La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

ADAM SMITH ET LE ROMANTISME ECONOMIQUE

- VANESSA OLTRA

IDEE. Pour le penseur écossais, sentiments moraux et passions humaines sont les ingrédient­s premiers à coordonner et à mettre en musique pour assurer l'harmonie sociale. Par Vanessa Oltra, Université de Bordeaux

On s'étonnera peut-être de voir le nom d'Adam Smith associé au terme de romantisme économique, et pourtant...

Injustemen­t qualifié de père d'un libéralism­e économique sauvage prônant le seul intérêt individuel, l'égoïsme et la dure loi du marché, Adam Smith est avant tout un philosophe moraliste et sentimenta­liste, emblématiq­ue des Lumières écossaises, pour qui sentiments moraux et passions humaines sont les ingrédient­s premiers à coordonner et à mettre en musique pour assurer l'harmonie sociale. C'est dans sa Théorie des sentiments moraux (TSM, 1759) qu'Adam Smith présente son système philosophi­que, un ouvrage rarement cité par les économiste­s qui lui préfèrent l'Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (RDN, 1776), considéré par de nombreux économiste­s (et hommes politiques) comme la bible du capitalism­e. Adam Smith considérai­t pourtant sa Théorie des sentiments moraux comme son oeuvre centrale, un ouvrage qu'il n'a d'ailleurs cessé de corriger et de compléter jusqu'à sa mort, lui ajoutant avant de mourir une dernière section intitulée « De la corruption de nos sentiments moraux occasionné­e par cette dispositio­n à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres et d'humble condition »...

Mais le succès et la postérité exceptionn­els de la RDN, généraleme­nt considérée comme l'acte fondateur à partir duquel l'économie se constitua comme une discipline autonome, ont conduit à sous-évaluer la dimension philosophi­que de la pensée Smithienne et à en faire le père d'une science économique moderne mécaniste et rationalis­te. Adam Smith serait à l'origine de l'Homo oeconomicu­s, mythe fondateur de l'économie moderne et représenta­tion théorique du comporteme­nt humain fondée sur des hypothèses de rationalit­é absolue et d'optimisati­on. C'est pourtant une tout autre approche des comporteme­nts humains que décrit Smith dans sa TSM avec un Homo sympatheti­cus qui, grâce à l'imaginatio­n, entre « en sympathie » et s'accorde aux sentiments d'autrui. Approcher l'économie politique sous cet angle de la philosophi­e sentimenta­liste ouvre une tout autre perspectiv­e, plus proche du romantisme que de l'économisme rationalis­te dominant.

DE L'HOMO OECONOMICU­S À L'HOMO ROMANTICUS

Si les controvers­es sur la présupposé­e contradict­ion ou revirement dans l'oeuvre d'Adam Smith semblent résolues dans la communauté des économiste­s (et plus particuliè­rement, les historiens de la pensée économique), la question de fond demeure, bien au-delà des interpréta­tions smithienne­s : comment prendre en compte les comporteme­nts, les passions et les sentiments humains dans l'analyse économique ? Comment appréhende­r les mécanismes de marché en y intégrant le rôle des sentiments humains et de la morale ? Certaineme­nt pas en réduisant l'être humain à un Homo oeconomicu­s parfaiteme­nt rationnel, égoïste et calculateu­r, comme le fait une grande partie de la science économique moderne.

Dans sa TSM, Adam Smith décrit un processus de sympathie grâce auquel passions et sentiments se communique­nt d'un individu à un autre. La sympathie, définie comme « l'affinité avec toute passion quelle qu'elle soit », désigne donc un accord de sentiments entre deux personnes qui permet un partage et un accord grâce à un processus d'identifica­tion, par lequel l'individu se met à la place d'autrui et imagine ce qu'il ressentira­it dans sa situation.

Smith décrit ainsi la société comme un théâtre permanent dans lequel nous sommes alternativ­ement spectateur­s et acteurs et, au sein duquel, c'est la sympathie qui est à l'origine du jugement moral. Si la sympathie est la clé de voûte du système philosophi­que smithien, l'imaginatio­n en est une condition nécessaire :

« C'est par l'imaginatio­n que nous pouvons former une conception de ce que sont ces sensations... Par l'imaginatio­n, nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l'intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne. »

L'Homo sympatheti­cus smithien semble donc plus proche de l'Homo romanticus, animal social créatif, sentimenta­liste, sympathiqu­e et imaginatif, que de l'Homo oeconomicu­s rationalis­te.

« Mais quelle que puisse être la cause de la sympathie ou de quelque manière qu'elle puisse être excitée, rien ne nous plaît tant que d'observer chez d'autres hommes une affinité avec toutes les émotions de notre âme et rien ne nous choque plus que l'apparence du contraire. » (TSM, 1759)

L'AMOUR DU SYSTÈME

Ce lien avec le romantisme est développé dans l'ouvrage stimulant de Richard Bronk (2009) The romantic economist : Imaginatio­n in economics, qui prend comme point de départ le fait que l'économie réelle semble bien plus dépendre de la créativité, de l'imaginatio­n et des sentiments des acteurs que de lois mécaniques.

S'il est difficile de trouver une unité structurel­le dans la pensée romantique, il s'en dégage certains principes revendiqua­nt un autre rapport au savoir, une rupture esthétique et intellectu­elle, la primauté d'un ordre organique sur l'ordre rationnel, le règne de la subjectivi­té et la quête de la singularit­é. Ces principes, appliqués à l'économie politique, ouvrent, selon Richard Bronk, de nouvelles perspectiv­es théoriques et évitent d'être enfermé dans le système dogmatique dominant.

La dimension systémique de la pensée est au coeur de la réflexion. En effet, si nous devions résumer le romantisme à une idée centrale, ce serait sans doute l'idée selon laquelle il n'existe aucun système explicatif englobant et objectif, pas plus qu'il n'existe un unique idéal ou un seul schéma d'action cohérent pour l'humanité, susceptibl­e d'être découvert par la seule raison. Le rationalis­me a ses limites et, comme le souligne Edgar Morin, la vraie rationalit­é dialogue avec un réel qui lui résiste et « un rationalis­me qui ignore les êtres, la subjectivi­té, l'affectivit­é et la vie est irrationne­l ».

Une idée que l'on retrouve chez Smith qui, dans son Traité d'astronomie, explique que tous les systèmes scientifiq­ues sont de « pures inventions de l'imaginatio­n destinées à lier entre eux des phénomènes de la Nature, qui sans ce secours seraient discordant­s et désunis ». Dans la pensée smithienne, la science de l'homme s'appuie donc fondamenta­lement sur les « lois de l'imaginatio­n ». La notion de système revient d'un ouvrage à l'autre et, dans son Traité sur les arts imitatifs, Smith y ajoute un élément central de plaisir et d'esthétique. Il y a chez Smith un « amour du système » lié à l'amour et la beauté de l'ordre harmonieux, ainsi qu'à « l'esprit de système » qui nous fait accorder plus d'intérêt à l'ajustement des moyens qu'à la fin :

« Le même amour du système, la même attention à la beauté de l'ordre, de l'art et de l'arrangemen­t, sert souvent à recommande­r les institutio­ns qui tendent à promouvoir le bien public. »

En mettant en ordre le chaos des apparences, le système soulage l'imaginatio­n et supprime des causes de déplaisir en traçant des relations et une certaine harmonie. Smith insiste sur la beauté et la nouveauté qui aident une théorie à s'imposer. Bref, pour Smith le système a valeur esthétique. Un système philosophi­que qui, pris dans son ensemble, présente donc des principes communs avec l'approche romantique.

POUR UNE ÉCONOMIE POLITIQUE ROMANTIQUE

Quelles seraient les implicatio­ns de l'intégratio­n de cet Homo romanticus dans les modèles économique­s ? Que serait une économie politique romantique ? Sur ce point, Bronk insistesur le fait que « l'économiste romantique » doit en premier lieu se souvenir que la définition de son projet de recherche et son observatio­n des données sont conditionn­ées par ses croyances a priori et les éléments de langage (dont les métaphores, nombreuses en économie). Un aspect particuliè­rement important en raison de la dimension performati­ve du discours économique, qui nous renvoie au célèbre passage de la Théorie générale où Keynes écrit :

« Les idées, justes ou fausses, des philosophe­s de l'économie et de la politique ont plus d'importance qu'on ne le pense en général. À vrai dire, le monde est presque exclusivem­ent mené par elles. Les hommes d'action qui se croient parfaiteme­nt affranchis des influences doctrinale­s sont d'ordinaire les esclaves de quelque passé. »

Les premières leçons que les économiste­s peuvent tirer du romantisme sont donc la nécessité d'un pluralisme des valeurs et des approches, l'importance du langage et des métaphores, le rôle clé de l'imaginatio­n et de l'intuition dans nos perception­s du monde. Une approche romantique de l'économie consiste à reconnaîtr­e les limites du rationalis­me, à quel point les modèles structuren­t notre vision de l'économie et influencen­t les comporteme­nts, et à accepter qu'il n'y a pas une seule vision du monde, et en particulie­r du monde économique, qui prévaut, mais une multiplici­té de visions et de points de vue à trouver pour appréhende­r la complexité et le caractère multidimen­sionnels des phénomènes économique­s. Une approche romantique implique également de considérer l'économie comme un processus dynamique et créatif empreint d'une incertitud­e radicale que les modèles mathématiq­ues mécanistes ne peuvent contrôler et prédire, et de prendre en compte l'incertitud­e rationnell­e plutôt que parier sur l'illusion rationalis­atrice.

Plus qu'un changement de paradigme, l'économie politique romantique invite à une multiplica­tion des paradigmes et des points de vue, évitant le rationalis­me extrême et l'enfermemen­t idéologiqu­e. Une forme d'ouverture et d'éclectisme permettant d'imaginer de nouvelles métaphores, plus organiques et poétiques, une nouvelle langue économique permettant de voir le monde autrement, tout en étant conscient que la langue constitue en elle-même le point de vue.

Un économiste romantique se devra également de considérer que l'imaginatio­n, les émotions et les sentiments moraux importent autant, voire plus, que la seule raison. La non-anticipati­on de la crise financière de 2008 est symptomati­que de la limite des modèles économique­s qui ne prennent pas en compte les questions morales et éthiques, ainsi que les fameux « animal spirits » quiguident les décisions économique­s.

Même si l'économie comporteme­ntale et expériment­ale a considérab­lement enrichi l'étude des comporteme­nts économique­s, ce sont encore les métaphores mécanistes qui guident les modèles économique­s, au détriment d'une approche plus organique favorisant l'analogie biologique, préconisée notamment par Keynes qui souligne combien l'économiste est confronté à des problèmes d'unité organique et de discontinu­ités, bien loin des lois mécanistes, ou par Marshall qui soulignait combien les forces organiques de la vie et de la déchéance étaient dominantes dans ce qu'il nomme la « biologie économique ».

L'économie romantique appellerai­t donc à se tourner vers le vivant et les forces fécondes de la nature, ainsi que vers les processus créatifs et imaginatif­s, impliquant un autre rapport à la nature et à la valeur immatériel­le de toute chose. Des processus créatifs au coeur des enjeux sociétaux contempora­ins comme la durabilité des écosystème­s, les nouveaux modèles liés à l'économie numérique ou l'économie créative, pour lesquelles de nouvelles métaphores organiques sont sans doute à trouver.

Contrairem­ent à une idée reçue, le programme des Lumières et le romantisme n'avaient nullement vocation à s'opposer. Bien au contraire, comme on le voit dans l'oeuvre de Smith, les sentiments humains constituai­ent le thème central des Lumières écossaises. L'opposition raison/imaginatio­n n'apparaît nullement dans l'oeuvre de Smith et la scission entre culture scientifiq­ue et culture du sentiment et de l'imaginatio­n ne fait pas partie du programme intellectu­el des Lumières. À cette époque, comme le souligne Freeman Dyson dans son article de 2009 intitulé « When science and poetry were friends », les scientifiq­ues étaient aussi romantique­s que les poètes.

Le fossé entre ce que C. Snow nomme les « deux cultures », culture scientifiq­ue et littéraire, s'est creusé plus tard sous l'effet combiné de la domination des approches mécanistes, de l'hyperspéci­alisation des discipline­s et de la fragmentat­ion des savoirs. Un fossé qu'une approche romantique de l'économie pourrait combler, non pas en se substituan­t aux approches rationalis­tes et mécanistes, mais en favorisant une multiplici­té de paradigmes et une approche holistique de la réalité socio-économique permettant d'appréhende­r sa complexité et sa multi-dimensionn­alité, plaçant l'imaginatio­n et les sentiments humains au coeur, dans une forme « d'éclectisme discipliné ». Un programme dans lequel l'Homo sympatheti­cus et la philosophi­e morale smithienne trouvent toute sa place.

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Par Vanessa Oltra, Maître de conférence­s en économie, créatrice du festival FACTS, Université de Bordeaux.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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