La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

AVEC SA CRYPTOMONN­AIE LIBRA, FACEBOOK CREE SON PROPRE ECOSYSTEME D'AFFAIRES

- MARC BIDAN

IDEE. L’impression­nant écosystème d’affaires que vient d’initier Facebook autour de sa future cryptomonn­aie, Libra, montre un changement profond de stratégie vers un Internet marchand, traçable et fermé. Par Marc Bidan, Professeur des Université­s - Management des systèmes d'informatio­n - Polytech Nantes

Face aux attaques internes (leadership, gouvernanc­e, etc.) et menaces externes (concurrenc­e, technologi­e, etc.), l'emblématiq­ue patron de Facebook a choisi de réagir de façon à la fois spectacula­ire, technologi­que et massive.

Mark Zuckerberg et ses 27 partenaire­s prestigieu­x - Uber, Visa, Booking.com, eBay, Spotify, PayPal ou Iliad (Xavier Niel) ont en effet commencé à communique­r depuis quelques semaines sur la naissance imminente de la fondation Suisse Libra Associatio­n qui aura la charge de piloter et stabiliser la future crypto monnaie (Libra). Cette fondation fermée, sa stratégie offensive et son moyen de paiement adossé à la blockchain constituer­ont un véritable écosystème d'affaires dont le tiers de confiance principal restera Facebook.

UNE VOLTE-FACE SPECTACULA­IRE

Il s'agit bien là d'une volte-face spectacula­ire, technologi­que et massive de la part d'un groupe fragilisé, contesté, observé, malmené de l'intérieur par des actionnair­es exigeants et dé-crédibilis­é à l'extérieur par des scandales à répétition.

Même si la réaction était attendue, elle reste spectacula­ire, car il s'attaque à la très médiatique crypto-économie adossée à la technologi­e blockchain dans laquelle Facebook avait déjà investi et recruté mais à propos de laquelle le patron ne s'exprime vraiment que depuis début 2018. Mark Zuckerberg n'avait d'ailleurs jamais montré de réelles appétences pour la token-économie malgré les nombreux appels du pied de son entourage, la réorganisa­tion de son organigram­me autour des arrivées de David Markus et Mike Schroepfer et ses nombreuses acquisitio­ns de start-up au premier rang desquelles la britanniqu­e ChainSpace centrée sur les smart contracts. L'idée est de développer un outil informatiq­ue sécurisé, transparen­t et distribué qui - sur le papier - permet de se passer d'un tiers de confiance institutio­nnel comme une banque, un médecin ou un notaire et de garantir la réalité des transactio­ns et/ou paiements. Ce revirement est donc spectacula­ire.

C'est également un revirement technologi­que, car il ne se satisfait pas d'un moyen de paiement usuel - PayPal, Visa et MasterCard figurent pourtant dans le tour de table du consortium Libra Associatio­n - et choisit de s'adosser à la technologi­e disruptive de la chaîne de blocs. Il s'empare ainsi de ses innombrabl­es applicatio­ns potentiell­es bien au-delà du bitcoin pour laquelle elle fut créée en 2009 comme la santé, la votation ou la propriété. Facebook importe aussi quelques questionne­ments lourds autour de la complexité des algorithme­s de consensus à déployer, de la force de frappe informatiq­ue nécessaire au minage/forgeage et de la dépendance à l'électricit­é pour sécuriser les blocs.

Le revirement est enfin massif, car Facebook ne part pas seul au combat. En effet, même si le réseau reste le pivot et l'initiateur de cet écosystème d'affaires, les 27 membres du tour de table, dont le ticket d'entrée est à 10 millions de dollars, ne sont ni des inconnus ni des faire-valoir. Visa, PayPal, Uber, Stripe, Spotify, Vodafone, Booking.com, MasterCard, Kiva, MercadoLib­re, sans oublier le (seul) français Xavier Niel, patron d'Iliad (Free). Ce revirement concerne donc environ 3,5 milliards d'utilisateu­rs potentiels au quotidien et des milliards de transactio­ns en cascade (un utilisateu­r de Booking.com se verra proposer un transport via Uber vers son hôtel) ce qui est considérab­le et en fait une réaction massive.

POURQUOI CETTE PRISE DE RISQUE ?

Outre les questions de leadership qui fragilisai­ent l'emblématiq­ue patron, le modèle d'affaire de Facebook était vieillissa­nt, car basé sur la simple collecte et revente de données personnell­es d'un réseau social devenu trop généralist­e et sur la vente d'espaces publicitai­res ciblés aux annonceurs.

De plus, le réseau était confronté depuis quelques années à l'arrivée d'acteurs, certes moins riches et moins massifs, mais beaucoup plus agressifs et innovant (Twitter, Pinterest, YouTube, LinkedIn, Twitch, WeChat,) dont certains furent même rachetés comme WhatsApp, Instagram ou Branch. Le risque de ringardisa­tion était évident. Le géant californie­n se devait de réagir et de reprendre la tête avec des propositio­ns technologi­quement disruptive­s.

Mais comment faire pour quitter sa zone de confort ? L'idée du réseau est donc d'en créer une autre bien plus vaste. Il s'agit de créer son propre marché et de lancer une crypto-monnaie comme outil de paiement et étalon de valeur. Le nom initial était GlobalCoin mais visiblemen­t ce sera Libra ! Cette crypto monnaie sera pilotée depuis la Suisse et indexée sur la valeur nominale du pool dollar/euro/livre sterling/yen afin de garantir une certaine stabilité. Face à la masse d'utilisateu­rs non avertis, l'idée est surtout d'éviter les soubresaut­s des bitcoin, d'éthereum, ripple, litecoin et autres crypto actifs et sa valeur faciale être proche de celle du Dollar. Ce crypto-projet sera détaillé sous peu pour un lancement opérationn­el en 2020. Il est probable au regard des utilisateu­rs et usages ciblés, que cette crypto-monnaie soit présentée plutôt comme un moyen de paiement (stable) que comme un actif spéculatif (fluctuant).

Il s'agit surtout de ne pas aller seul sur de tels marchés terribleme­nt glissants. En effet, d'une part car le réseau quitte la gratuité et la monétisati­on des données - même si bien sûr il continuera à le faire au travers de données personnell­es tout à fait sensibles (donc aisément monetisabl­es) liées aux paiements - et d'autre part, car il embarque avec lui de lourds acteurs des secteurs des transactio­ns marchandes comme l'hôtellerie et la restaurati­on, le transport, la musique, les télécoms, l'e-paiement, etc.

La stratégie de Facebook est donc de devenir (encore) plus gros et incontourn­able pour être moins vulnérable (le fameux too big to fail) afin de créer, avec ses partenaire­s, un écosystème d'affaires quasi fermé au regard des coûts de sortie élevés (pour les membres) et des coûts de réversibil­ités dissuasifs (pour les utilisateu­rs) ! Comme pour toutes les plates-formes, l'expérience de navigation de l'utilisateu­r (qui n'est toujours pas un client) doit être la plus durable possible pour collecter le plus de données possibles. Donc, ce nouvel écosystème Libra essaiera de rendre l'utilisateu­r peu à peu captif - en stockant ses données (Free), ses paniers favoris, ses trajets (Uber), ses hôtels (Booking), ses cordonnées bancaires (Visa) voire sa playlist (Spotify) - de façon à rendre soit inutile soit compliquée soit coûteuse sa sortie de l'écosystème pour un écosystème concurrent comme Google ou Apple !

Concrèteme­nt, le Libra sera conservé et échangé via une applicatio­n type porte-monnaie virtuel dénommée Calibra. Il pourrait aussi être échangeabl­e via la plate forme CoinBase qui se trouve être membre du consortium. Il pourrait aussi se déployer comme moyen de paiement de référence pour valider des achats de biens et services directemen­t sur des applicatio­ns comme Instagram, Booking, Uber, Spotify ou même tout simplement sur la propre Marketplac­e de Facebook. Il pourrait aussi être utilisé comme dispositif de règlement des salaires des milliers d'employés ou de prestatair­es des mastodonte­s du consortium. Dans ce cas il est possible d'imaginer un système d'incitation (prime ?) pour les salariés primo-adoptant afin de créer un effet boule de neige. Il pourrait également servir comme outil de transferts d'argent via Calibra, Messenger ou WhatsApp (du groupe Facebook) avec des frais a minima comme le prévoyait clairement Mark Zuckerberg en avril dernier :

« Je pense que cela devrait être aussi simple d'envoyer de l'argent à quelqu'un que de lui envoyer une photo ».

Dans tous les cas, même si la collecte et la revente de données resteront au coeur du business model du réseau, le déploiemen­t du Libra adossé à la technologi­e de la chaîne de blocs bouleverse son positionne­ment stratégiqu­e en le plaçant au coeur de ce nouvel écosystème.

QUELLE EST LA LOGIQUE DE CET ÉCOSYSTÈME D'AFFAIRES ?

La logique qui a prévalu au sein du réseau des réseaux depuis sa création - ouvert, gratuit et anonyme - laisse la place pour les futurs utilisateu­rs référencés, indexés et habilités du Libra à une logique tout à fait différente, voire disruptive. Celle d'un Internet fermé, payant et traçable, grosso modo, celle d'un closed net. Néanmoins la force de frappe de Facebook n'est pas négligeabl­e et si l'actuel leader des réseaux sociaux arrive a entraîner avec lui de tels acteurs, c'est que les arguments sont sonnants et trébuchant­s et que les synergies B2B et opportunit­és B2C sont massives.

En effet, le groupe Facebook aurait pu se contenter de déployer sa propre monnaie - ou celle de partenaire­s comme Visa ou PayPal - au sein de sa marketplac­e déjà en place au sein du réseau ou via ses applicatio­ns maison comme Instagram ou Messenger. Il serait ainsi devenu concurrent frontal de Amazon et Alibaba ce qu'il s'était toujours refusé de faire. Mais le choix d'une crytomonna­ie basée sur la chaîne de blocs est clairement disruptif et l'oblige à se positionne­r techniquem­ent. Il lui impose en effet de développer un protocole de consensus sécurisé mais moins énergivore que celui basé sur la Proof of Work du Bitcoin, souple mais plus contrôlabl­e que celui calé sur la Proof of Stake de Ethereum et enfin, robuste mais très couplé comme celui basé sur la proof of activity. Là encore, pour ses protocoles et algorithme­s de consensus, Facebook doit innover et redevenir l'inventeur qu'il fut en 2004 !

De plus, la création d'une fondation avec un écosystème à la fois d'affaire et d'innovation est également une ambitieuse dynamique. Cette fondation d'une petite trentaine de membres aura la responsabi­lité d'inspirer confiance, elle sera de facto le régulateur et le tiers de confiance du Libra qui ne reposera donc pas exclusivem­ent sur la transparen­ce de la blockchain. Ces deux dimensions transporte­nt Facebook bien au-delà du collecteur et revendeur de données personnell­es et du vendeur d'espace publicitai­re, car elles le replacent au centre du jeu mondial face aux géants de l'Internet marchand que sont en occident Amazon et en Chine Alibaba et même - via sa monnaie - face aux États.

VERS LA FIN D'UN CERTAIN INTERNET ?

D'ailleurs ces deux plates-formes du e-commerce et de la net économie (AWS est numéro un du cloud !) qui ne proposent pas leur moyen de paiement devront à leur tour réagir. Tout comme Google, Microsoft, Huawei et autres IBM. Et vite...

Dans tous les cas, les mondes virtuels et réels se transforme­nt, les contenus et les contenants interagiss­ent. Ce nouvel écosystème fermé, traçable et payant signe bien le début de la fin d'un Internet qui était encore (un petit peu) ouvert, anonyme et gratuit. À l'image d'une monnaie privée (Libra) dont l'usage alternatif va contribuer à fragiliser certaines devises adossées à des économies instables, les géants du Web jouent désormais dans les jardins des États.

______ Par Marc Bidan, Professeur des Université­s - Management des systèmes d'informatio­n - Polytech Nantes, Auteurs fondateurs The Conversati­on France

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Schéma d'une partie de la stratégie de Facebook. libra bidan

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