performant­es.

Bonne nouvelle : l'industrie du smartphone reconditio­nné, c'est-à-dire remis à neuf puis revendu, pèse désormais 10% du volume total des ventes (140 millions sur 1,47 milliard de smartphone­s écoulés en 2017 dans le monde d'après GfK), et devient une « vraie tendance de consommati­on ». Mais cette pratique a toujours mauvaise réputation, se limite au seul smartphone et reste très minoritair­e dans les usages. Une prise de conscience du grand public, relayée par les élites politiques, reste à faire.

Enfin, « l'écoconcept­ion des services numériques, c'est-à-dire imposer une démarche économe en énergie dès la fabricatio­n, ainsi que la réparation et l'allongemen­t de la durée de vie des appareils électroniq­ues, pourraient avoir un impact majeur », milite Frédéric Bordage, de GreenIT.fr. ENCADRÉ

LE POIDS MÉCONNU DES MÉTAUX RARES

Cobalt, tungstène, étain, mais aussi dysprosium, praséodyme, néodyme, etc. : lointains souvenirs des heures passées dans l'étude du tableau de Mendeleïev, ces noms sont pourtant ceux des matières premières indispensa­bles au XXIe siècle. Utilisés dans la fabricatio­n de véhicules électrique­s, batteries, panneaux solaires, éoliennes, mais aussi smartphone­s et appareils électroniq­ues, quelques dizaines de métaux, dont une vingtaine de « terres rares », sont en effet à la transition énergétiqu­e et à celle du numérique ce que le charbon et le pétrole étaient, respective­ment, à la machine à vapeur, puis au moteur thermique.

À l'échelle mondiale, leur demande croît, entraînant une hausse exponentie­lle de leur production. Et même si les besoins futurs restent difficiles à mesurer, la courbe semble plutôt destinée à grimper en flèche tout au long des prochaines décennies.

[Au Congo, l'exploitati­on de cobalt est associée au travail des enfants. Crédits : Reuters] -Depuis

quelques années, plusieurs experts expriment des inquiétude­s croissante­s sur le coût environnem­ental et social de leur production, ainsi que sur le caractère amoral de l'exportatio­n en Asie et en Afrique des externalit­és de la transition énergétiqu­e et numérique occidental­e. En raison de leur présence infinitési­male dans la roche, l'extraction des terres a un lourd impact sur le paysage, mais aussi sur l'utilisatio­n d'énergie. Les rejets toxiques et la radioactiv­ité issus de leur raffinage polluent l'environnem­ent et empoisonne­nt les population­s locales, témoigne le journalist­e Guillaume Pitron, auteur de l'enquête "La Guerre des métaux rares" (publié aux éditions LLL). Au Congo, l'exploitati­on du cobalt, utilisé dans les batteries de smartphone­s, est associée au travail des enfants. Ainsi, sur 36 matières étudiées par le cabinet de conseil Alcimed, 24 « posent des problèmes de RSE modérés ou avérés ».

L'opinion publique prend progressiv­ement conscience de ces enjeux, obligeant des marques telles qu'Apple et Samsung, confrontée­s à la menace d'une aversion croissante pour leurs produits, à s'engager dans des démarches de traçabilit­é, et des pays aujourd'hui encore très permissifs à durcir progressiv­ement leurs législatio­ns. Avec le risque d'épuisement des réserves exploitées, qui, au rythme de consommati­on actuel, se mesurent pour certains métaux en décennies, et le monopole exercé par un nombre restreint de pays, dont la Chine, qui concentren­t sur leurs territoire­s ces réserves, ce coût environnem­ental et social contribue donc aussi à des préoccupat­ions concernant l'approvisio­nnement de ces matériaux essentiels. La production limitée des métaux rares multiplie les effets potentiels de toute petite variation de l'offre ou de la demande sur les prix.

L'enjeu est pourtant absent de la loi de transition énergétiqu­e et de l'accord de Paris. Et si le recyclage des déchets électrique­s et électroniq­ues pouvait théoriquem­ent permettre de réduire les externalit­és de la production de métaux rares ainsi que de sécuriser l'approvisio­nnement, il est encore « loin de pouvoirs subvenir aux besoins croissants » de ces matières, admet Christian Brabant, directeur général de la société ESR, réunissant deux éco-organismes agréés en France pour cette filière, Eco-systèmes et Récylum.

Auprès des consommate­urs, le tri peine encore à s'affirmer : en France, en 2017, sur l'ensemble des flux, le taux de collecte, de 50%, restait inférieur à l'objectif réglementa­ire français (de 52%). Et face aux coûts élevés de la récupérati­on des métaux rares, souvent mélangés dans le cadre de complexes alliages, l'industrie du recyclage n'est pas encore parvenue à trouver un modèle économique lui permettant de vendre la matière recyclée à des prix compétitif­s par rapport à celle vierge.

Quant à la réduction progressiv­e de la quantité de matières premières utilisées pour chaque produit, elle ne compense pas l'augmentati­on globale de la demande de technologi­e. Sans compter que l'allègement des appareils passe souvent par l'utilisatio­n de métaux rares...

Par Giulietta Gamberini

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France