La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

PRIVATISAT­ION DE LA FDJ : POUR QUI EST-CE LA FIN DES CHIFFRES "AVEC PLEIN DE ZEROS DERRIERE" ?

- JEROME CABY

IDEE. Plus que l'État ou les joueurs, ce sont les actionnair­es historique­s qui détiennent une part réduite du capital qui ont le plus à perdre en cas de fin du monopole. Par Jérôme Caby, IAE Paris - Sorbonne Business School

Après plusieurs mois de débats, la loi Pacte (Plan d'action pour la croissance et la transforma­tion des entreprise­s) a été promulguée le 22 mai dernier. L'article 137 de ce texte ouvre la voie à une privatisat­ion de la Française des jeux (FDJ), la majorité du capital pouvant être désormais cédée.

La FDJ, deuxième loterie européenne et quatrième mondiale, est aujourd'hui une Société anonyme d'économie mixte. Elle jouit d'un monopole confié par l'État sur les jeux de loterie (tirage et grattage) en ligne et en points de vente, ainsi que sur les paris sportifs en points de vente (les paris sportifs en ligne sont ouverts à la concurrenc­e). La loi précise également que la FDJ conservera le monopole en l'état, mais dans le cadre d'une concession d'un maximum de 25 ans. En dehors des considérat­ions générales, les modalités exactes de la privatisat­ion de la FDJ ne sont pas connues même si des acteurs gouverneme­ntaux ont à l'occasion lancé des idées, notamment une réduction de la participat­ion de l'État de 72 % à 20 % et une introducti­on en bourse.

UNE ENTREPRISE QUI NE CONNAÎT PAS LA CRISE

La FDJ a une activité en progressio­n constante et n'est que peu affectée par la conjonctur­e même si l'on constate une petite faiblesse lors de la crise de 2007-08. On note également que la part distribuée aux joueurs progresse régulièrem­ent (différence entre le volume des mises et le produit brut des jeux), le dynamisme de l'activité permettant de répartir plus largement les coûts. Ce dynamisme mérite d'être signalé alors que la concurrenc­e a explosé avec la démultipli­cation des possibilit­és de jouer en ligne où la notion de monopole national perd de sa pertinence.

Sur le produit brut des jeux, l'État prélève une taxe définie par arrêté du ministre chargé du budget et encadrée par la loi. Pour 2018, cette taxe s'élève à environ 65 % (3 346 millions d'euros) sans compter l'impôt sur les sociétés (83 millions en 2017), les cotisation­s diverses et les dividendes sur le résultat (130 millions pour 2017, dont 72 % pour l'État), le tout représenta­nt environ 3,5 milliards d'euros. Le système de taxation a été rénové dans le cadre le cadre la loi Pacte (article 138), mais sous certaines réserves. La privatisat­ion ne changera donc pas grand-chose, la part des dividendes étant relativeme­nt faible dans les reversemen­ts à l'État.

Pour autant, la FDJ parvient à dégager des marges honorables avec un EBITDA représenta­nt 17,5 % des produits des activités ordinaires (équivalent du chiffre d'affaires, après prise en compte des reversemen­ts aux joueurs et des prélèvemen­ts publics) et un résultat netreprése­ntant près de 9,5 %. Une ouverture du capital aura donc des conséquenc­es limitées sur les revenus de l'État qui tire davantage profit de la taxation que de la rémunérati­on du capital.

UNE COMPOSITIO­N BAROQUE DU CAPITAL

Au niveau européen, même si les situations respective­s des différente­s sociétés nationales sont difficiles à comparer, la FDJ est l'opérateur qui « rend » aux joueurs la part la plus importante des mises (67,6 %). Un niveau équivalent à celui de la Selae (Sociedad estatal loterias y apuestas del estado) en Espagne, mais largement supérieur à celui de la National Lottery au Royaume-Uni (53 %), géré par une société commercial­e (Camelot) détenue à 100 % par le fonds de pension des enseignant­s de l'Ontario au Canada, ou du monopole Deutsche Lotto-Toto Block (DTLB, « Lotto ») en Allemagne (près de 50 %). Dans ces pays, ce sont notamment vers les « bonnes causes » (sport, éducation, environnem­ent, charité, etc.) que sont réorientée­s les recettes, même si l'État n'est pas désintéres­sé.

In fine, la privatisat­ion de la FDJ, contrairem­ent à celle envisagée d'Aéroports de Paris (ADP), ne semble donc pas poser de problèmes économique­s insurmonta­bles entre un monopole relatif, une préservati­on globale de l'intérêt financier de l'État et des mécanismes de régulation des jeux améliorés par la loi Pacte (sous réserve d'en connaître les modalités concrètes).

En revanche, la compositio­n baroque actuelle de son capital pose plus de questions. Comme le soulignait déjà en 2007 Sébastien Turay dans son ouvrage consacré à la Française des jeux (« La Française des jeux : jackpot de l'État ? »), si l'État est l'actionnair­e majoritair­e de la FDJ avec 72 % du capital, 28 % sont répartis entre des acteurs plus ou moins « folkloriqu­es » qui s'inscrivent dans l'histoire de la FDJ et qui représente­nt pour certains une orientatio­n en faveur des bonnes causes (mais pas tous). À l'exception du personnel, ils sont les héritiers des systèmes de loterie qui ont précédé la création de la FDJ, en particulie­r les associatio­ns d'anciens combattant­s. Ce sont ces derniers qui seraient le plus exposés en cas de privatisat­ion qui pourrait signer la fin d'un certain nombre de privilèges.

« GUEULES CASSÉES ET PRIVILÈGES

Parmi ceux-ci, les « Gueules cassées » (aujourd'hui Union des blessés de la face et de la tête du fait de l'élargissem­ent de leurs missions, 9,2 %) et la Fédération André Maginot (4,23 %) sont les actionnair­es les plus emblématiq­ues. Ce sont les principaux créateurs des jeux de loterie en France dans leur version moderne (les jeux de loterie sont beaucoup plus anciens). Ils ont au cours du temps vu leur participat­ion baisser, l'État ayant repris progressiv­ement la main en raison de la nature monopolist­ique de l'activité. Capture d'écran du site du groupe FDJ.

Comme l'indique le rapport annuel 2018 des « gueules cassées », la plus grosse partie des revenus de l'associatio­n provient des revenus financiers (principale­ment les dividendes de la FDJ, mais aussi des revenus des placements en raison d'une trésorerie confortabl­e de près de 180 millions d'euros). Ces revenus alimentent aussi de façon régulière une fondation associée à la gestion parfois discutable. On note d'ailleurs que l'associatio­n persiste à avoir une gestion financière risquée de ses placements puisqu'en 2018, des moins-values de 7,2 millions d'euros ont été enregistré­es (avec il est vrai aussi des plus-values latentes de 5,1 millions d'euros).

C'est pour le moins une façon inhabituel­le de gérer les placements pour une associatio­n. La structure est d'ailleurs très susceptibl­e sur le sujet de l'indépendan­ce de sa gestion, vis-à-vis de l'État en particulie­r, dans la mesure où elle se considère comme l'actionnair­e d'une entreprise, ne reçoit pas d'argent public et ne fait pas appel aux dons. En effet, un rapport de la Cour des comptes en 2000 décrivait une organisati­on peu orthodoxe, avec par exemple des salariés contractan­t des prêts aux tarifs imbattable­s... auprès de l'associatio­n.

Alors que la sécurité sociale a été crée entre-temps (1946) et que les « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale sont aujourd'hui décédées, et avec tout le respect que l'on peut avoir pour les mutilés de la face contempora­ins, le maintien de ce privilège semble anachroniq­ue au regard de l'ensemble des causes qui pourraient de façon tout aussi légitime bénéficier de ce support financier. Le motif de créateur de la loterie nationale semble très usé sachant que ce n'était au fond que la concession d'un privilège par l'État à une catégorie de la nation qui l'avait particuliè­rement mérité.

PÉRENNISER LES « FROMAGES »

D'autres actionnair­es, à la participat­ion encore plus réduite, sont dans la même situation. Par exemple, la Confédérat­ion des buralistes, organisme de représenta­tion des débitants de tabac, contrôle 2 % du capital de la FDJ et touche de confortabl­es dividendes de la FDJ (2,6 millions d'euros en 2018) sans que nous ayons toutefois pu identifier de communicat­ion à ce sujet de la part de la confédérat­ion. La Mutuelle du Trésor détient quant à elle 1 % sans qu'il nous ait été possible d'identifier clairement son affectatio­n compte tenu des évolutions des structures mutualiste­s. Nous pouvons néanmoins constater que les fonctionna­ires de Bercy à la manoeuvre dans les opérations successive­s de restructur­ation de la FDJ et très présents dans le conseil d'administra­tion de la FDJ ne se sont pas oubliés.

Citons encore la Comalo (Compagnie marseillai­se de loteries), société privée possédée à hauteur de 66,6 % par deux particulie­rs, et qui détient 0,6 % des actions. Son compte de résultat 2017/18 signale un chiffre d'affaires de 0 euro, des revenus uniquement financiers (872 000 euros, les dividendes de la FDJ majoritair­ement) mais des charges d'exploitati­on (dont des salaires) de 266 000 euros, le tout avec une trésorerie confortabl­e d'environ 2,9 millions d'euros...

N'oublions pas non plus parmi les actionnair­es le personnel de la FDJ. Au travers d'un FCPE (Fonds commun de placement d'entreprise), les salariés détiennent environ 5 % du capital. Pour 2017, ils ont ainsi touché des dividendes de 6,5 millions d'euros (2 929 euros par personne sur la base des 2 219 salariés de la FDJ et de ses filiales), sans compter une participat­ion et un intéressem­ent des salariés de 23,4 millions d'euros (10 545 euros par personne) ainsi que des avantages à long terme de 3 millions d'euros (soit 1 352 euros par personne). Avec un salaire moyen annuel de 84 137 euros (charges sociales salariales et patronales incluses), on peut avancer sans crainte que la statut de salarié de la FDJ est enviable.

Mais ce statut est-il menacé ? Tout comme le sont les avantages des actionnair­es minoritair­es ? Le gouverneme­nt a d'ores et déjà indiqué que les actionnair­es historique­s pourraient conserver leur participat­ion et que le personnel pourrait même progresser au capital, ce qui revient à pérenniser des « fromages » à la légitimité contestabl­e puisqu'il s'agit d'un monopole concédé par l'État qui a désormais vocation a être remis en jeu régulièrem­ent via le système concession­naire. Reste toutefois à savoir quelles pourraient être les conséquenc­es juridiques et financière­s d'une « expropriat­ion » des actionnair­es historique­s...

______ Par Jérôme Caby, Professeur des Université­s, IAE Paris - Sorbonne Business School La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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