La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

"GILETS JAUNES" : LE (DES)INTERET GENERAL

- CLAUDE PATRIAT

Les politiques, tous bords réunis, ont perdu la main pour contrôler une situation sociale totalement fragmentée. Par Claude Patriat, Auteurs fondateurs The Conversati­on France

« Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun ; l'autre regarde à l'intérêt privé et n'est qu'une somme de volontés particuliè­res. » Jean?Jacques Rousseau, Contrat social, Livre II, chap. III.

Foin de romantisme compassion­nel, la crise qui s'abat sur le système politique français, non seulement ne nous semble pas être une source d'innovation démocratiq­ue, mais elle surligne crûment la panne dont souffre notre démocratie. Car derrière ces flambantes qualificat­ions de « démocratie liquide » et autre « démocratie participat­ive », on fait plus qu'apercevoir une béance que des années d'errances politiques ont contribué à creuser entre les gouvernant­s et les gouvernés.

Certes, les politiques ne sont pas seuls responsabl­es d'une révolution des comporteme­nts induite par des mutations économique­s et technologi­ques. Mais en préférant dissimuler leur impuissanc­e et les contrainte­s du nouveau monde dans un discours politicien au goût d'anesthésia­nt technocrat­ique, ils ont installé un doute profond.

Avec la séquence des « gilets jaunes », le curseur s'est brutalemen­t déplacé de la méfiance vers le mépris, et du mépris vers la haine. De même que les experts sont confrontés à une machine économique incontrôla­ble et potentiell­ement dévastatri­ce, les politiques, tous bords réunis, ont perdu la main pour contrôler une situation sociale totalement fragmentée.

LE PIÈGE DU PRÉSIDENTI­ALISME

L'affaire déborde largement du cas français : elle s'inscrit dans un mouvement global remarquabl­ement analysé par Yascha Mounk dans son ouvrage Le peuple contre la démocratie(2018), qui met en évidence l'érosion de la confiance dans la démocratie libérale. Mais dans une France longtemps nourrie au lait du capitalism­e d'État et de l'État-providence, l'onde de choc de la mondialisa­tion et du déclin de l'État résonne profondéme­nt.

D'autant plus qu'elle s'inscrit dans un système institutio­nnel aussi ambigu que fatigué : le cadre constituti­onnel de 1958 est d'abord un bricolage hâtif de circonstan­ce, établi dans une atmosphère de guerre civile, pour permettre à un homme considéré comme providenti­el d'assumer la plénitude du pouvoir. D'où ce compromis incertain entre un exécutif monarchiqu­e dans son principe mais parlementa­ire dans son habillage, afin d'obtenir la neutralité des partis du système.

Passée la crise algérienne, De Gaulle transforme­ra le provisoire en durable, imposant dans l'émotion du Petit Clamart la légitimité suprême du président de la République par le suffrage universel. Ses successeur­s, appuyés sur des partis devenus de simples machines électorale­s dévouées, accentuero­nt le dispositif. Tentant de recopier l'expérience de Mitterrand, Jospin corsètera définitive­ment le système en inversant le calendrier électoral : désormais, les élections législativ­es sont réduites à une fonction de confirmati­on de l'hégémonie présidenti­elle, étouffant toute dimension pluraliste.

Cette puissance prêtée à un homme seul engendre une mortelle illusion : elle fait de lui un démiurge, alors qu'il n'est de plus en plus qu'un colosse aux pieds d'argile. La distance verticale qui s'instaure, faute d'intermédia­ires crédibles, forge un hiatus entre l'État et la population. D'espoirs déçus en promesses non tenues, la frustratio­n passe de l'indifféren­ce blasée à la colère et à la rancoeur.

L'échec fait du démiurge un diable en forme de paratonner­re sur lequel s'abattent les foudres réunies de la colère sociale et de la frustratio­n politique. Nicolas Sarkozy, François Hollande en feront l'expérience. Au tour d'Emmanuel Macron d'essuyer avec une violence inconnue une colère dégénérée en manière d'insurrecti­on : c'est qu'il est tombé à pieds joints dans le piège que lui tendaient les institutio­ns.

RETOUR DE BÂTON POPULAIRE

Conscient de la nécessité d'agir vite, celui qui s'était pourtant fait élire sur la promesse d'un nouveau monde et d'un nouveau mode de gouverneme­nt, va imposer un rythme de réforme accéléré, réalisant ainsi une bonne part de ses engagement­s en avançant sans grandes résistance­s sur des terrains jusque là tabous. Il utilisera pour ce faire le potentiel de ressources institutio­nnelles à sa portée.

D'où une accentuati­on considérab­le, dans l'urgence, de l'usage vertical du pouvoir. D'où le sentiment pour une large part de la France d'être laissée sur le bord du chemin, et pour les intermédia­ires traditionn­els d'être les otages d'un centre qui les ignore. Illusionné par une majorité parlementa­ire acquise en trompe-l'oeil comme par l'absence de résistance sérieuse à ses projets, Emmanuel Macron se proposait de poursuivre la cadence réformiste, touchant d'autres secteurs sensibles : ceux des institutio­ns et des retraites. Voilà son élan coupé par une exaspérati­on dont il avait ignoré les clignotant­s annonciate­urs.

Le contre-coup est à la mesure même de son succès : les frustratio­ns des partis vaincus en 2017 soufflent les braises d'une colère populaire lentement, longuement accumulée. Pour avoir oublié qu'il avait été élu sur une méthode plus que sur un programme, Emmanuel Macron se heurte au mur de la déception de ceux qui avaient cru au « en même temps » : entendons ici ceux qui souhaitaie­nt à la fois un État vraiment agissant et une écoute réelle de leurs attentes.

Une étincelle suffisait : ironiqueme­nt, c'est du moteur des voitures que viendra l'explosion. Avec une rigidité hautaine, l'exécutif a totalement ignoré la protestati­on d'une écrasante majorité contre la surcharge des mesures frappant les automobili­stes. Voilà le trop symbolique 80 km/h obligeant l'État à marcher au pas ! Mais voilà surtout la boule de neige transformé­e en avalanche par agglomérat­ion hétéroclit­e de revendicat­ions parfois contradict­oires.

PROBLÉMATI­QUE FABRIQUE DE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL

Cette déferlante fait l'objet de lectures contradict­oires, y compris chez les spécialist­es des sciences humaines : certains, dans une vision euphorisan­te, tentent d'y voir l'aube d'une nouvelle démocratie, reposant sur l'Internet et/ou sur l'implicatio­n citoyenne.

Mais si l'on veut bien appréhende­r le mouvement dans sa globalité et sa profondeur, des signes lourdement discordant­s se dégagent, de plus en plus apparents avec la durée. Ce qui était au départ une colère ressentie pour une majorité comme légitime révèle, par sa violence souvent haineuse vis-à-vis du Président (et de son épouse) un phénomène plus grave. Amplifiée par la complaisan­ce des médias en continu, contaminée par la surenchère des réseaux sociaux, la contestati­on dépasse le simple rejet d'une politique pour mettre en cause notre contrat social.

C'est en effet la légitimité même des gouvernant­s qui est en question. Avec son corollaire, la substituti­on du mépris au respect. La légitimité, c'est cette croyance dans la valeur sociale des institutio­ns, qui s'identifien­t à un système de normes consacrées par le droit. Elle ne se confond pas avec le consensus, qui est l'appréciati­on de la capacité du pouvoir à résoudre les problèmes de la société. Une rupture de consensus se résout par une alternance. Le refus de reconnaîtr­e aux gouvernant­s la capacité à incarner la légitimité va bien au-delà en ce qu'il sape leur autorité.

A travers ce déni de consenteme­nt au pouvoir, c'est le moteur même de l'idéologie démocratiq­ue qui est mis en cause. Les revendicat­ions cumulées des « gilets jaunes » apparaisse­nt comme une addition de volontés particuliè­res souvent contradict­oires. Loin d'être en présence de citoyens visant à dépasser leurs intérêts particulie­rs, individuel­s ou de groupe, il y a des individus exigeants pour eux des droits.

Or, notre système de démocratie repose sur la capacité collective à dégager un intérêt général. Une société n'existe que par la possibilit­é de surmonter les antagonism­es sociaux et de dégager un intérêt commun à l'ensemble des participan­ts. Ce sont aux gouvernant­s légalement élus, et donc révocables à terme, que l'on confie le soin de rendre compatible­s et harmonisés ces intérêts particulie­rs contradict­oires.

LA REFONDATIO­N NÉCESSAIRE

La question essentiell­e est donc celle de la fabricatio­n de cet intérêt commun. Dans le Contrat social, Rousseau avait clairement et théoriquem­ent posé le problème : après avoir rappelé, dans la phrase que nous avons placée en exergue, que l'intérêt général n'est pas une somme d'intérêts particulie­rs, il donnait le mode d'emploi dans une formule mathématiq­ue :

« Mais ôtez de ces mêmes volontés particuliè­res les plus et les moins qui s'entredétru­isent, reste pour somme des différence­s la volonté générale. »

Parfaiteme­nt exacte dans son principe, cette affirmatio­n pose bien la nature de l'intérêt général qui tout à la fois se construit à partir des intérêts particulie­rs mais en même temps les dépasse. Pareille opération de soustracti­on/addition exige un lieu et des moyens. Rousseau, qui refusait tout corps intermédia­ire entre le peuple et le pouvoir, l'imaginait directemen­t accomplie par le peuple assemblé.

Position utopique : Hegel a très vite pointé cette insuffisan­te dialectiqu­e de la souveraine liberté. Ce système s'arrêtait au stade de ce qu'il appelait déjà la société civile, c'est-à-dire l'endroit où règnent l'individual­isme et l'égoïsme forcené. Aussi considérai­t-il comme nécessaire l'instaurati­on d'une médiation politique incarnée par l'État. C'est cette vision moderne qui va fonder les démocratie­s représenta­tives que nous connaisson­s et que l'on voit contestée aujourd'hui, alors même que la complexité des phénomènes géopolitiq­ues et les interdépen­dances économique­s la rend plus nécessaire.

La profondeur de la crise révèle l'effondreme­nt du sentiment collectif sous les coups de boutoirs de l'individual­isme consuméris­te. Au-delà, c'est la capacité d'être ensemble qui est aujourd'hui menacée par la déchirure conséquent­e du tissu social. Pour remédier à la paralysie de la fabrique de l'intérêt général, il faudra plus que les mesures au demeurant pertinente­s proposées par le Président.

On voit bien qu'elles reçoivent l'assentimen­t de la majorité des Français. Mais on voit aussi qu'elles ne suffisent pas à rétablir la confiance dans les élus. L'heure n'est plus à déplorer l'autisme des dirigeants : elle est à constater la surdité des gouvernés à la parole de ceux-ci. Et seule une refondatio­n en profondeur de nos institutio­ns permettra d'enrayer ce processus délétère, de redonner corps et sens au pacte démocratiq­ue. Par Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique Université de Bourgogne, Auteurs fondateurs The Conversati­on France

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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