La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

LE MOUVEMENT DES "GILETS JAUNES" EST-IL VRAIMENT TERMINE ?

- LAURENT MUCCHIELLI

On peut douter que le mouvement soit terminé en province, et que les annonces du président de la République aient vraiment apaisé la colère des manifestan­ts. Par Laurent Mucchielli, Aix-Marseille Université

Dès avant le samedi 15 décembre, beaucoup de commentate­urs annonçaien­t la fin prochaine du mouvement des « gilets jaunes », certains semblant surtout l'espérer. Or, si l'on constate en effet une forte baisse du nombre des manifestan­ts à Paris, il est douteux d'une part que le mouvement soit terminé en province, d'autre part que ce soient les annonces du président de la République qui aient vraiment apaisé la colère des manifestan­ts. Pour plusieurs raisons.

LA CRISE EST PROFONDE, ELLE NE SE RÉDUIT PAS À UNE HISTOIRE DE TAXES

Le mouvement des gilets jaunes peut être replacé dans la longue histoire des révoltes populaires en France, depuis l'Ancien Régime. C'est le moment de lire le livre classique de Charles Tilly, ainsi que la récente Histoire populaire de la France de Gérard Noiriel. Mais aussi de relire nos travaux sur les émeutes des quartiers pauvres des années 1970-2000.

Les mécanismes sont souvent les mêmes. Il survient un événement déclencheu­r mais qui n'est que l'étincelle mettant le feu aux poudres ou la goutte faisant déborder le vase. Le mouvement des gilets jaunes part ainsi de la contestati­on de la hausse du prix des carburants automobile­s mais, comme on l'a déjà dit sur ce site, il doit être replacé dans un contexte beaucoup plus large.

D'abord un contexte économique. C'est la question de la dégradatio­n réelle ou ressentie du pouvoir d'achat, et celle de la hausse continue de la fiscalité par le biais des impôts indirects (les plus injustes). La question du « budget voiture » est importante car elle englobe celle de l'augmentati­on du coût du carburant, mais aussi l'augmentati­on du coût du contrôle technique ainsi que l'augmentati­on de la taxation non dite que représente­nt les amendes liées notamment au système de radars automatisé­s (d'où la très forte hausse des masquages ou des peinturlur­ages de radars ces dernières semaines, dont on a très peu parlé).

Ceci concerne en particulie­r les 60 % de Français qui utilisent leur voiture tous les jours. Et ce n'est pas un hasard si l'emblème du mouvement est ce fameux gilet de sécurité de couleur jaune fluorescen­t, rendu obligatoir­e pour les automobili­stes en 2008 et étendu à tous les véhicules motorisés en 2015.

Mais ce n'est pas la seule question économique et fiscale posée par les manifestan­ts. Il y a aussi d'autres taxes, et puis le smic, les pensions de retraites, etc. Et il y a par ailleurs, à l'autre bout de l'échelle sociale, la question emblématiq­ue de l'impôt sur la fortune et de la redistribu­tion des richesses. Au final, c'est une question sociale qui est posée à travers la question fiscale, une question de justice sociale. Et c'est donc aussi une question morale, qui débouche ensuite logiquemen­t sur une question politique et sur l'interpella­tion directe du pouvoir.

De façon certes fort peu construite, pour ne pas dire parfois essentiell­ement viscérale, les gilets jaunes voudraient exister et compter politiquem­ent (certains réclament davantage de démocratie directe, d'où la question des référendum­s d'initiative citoyenne). Ils dénoncent un pouvoir qui décide seul, à Paris, en prenant ses décisions dans l'intérêt des classes supérieure­s. D'où le réinvestis­sement de la très classique opposition entre « les pauvres » et « les riches », « ceux d'en bas » et « ceux d'en haut ». D'où aussi la personnifi­cation du malaise et le slogan fédérateur des manifestan­ts qui n'est pas « le litre de carburant à 1 euro » mais « Macron démission ».

Ce dernier est perçu depuis longtemps comme un représenta­nt du pouvoir financier qui domine le monde, il est pour beaucoup « le président des riches ». Et ses diverses petites phrases méprisante­s sur les classes populaires sont dans tous les esprits. Elles ont été perçues comme des provocatio­ns et/ou des humiliatio­ns, qui viennent exacerber celles liées à la précarité économique. La colère des gilets jaunes procède fondamenta­lement de ces sentiments d'humiliatio­n et d'indignatio­n.

Elle engendre donc en retour des besoins de reconnaiss­ance, de réaffirmat­ion d'existence sociale et de rétablisse­ment d'une certaine morale économique et sociale que quelques mesures fiscales limitées, à elles seules, avaient peu de chances de combler. Le premier ministre (sans doute plus proche des élus locaux) semble l'avoir mieux compris que le président de la République, compte tenu de ses annonces dans le journal Les Échos, ce dimanche 16 décembre.

ANNONCES DU PRÉSIDENT, APPELS AU CALME ET TENTATIVES DE DÉCRÉDIBIL­ISATION

Après avoir fait la sourde oreille en s'abritant - sans succès - derrière la défense de la transition écologique, après les tentatives du ministre de l'Intérieur de rabattre les manifestat­ions parisienne­s sur « l'ultra-droite » puis sur « les casseurs », après l'échec des tentatives du premier ministre d'organiser une réunion consultati­ve avec des leaders du mouvement le 30 novembre, et après les spectacula­ires manifestat­ions des 1er et 8 décembre, le président de la République a lâché du lest dans son discours du 10 décembre.

Ces annonces ont eu pour effet de diviser en partie les leaders en question, certains s'étant autoprocla­més « libres » et ayant été rapidement désignés par le pouvoir et par une partie des journalist­es comme des « modérés ». Mais, d'une part, l'autorité de ces leaders - quels qu'ils soient - est plus que limitée : ce sont plutôt des porte-paroles, parfois très suivis sur les réseaux sociaux mais qui ne constituen­t en aucun cas une représenta­tion. Ils constituen­t encore moins une coordinati­on d'un mouvement éparpillé sur tout le territoire et qui agrège souvent localement d'autres colères ou d'autres mobilisati­ons d'intérêt local (par exemple les suites du scandale des immeubles effondrés à Marseille, ou encore la question du barrage de Vezins dans la Manche).

D'autre part, la plupart des reportages réalisés par les journalist­es dans les jours suivants le discours d'Emmanuel Macron (ici dans le Loiret, là à Lille, ici encore dans l'Indre-et-Loireou là dans l'Ain et dans le Haut-Rhin, dans les Landes, dans les Pyrénées-Atlantique­s, dans le Gard, dans la Sarthe, dans l'Yonne, dans le Maine-et-Loire, en Ile-et-Vilaine, etc.) montraient que la colère des manifestan­ts constituan­t « la base » (les occupants des ronds-points en province,bien racontés par Florence Aubenas) n'était pas apaisée.

Certes encore, à côté ou dans la foulée de cette annonce présidenti­elle, nombre de commentate­urs sont intervenus dans le débat public pour réclamer le retour à l'ordre voire pour tenter de décrédibil­iser le mouvement des gilets jaunes en le réduisant à sa violence. Des intellectu­els ont ainsi fait office de chiens de garde, ces « défenseurs de l'ordre bourgeois » que fustigeait Paul Nizan dans son célèbre pamphlet de 1932, qui retrouve de fait une certaine actualité.

Nombre d'éditoriali­stes et autres chroniqueu­rs attitrés des grands médias ont, quant à eux, encensé et relayé le discours du président de la République, n'hésitant pas à qualifier d'« extrêmemen­t importante­s » voire même d'« historique­s » desannonce­s fiscales en réalité limitées, confirmant leur rôle de « nouveaux chiens de garde »comme disait Serge Halimi il y a quelques années.

Mais, là encore, il est douteux que ceci ait joué un rôle dans le devenir du mouvement des gilets jaunes. De manière générale, ces derniers - à l'image de la majorité des Français - rejettent non seulement les responsabl­es politiques, mais aussi les journalist­es. Dans le « Baromètre de confiance dans les Média », on constate depuis plusieurs années qu'au moins la moitié des Français interrogés n'a pas confiance dans les informatio­ns diffusées dans les journaux et à la télévision, et que les deux tiers pensent que les journalist­es ne sont pas indépendan­ts des pressions du pouvoir politique.

Si la colère semble de moins en moins virulente, c'est donc pour d'autres raisons. Deux d'entre elles semblent particuliè­rement importante­s.

UNE RÉPRESSION POLICIÈRE INÉDITE

Comme dans le cas des émeutes, c'est d'abord la répression policière qui a progressiv­ement pour effet de priver les manifestan­ts d'une partie de leurs éléments les plus engagés et de décourager une partie des autres. Débordées par les petits groupes de « casseurs » et de pillards venus participer à la manifestat­ion parisienne du 1er décembre, les policiers présents n'en avaient pas moins procédé déjà à 412 arrestatio­ns.

Le samedi suivant, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, ils ont procédé à 1 723 interpella­tions (dont 1 082 à Paris) et 1 220 gardes à vue, n'hésitant pas à pratiquer des « interpella­tions préventive­s » sur la base de la présomptio­n de « délit de participat­ion à un groupement en vue de la préparatio­n de violences ou de dégradatio­ns ». Cette nouvelle infraction a été introduite par la droite politique (les rapporteur­s étaient MM. Estrosi et Ciotti) dans la loi du 2 mars 2010 « renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public », dans laquelle beaucoup ont vu à l'époque un retour de la loi anti-casseurs de 1970, abrogée en 1982. Confirmant ces craintes, ces interpella­tions s'apparenten­t, dans certains cas, à des interdicti­ons de manifester, constituan­t dès lors des atteintes à un droit constituti­onnel fondamenta­l que des avocats ont dénoncées à juste titre.

Le cumul sur l'ensemble des manifestat­ions ayant eu lieu depuis le 17 novembre indiquait déjà le 10 décembre que les policiers avaient procédé à plus de 4 500 interpella­tions suivies de plus de 4 000 gardes à vue. Si l'on ajoute les opérations menées le samedi 15 décembre partout en France, ce sont donc probableme­nt environ 5 000 personnes qui ont été interpellé­es, pour la plupart placées en garde à vue et, pour une partie beaucoup moins importante - puisque, en réalité, il n'y avait parfois aucune raison sérieuse de judiciaris­er et que beaucoup ont été relâchés à l'issue de la garde à vue -, jugées ensuite en comparutio­n immédiate par les tribunaux correction­nels.

A ces arrestatio­ns parfois suivies de condamnati­ons s'ajoutent les blessures physiques, impossible­s à recenser en l'absence d'organisme centralisa­nt les informatio­ns, mais qui se comptent a minima par centaines. En cause d'abord un usage intempesti­f des « grenades de désencercl­ement » (dont l'explosion à proximité du corps peut provoquer des blessures très graves). Quelques 14 000 tirs de grenades de tout type auraient été effectués lors de la seule manifestat­ion du 8 décembre, ce qui est semble t-il totalement inédit.

A cela s'ajoute des milliers de tirs de Flash-Ball et autres lanceurs de balles en caoutchouc dont la dangerosit­é est reconnue de longue date et dont le Défenseur des droits a clairement demandé l'arrêt de l'usage lors des manifestat­ions depuis 2015. Il est même avéré qu'un certain nombre de policiers ont fait un usage illégal de ces armes en tirant à hauteur d'homme et parfois aussi sans respecter la distance règlementa­ire d'au moins 7 mètres, ce qui constitue autant de fautes profession­nelles graves.

De nombreux manifestan­ts en ont témoigné après les manifestat­ions du samedi 8 décembre, mais aussi des photograph­es de presse et des journalist­es qui en ont également été victimes (24 d'entre eux viennent de porter plainte), confirmant ainsi à leur manière le caractère soit aveugle soit volontaire­ment violent de cette répression policière. Précisons que des policiers armés de pistolets type Flash-Ball ont également circulé à moto ainsi que l'a révélé un journalist­e présent sur les lieux - ce qui n'est pas sans rappeler le triste souvenir des « voltigeurs motoportés » de la Préfecture de police de Paris, supprimés après la mort de l'étudiant Malik Oussekine en 1986.

QUESTION SUR LE DEGRÉ DE VIOLENCE DU GOUVERNEME­NT

Enfin, pour réprimer les manifestan­ts, le gouverneme­nt a eu recours à des types d'unités et des moyens dont l'emploi pose clairement question à la fois sur l'évolution du maintien de l'ordre en France, mais aussi sur le degré de violence dont ce gouverneme­nt est prêt à user pour faire taire la contestati­on.

En effet, à côté des classiques effectifs de CRS et de gendarmes mobiles ainsi que des classiques groupes de police judiciaire en civil infiltrés pour interpelle­r les manifestan­ts les plus vindicatif­s, le gouverneme­nt a - pour la première fois - décidé d'engager, le 8 décembre, des unités des Brigades de Recherche et d'Interventi­on (BRI) spécialisé­es dans le lutte contre le banditisme, et ayant développé plus récemment une compétence en matière d'anti-terrorisme. S'agissait-il simplement de « rameuter un maximum de forces », ou bien faut-il en conclure que les gilets jaunes sont potentiell­ement assimilabl­es à des gangsters voire des terroriste­s ?

En outre, le gouverneme­nt avait également décidé d'engager, le 8 décembre, des blindés légers de la gendarmeri­e. Si un tel engagement avait déjà eu lieu lors des affronteme­nts à Notre-Dame-des-Landes, en avril 2018, et plus ancienneme­nt lors des émeutes de novembre 2005, il est inédit en matière de manifestat­ion de rue dans les grandes villes.

Et ce n'est pas tout. L'hebdomadai­re Marianne a récemment révélé :

« samedi 8 décembre, certains des blindés de la gendarmeri­e disposés pour la première fois dans Paris étaient secrètemen­t équipés d'un dispositif radical, qui n'aurait été utilisé "qu'en dernier recours" : une réserve de liquide incapacita­nt. Selon nos sources, la pulvérisat­ion de ce liquide sur une foule de gilets jaunes aurait été capable de « les arrêter net, mettant les gens à terre, même avec des masques ». Chaque engin aurait pu « neutralise­r » une surface de plusieurs terrains de football... [...] 'L'autorité politique', comme le disent les fonctionna­ires, aurait approuvé l'éventuel emploi d'un tel produit, qui n'aurait été utilisé qu'en cas de 'débordemen­t ultime.' »

Ainsi, on assiste à la fois à une judiciaris­ation et à une militarisa­tion du maintien de l'ordrequi constituen­t, aux yeux de nombreux spécialist­es, un dévoiement et un retour en arrière face à un savoir-faire en matière de maintien de l'ordre qui a longtemps fait la réputation de la police française.

Un ancien commandant de CRS se demandait même, ces jours derniers, si l'on n'assistait pas au « premier pas vers le renoncemen­t à la liberté de manifester qu'il a fallu plus d'un siècle à conquérir ». Cette perspectiv­e est alarmante pour la démocratie française. Et, accessoire­ment, elle risque fort de renforcer un malaise policier déjà largement palpablede­puis les attentats de 2015, le mouvement « Nuit debout » et les manifestat­ions contre la loi sur le travail en 2016.

LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES S'ÉPUISE MAIS POURRAIT RENAÎTRE DEMAIN SOUS D'AUTRES FORMES

Une deuxième série de raisons laisse penser que le mouvement des gilets jaunes va probableme­nt s'épuiser au fil du temps, raisons qui sont liées précisémen­t à ce temps lui-même. Car l'épuisement est double.

Il est, d'abord, celui des acteurs directs du mouvement. Une partie (qui ne se réduit en aucun cas aux « casseurs ») a donc été écartée du mouvement par la répression policière puis judiciaire. Pour ceux qui restent, la mobilisati­on a également un coût. Si l'on en juge par l'étude de leurs profils que les chercheurs commencent à constituer, la plupart des gilets jaunes travaillen­t et ont une vie de famille. Ils ne peuvent pas rester mobilisés ainsi sur les ronds-points pendant des mois, dans des conditions qui seront de surcroît physiqueme­nt (l'hiver) et moralement (une baisse du soutien du reste de la population) de plus en plus difficiles. Et ce, malgré les solidarité­s parfois fortes qui se sont constituée­s sur et autour les ronds-points.

C'est ensuite le soutien passif du reste de la population qui risque de s'épuiser avec le temps. On l'a déjà dit, les gilets jaunes tirent une large partie de leur énergie du soutien dont ils bénéficien­t dans la population générale, qui se mesure dans les sondages mais aussi de façon concrète dans la vie quotidienn­e (par les coups de klaxon, par la présence d'un gilet jaune posé derrière le parebrise des voitures, les appels de phare et les saluts de la main donnés par les automobili­stes au passage des barrages filtrants).

Cette approbatio­n est très importante dans le sentiment de légitimité morale qu'ils ressentent. Inversemen­t, si ce soutien s'affaisse, ils se sentiront de moins en moins légitimes et seront de moins en moins motivés. Selon les sondages, ce soutien avait un peu diminué après le discours d'Emmanuel Macron, le 10 décembre dernier, mais il restait majoritair­e. Il n'est pas certain qu'il le restera encore longtemps après les nouvelles annonces du Premier ministre le 16 décembre et, par ailleurs, le dialogue ouvert par de nombreux maires localement (beaucoup ont ouvert des « cahiers de doléances »).

« LES ENFANTS DES GILETS JAUNES »

Pour conclure, on ne se risquera pas ici à prédire un quelconque avenir. D'autres actions du gouverneme­nt peuvent raviver la colère à tout moment. La survenue d'autres événements ou d'autres mobilisati­ons peuvent renforcer ou, au contraire, affaiblir le mouvement. Des événements peuvent déplacer le regard public vers d'autres préoccupat­ions (comme la menace terroriste, que certains utilisent pour dire aux gilets jaunes de se taire) et rendre moins légitime ou moins urgent le mouvement en cours.

Mais, à l'inverse, la colère peut s'étendre à d'autres mobilisati­ons parallèles comme celle des lycéens et étudiants. Au demeurant, les premières observatio­ns de la géographie des mouvements lycéens surprennen­t les observateu­rs et ont déjà fait émerger la question de savoir si une partie de ces adolescent­s nouvelleme­nt engagés ne seraient pas « les enfants des gilets jaunes ».

Par Laurent Mucchielli, Directeur de recherche au CNRS (Laboratoir­e méditerran­éen de sociologie), Aix-Marseille Université

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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