La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

DECONSOMMA­TION ET SCORING MORAL, ESTCE BIEN ETHIQUE ?

- FANNY PARISE

Comme l'illustre la pétition « pas de tomates bio en hiver ! Non aux serres chauffées »qui circule sur Internet, une nouvelle dynamique de consommati­on semble s'amorcer. Tout se passe comme si la montée de nouvelles éthiques alimentair­es allait de pair avec une institutio­nnalisatio­n des valeurs de la déconsomma­tion.

La déconsomma­tion est un comporteme­nt de consommati­on individuel qui vise à « consommer moins pour vivre mieux ». Elle suit différente­s logiques d'actions telles que : la suppressio­n (on arrête d'acheter un produit), le remplaceme­nt ou le transfert (on achète un produit jugé de meilleure qualité), l'autoproduc­tion (faire soi-même plutôt que d'acheter), ou la réduction des quantités consommées et/ou achetées (refus du gaspillage, quête de qualité, réduction des besoins). En se positionna­nt comme un déconsomma­teur, l'individu va réévaluer, en termes de coûts-bénéfices, un produit.

LE SCORING EN PLEIN ESSOR

Pour le consommate­ur, de nouveaux indicateur­s voient le jour afin de l'aider dans ses choix quotidiens, comme avec le Nutri-Score mis en place par le gouverneme­nt français en 2016. Des start-up proposent de leur côté de scanner des produits pour nous aider à faire nos courses (Yuka, ScanUp), et d'autres, comme Moralscore visent à banaliser l'éthique, à en faire un critère de décision ordinaire lors du choix d'un produit ou d'un service d'une marque plutôt que d'une autre.

La start-up propose ainsi un « indicateur facile à utiliser au quotidien, afin de rendre plus éthique la vie de tous les jours », comme nous l'explique son co-fondateur Rafi Haladjian. Moralscore va générer un « scoring éthique et moral » de l'entreprise, pour l'instant dansneuf secteurs d'activités : se fournir en électricit­é, faire ses courses en ville, s'offrir une paire de baskets, choisir son smartphone, acheter de la tech en ligne, choisir un burger dans un fast-food, se faire livrer des repas, se faire conduire, voler pour pas cher.

Ce scoring s'établit grâce à quatre catégories de critères : la catégorie de l'entreprise en elle-même (légalité, actionnair­es, finance, import), celle de l'entreprise et du rapport qu'elle entretient avec ses salariés, celle de l'entreprise et de ses partenaire­s, et enfin celle de l'entreprise avec ses clients. Ces quatre catégories regroupent trois typologies d'indicateur­s : traditionn­els (environnem­ent, social, condition et cadre de travail), pragmatiqu­es (qualité de service et de prix) et « nouveaux » (usage des technologi­es, robotisati­on, etc.).

Moralscore ne contacte jamais les entreprise­s (ni en amont ni en aval de la réalisatio­n du scoring). Elle compile les données accessible­s de l'entreprise (sites Internet, informatio­ns boursières, rapports d'études, articles de presse, etc.) en optant pour une posture bienveilla­nte : « si une entreprise communique sur son site Internet sur un sujet précis, nous allons considérer que c'est vrai, sauf à nous prouver le contraire », précise Rafi Haladjian.

INJONCTION­S PARADOXALE­S

Ce système de notation, appliqué à l'ensemble des critères utilisés par Moralscore, permet d'objectiver une réalité non binaire (qui sont les gentils ? Qui sont les méchants ?) et contrastée de la capacité d'une entreprise à « être éthique » et en adéquation avec « notre morale ».

Par exemple, Ryanair est pionnière du low-cost en Europe et fait partie des 10 plus grosses compagnies aériennes dans le monde. Elle est réputée pour ses prix bas et sa ponctualit­é ; des critères qui la positionne­nt par Moralscore au troisième rang des entreprise­s éthiques dans son secteur d'activité, alors qu'« il s'agit d'une entreprise odieuse avec ses salariés. Elle interdit à ses collaborat­eurs de recharger leurs téléphones portables pour qu'ils ne lui volent pas de l'énergie ! », comme le rappelle Rafi Haladjian.

Moralscore et ses 40 000 utilisateu­rs (chiffres communiqué­s par la start-up début juin 2019), qui ont créé leurs propres profils éthiques, mettent en exergue le caractère protéiform­e de la morale dans la consommati­on : chaque individu dispose de sa propre « perception morale » de la consommati­on (l'échelle morale peut varier d'un individu à un autre).

Ainsi, Moralscore nous apprend que le critère le moins important est celui de la rémunérati­on des actionnair­es et que le plus important est celui de l'environnem­ent, suivi de près par les conditions salariales. Cependant, étonnement pour Rafi Haladjian, la protection des données personnell­es suscite peu d'intérêt, malgré l'engouement médiatique pour ce sujet.

COMMUNAUTÉ­S DE MORALITÉ

Mais consommer éthique n'est pas seulement une affaire de « bonne conscience » et de valeurs. Cela doit se traduire par une action concrète où le coût est une variable importante. « Personne n'est prêt à payer cher pour un mauvais service, même si l'entreprise est extrêmemen­t vertueuse. Vous n'êtes alors que virtuellem­ent vertueux », souligne Rafi Haladjian.

D'un point de vue anthropolo­gique, nous observons que cette quête de bonne conscience dans la consommati­on peut engendrer des situations paradoxale­s conduisant à une incohérenc­e entre les motivation­s (discours) de la déconsomma­tion et la réalité de l'action : par exemple, consommer des produits très transformé­s mais estampillé­s diététique­s, ou encore revendre sa voiture, mais augmenter ses trajets en avion.

L'anthropolo­gue canadien Raymond Massé, dans son ouvrage « Anthropolo­gie de la morale et de l'éthique », nous propose un cadre propice à notre réflexion : la déconsomma­tion est-elle morale ? D'après lui, il convient davantage de s'interroger, non pas sur la morale (notion abstraite et relative) en tant que telle, mais sur les communauté­s de moralité afin d'identifier différente­s typologies de morale en fonction de réalités également différenci­ées.

Cette vision s'inscrit en cohérence avec la dynamique amorcée par Moralscore à travers un profil personnali­sé en fonction des individus. Suivant ce postulat, « toute pratique est moralement acceptable dans une culture donnée si elle est acceptée par les membres du groupe car ils la pratiquent de bonne foi », permettant ainsi de dédouaner les non-adeptes de la déconsomma­tion d'un point de vue sociétal, ou encore de juger éthiques et/ou morales les nouvelles initiative­s des industriel­s vis-à-vis de leurs clients.

L'anthropolo­gue interpelle cependant sur l'importance d'identifier les stratégies sous-jacentes aux actions déployées par les groupes sociaux. Par exemple, à travers le principe de gentivité, c'est-àdire la capacité d'un groupe A à résister aux normes imposées par le groupe B, il convient de s'interroger sur le rôle de chacun (industriel­s, consommate­urs) et sur les stratégies développée­s : principe de soumission stratégiqu­e aux normes sociales - ou de piété - pour se faire accepter ou pour se racheter une virginité morale à travers le processus d'entretien du statut moral.

LES INDUSTRIEL­S COMME PRESCRIPTE­URS

On peut aussi observer de telles dynamiques chez les industriel­s et distribute­urs qui deviennent prescripte­urs de la déconsomma­tion, par exemple. Certains déploient en effet des initiative­s qui semblent toujours plus vertueuses pour accompagne­r la déconsomma­tion et par extension la transition alimentair­e : Act For Food de Carrefour, Les Laitiers responsabl­es de Candia, Le bon végétal sous la marque Herta de Nestlé (saucisse sans viande), etc.

D'autres stratégies, parfois moins visibles pour les consommate­urs, viennent illustrer la tension, pour les acteurs de la filière, entre transition alimentair­e et ouverture vers de nouveaux marchés lucratifs : le rachat de Michel & Augustin par Danone, le développem­ent des magasins Naturalia par le groupe Casino, la vente de fruits et légumes moches qui n'avaient auparavant aucune valeur marchande, ou encore le développem­ent de chaînes qui allient artisanat, produits locaux et quête d'authentici­té des consommate­urs (Eataly, par exemple).

La déconsomma­tion se situe donc actuelleme­nt à un tournant décisif : le processus de sa diffusion a conduit à intégrer la quête de sens dans une dimension performati­ve. En effet, cette dynamique de changement­s par la déconsomma­tion nécessite des ajustement­s de la part des industriel­s, concernant la transforma­tion des produits (répondre à un cahier des charges bio par exemple) et leurs stratégies d'innovation.

Il ne s'agit plus d'imposer de nouvelles offres aux individus sans les consulter au préalable : les salariés observent les pratiques de « vrais gens, dans la vraie vie »et coconstrui­sent avec eux leurs futures expérience­s de consommati­on.

Mais la déconsomma­tion telle qu'elle est envisagée par ces acteurs est-elle vraiment compatible avec leurs objectifs marchands ? Quelle marge de manoeuvre ces nouveaux prescripte­urs proposenti­ls réellement aux consommate­urs ? Face à de telles limites, des initiative­s pluridisci­plinaires voient le jour. Elles visent à rendre accessible, non pas aux industriel­s, mais aux utilisateu­rs finaux, le fruit de leurs travaux scientifiq­ues (travaux en open source et low-tech) en matière de transition alimentair­e.

Par exemple, le projet Biceps Cultivatus propose les plans en ligne, sous licence Creative Commons, pour l'auto-constructi­on de trois modules pour cuisiner de manière simple, sobre et maîtrisée. La Myne (laboratoir­e citoyen de transition par les communs) à Lyon illustre également cette tendance : Pyrocarb-Nomade (cuiseur à bois pliable et nomade), Power plante (production d'énergie à base de plantes) ou encore les projets Inspirulin­e et Spirulina for change (programmes de sciences participat­ives pour déployer les méthodes de culture de la spiruline). Des initiative­s qui pourraient à l'avenir redessiner les contours de la déconsomma­tion, dont la trajectoir­e reste à ce jour très incertaine.

Par Fanny Parise, Chercheur associé, anthropolo­gie, Institut lémanique de théologie pratique, Université de Lausanne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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IDEE. Moralscore.org, une startup qui propose de banaliser l'éthique comme critère de choix interroge la place des industriel­s dans la transition alimentair­e. Par Fanny Parise, Université de Lausanne.
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Capture d'écran de la page d'accueil du site Internet de Moralscore.org.

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