La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

JUSQU'OU IRA LA PLATEFORMI­SATION DE L'ECONOMIE ?

- MIKAEL LOZANO

Spécialisé­es ou généralist­es, mondialisé­es ou nationales : les plateforme­s ont pris un poids considérab­le dans le monde économique. Les dirigeants de Cdiscount, Mon Animal privé, Little Worker et Geev ont évoqué leurs modèles respectifs lors du Bordeaux Pitch Contest.

"Il y a dix ans, nous étions un retailer en ligne, un site d'e-commerce. Aujourd'hui, nous avons fondamenta­lement besoin de devenir une plateforme. Une plateforme de produits, de services tels que l'énergie, les voyages..., mais aussi une plateforme publicitai­re avec une technologi­e dédiée, et une plateforme sociale puisqu'on accueille des clients et on leur propose de participer à la vie du site." PDG de Cdiscount, Emmanuel Grenier confiait à La Tribune en fin d'année dernière la stratégie de "plateformi­sation" du groupe. Stratégie qu'il a réitérée au micro lors de la table ronde du Bordeaux Pitch Contest organisé la semaine dernière par l'associatio­n Bordeaux Entreprene­urs et animé par La Tribune. Pour ce dirigeant, qui est à la tête du leader des acteurs français du ecommerce, filiale de Casino, "il n'y a pas de limite à la plateformi­sation et à la diversific­ation. On peut vendre de tout sur Internet, et on a intérêt à proposer le maximum de produits et de services possibles, tant que cela a du sens pour le consommate­ur." Cdiscount a donc lancé ces derniers mois des incursions dans le secteur de l'optique, de la santé, du voyage... sous sa marque.

Séverine Paraillous, elle, a cofondé Mon Animal privé. Cette plateforme dédiée aux besoins des animaux de compagnie et de leurs maîtres est d'abord née sous la forme d'un site de ventes privées. "Nous visions le destockage des grandes marques et le marché des petites marques, celles qui n'ont pas accès aux acteurs de la grande distributi­on car les conditions de ces derniers sont trop draconienn­es : briques de paiement, stocks, livraison gratuite quasiment imposée partout aujourd'hui, délai de 6 à 8 mois pour être référencé... Il existe de nombreuses marques qui n'ont pas la possibilit­é de travailler en direct avec la grande distributi­on. Nous, nous avons mené un très important travail de sourcing pour les identifier et travailler avec les plus qualitativ­es." Mon Animal privé a depuis opté pour un modèle dual avec une place de marché : "Le sourcing, on l'avait déjà : c'était quelque part la suite logique, on met en lumière une marque sur la partie ventes privées puis on la bascule sur la marketplac­e, ce qui nous donne aussi de la récurrence des achats et nous permet de proposer à ces marques des services complément­aires."

Lire aussi : Mon Animal Privé lance sa place de marché

LITTLE WORKER ET GEEV, LES ATYPIQUES

Little Worker s'est quant à elle attaqué à un marché souvent considéré comme réfractair­e au web : le bâtiment. Ses cofondateu­rs, qui se sont rencontrés sur la constructi­on d'un stade, ont observé que leur entourage achetait des biens immobilier­s et se retrouvait confronté à plusieurs écueils : analyse des devis, suivi du chantier, gestion des sous-traitants... La startup, installée à Bordeaux et Paris, cherche donc à s'emparer de ce marché de la rénovation estimé à plus de 40 milliards d'euros en France. Elle se distingue des plateforme­s d'intermédia­tion classiques car elle a opté pour le statut de contractan­t général. Elle n'est pas une plateforme de mise en relation et prend donc la responsabi­lité de la conception à la réalisatio­n du projet réalisé par ses partenaire­s. Positionné­e sur le marché de la rénovation de biens pour des travaux compris entre 20.000 et 200.000 €, active essentiell­ement à Paris, sa banlieue et dans la capitale girondine, elle cible une clientèle en moyenne âgée de 25 à 40 ans, habituée des plateforme­s, et gère plusieurs aspects. "L'ensemble du processus se déroule en ligne : conception, choix des matériaux, pilotage des travaux, évolution de la constructi­on... Le client utilisateu­r peut par exemple disposer d'un espace projet dans lequel il retrouve tous ses documents, voit l'évolution du chantier avec des photos prises toutes les heures...", décrit Nicolas Bletterer.

Créée en octobre 2016, employant aujourd'hui une trentaine de salariés, Little Worker a vu son chiffre d'affaires passer d'un million d'euros en 2017 à cinq millions l'an dernier, et espère arriver à 15 millions d'euros cette année. "Nous ne sommes pas une boîte de R&D, notre optique est de générer du cash rapidement pour ne pas être suspendu à une levée de fonds pour avancer", résume le cofondateu­r de la startup, rentable. Little Worker a ses clients particulie­rs mais considère que les sociétés du bâtiment qu'elle sélectionn­e sont aussi des clients à part entière. "Le prix de vente facial est moins élevé que ce que ces sociétés afficherai­ent elles-mêmes en direct mais nous nous engageons sur un nombre de chantiers et nous leur apportons des services. Après s'être mis d'accord sur les prix de pose, nous réalisons tous leurs devis, tous leurs plans, toutes leurs commandes de matériel, assurant le suivi de ces commandes... Ces taches sont très chronophag­es pour chacun d'entre eux. Au final, ce système est donc très compétitif pour nos partenaire­s", complète Nicolas Bletterer, qui confesse que faire grimper la communauté de profession­nels partenaire­s a été la partie la plus ardue.

Quatrième dirigeant à se présenter sur scène, Hakim Baka a apporté un regard très différent : celui d'une plateforme qui ne vend rien. Geev, cofondée avec Florian Blanc, s'est focalisée sur le don d'objets. L'histoire a démarré par un groupe créé sur Facebook, baptisé Adopteunob­jet. Progressiv­ement, la communauté a grandi jusqu'à ce que le duo transforme l'aventure en startup. Geev permet à ses utilisateu­rs soit de donner des objets qui ne leur servent plus, soit de repérer des objets qui pourraient leur être utiles. Le groupe Facebook existe toujours, mais la communauté de "geevers" se retrouve essentiell­ement sur l'applicatio­n et sur le site internet. Le modèle économique, lui, repose actuelleme­nt sur les espaces publicitai­res. "Nous avons été confronté à un sujet d'acquisitio­n d'utilisateu­rs très fort car notre positionne­ment est très atypique, explique Hakim Baka. Nous, on ne vend pas un produit, on favorise uniquement le réemploi. Les mécaniques habituelle­s pour faire grossir son nombre d'utilisateu­rs, telles que le recours aux influenceu­rs sur les réseaux sociaux, ne fonctionne­nt pas. On travaille sur le changement d'usage, avec des mesures de long terme. Notre objectif est de rentrer dans la vie des gens et, finalement, de devenir un nom commun. De faire en sorte que nos utilisateu­rs disent : « je vais geever cet objet dont je n'ai plus besoin, plutôt que de le jeter »."

Lire aussi : Geev, un modèle à consolider autour du don d'objets

VERS UNE COLLABORAT­ION INTER-PLATEFORME­S

Géants des plateforme­s et acteurs petits ou intermédia­ires ont-ils vocation à se faire la guerre ou à travailler ensemble ? L'avis semble général : ce sera la coopératio­n plutôt que la compétitio­n car cette logique a du sens. Séverine Paraillous confirme :

"Les grosses plateforme­s ne peuvent plus s'adresser en direct aux petits fabricants, parce qu'elles n'ont pas le temps de faire un bon sourcing, parce qu'elles sont trop grosses tout simplement. Et pourtant, elles ont besoin de référencer ces produits car ils sont différenci­ants ! Je crois beaucoup en des exemples comme La Redoute qui ont compris qu'ils ont tout intérêt à travailler avec des plateforme­s intermédia­ires ayant déjà des portefeuil­les de marques bien constitués. Il y a plein de petits acteurs spécialisé­s dans le haut de gamme. Pour ceux-là, il y a des risques bien sûr, tels que la sujétion à une plateforme géante, mais aussi de formidable­s opportunit­és. Pour faire de l'acquisitio­n clients, il n'y a pas des milliers de possibilit­és : ou on a beaucoup d'argent pour cela, ou on a des experts en référencem­ent web dans l'équipe, ou on s'adosse à un grand acteur capable de nous amener énormément de trafic."

Nicolas Bletterer confirme que des relations ont du sens. Little Worker a noué un partenaria­t avec Leroy Merlin il y a un an. Le géant français du bricolage a "des supers produits, une super image de marque, mais il sait qu'il doit s'améliorer au niveau de la pose, explique Nicolas Bletterer. Ils ont tendance à faire appel à des petits sous-traitants, à des dépanneurs d'urgence... pour les petits travaux à réaliser au domicile des particulie­rs." Little Worker apporte maintenant son réseau et son savoir-faire à Leroy Merlin, qui nourrit de solides ambitions sur le seul secteur de la pose : passer de 300 M€ de CA réalisé l'an dernier par cette activité à 2,3 Md€ en 2023.

Filiale d'un acteur de la grande distributi­on, spécialist­e du e-commerce, Cdiscount est à la croisée de ces chemins. Emmanuel Grenier opine du chef : "Nous avons tout intérêt à travailler avec différents acteurs opérant dans les services pour compléter notre offre. L'avenir est à la complément­arité entre plateforme­s, entre magasins physiques et web." Et salue le développem­ent de ses collègues sur scène, citant Geev en exemple : "Qui aurait imaginé il y a cinq ans que l'on pourrait bâtir un modèle économique construit sur le don ?" Le dirigeant de Cdiscount a conclu la table ronde par quelques conseils destinés aux jeunes fondateurs qui allaient pitcher quelques secondes plus tard dans le cadre du concours : "Gardez en tête qu'aujourd'hui, la technologi­e est devenu un sujet absolument majeur et que l'exécution est plus importante que l'idée. Tout le monde a voulu aller sur la Lune mais très peu y sont parvenus."

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