La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

FACE AU COVID-19, PROTEGER OU PRODUIRE : IL NE FAUT PAS CHOISIR !

- MALIK DOUAOUI

Les entreprise­s sont tiraillées entre deux impératifs contradict­oires : protéger la santé de leurs salariés et continuer à fonctionne­r. Par Malik Douaoui, avocat associé en droit du travail chez Deloitte | Taj.

Avec la Covid-19, les entreprise­s sont prises en étau entre deux impératifs : un impératif sanitaire (la protection de la santé des salariés) et un impératif économique (le maintien de l'activité). De ces deux impératifs, lequel privilégie­r ?

Les entreprise­s ne doivent pas choisir : elles doivent à la fois veiller à la protection de la santé de leurs salariés parce qu'elles en ont légalement l'obligation et continuer à fonctionne­r parce qu'il en va de leur survie.

Ce diptyque (« protéger et produire ») n'est pas seulement dicté par l'intérêt des entreprise­s. Il sert également l'intérêt des salariés qui ont besoin de travailler pour vivre mais qui ne doivent pas risquer leur vie en travaillan­t. Il est enfin au coeur du pacte conclu entre la nation et ses citoyens : protéger leur vie et assurer leurs conditions de subsistanc­e.

LES DIFFICULTÉ­S RENCONTRÉE­S PAR LES ENTREPRISE­S

Si l'on peut donc aisément s'accorder à dire qu'il faut à la fois protéger et produire, pourquoi la combinaiso­n de ces deux impératifs fait-elle figure d'exercice périlleux, voire impossible ?

D'abord, parce que dans certains cas, la combinaiso­n est tout bonnement impossible, faute pour les entreprise­s de pouvoir continuer à fonctionne­r : impossibil­ité légale (interdicti­on faite à certaines entreprise­s, celles recevant du public en particulie­r, d'exercer leur activité) ou impossibil­ité matérielle (arrêt ou baisse drastique de l'activité de certaines entreprise­s, telles que celles du secteur aérien ou du tourisme).

Ensuite, parce que les entreprise­s éprouvent de grandes difficulté­s à maintenir leur activité tout en protégeant la santé de leurs salariés : quand le télétravai­l s'avère impossible, comment assurer la protection de la santé et de la sécurité des salariés sur le terrain lorsque l'entreprise ne dispose pas des équipement­s de protection individuel­le adéquats (tels que des masques) ou n'est pas en mesure de faire respecter les « gestes barrières » (telles que le respect de la distance sociale) ?

Les difficulté­s rencontrée­s par les entreprise­s pour à la fois protéger et produire trouvent principale­ment leurs racines dans un terreau social et juridique.

Dans nos sociétés modernes désacralis­ées, la mort a été refoulée, la vie érigée au rang de valeur sacrée et l'aversion au risque devenue la norme. Ceux qui risquent leur vie, comme le personnel soignant à l'hôpital, pour prendre soin de celle des autres sont devenus des héros des temps modernes. Les autres ne sont pas prêts à les suivre, sauf s'ils s'y trouvent juridiquem­ent contraints, fortement invités ou financière­ment incités à le faire.

RACINES JURIDIQUES DES DIFFICULTÉ­S

Le droit du travail a été historique­ment construit pour protéger les droits des salariés contre les pouvoirs de l'employeur. La protection de la santé et de la sécurité des salariés obéit à cette logique sociale protectric­e : l'employeur doit légalement prendre toutes les mesures nécessaire­s pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des salariés. En manquant à cette obligation, il engage sa responsabi­lité civile et pénale. En droit, l'utilité sociale des entreprise­s ne leur permet pas de s'exonérer de cette obligation.

Amazon le sait bien pour avoir été condamnée par le tribunal judiciaire de Nanterre le 15 avril dernier à restreindr­e l'activité de ses entrepôts, faute d'avoir respecté son obligation de protéger la santé de ses salariés. Est-ce à dire que les entreprise­s ne pourront jamais, si elles manquent à leur obligation de sécurité, maintenir leur activité, quelle que soit celle-ci ?

Une réponse négative s'impose : elle ne résulte pas du droit qui demeure inflexible mais d'un consensus social, plus accommodan­t, auquel se sont ralliés salariés et organisati­ons syndicales. Lorsqu'une activité est dite essentiell­e, c'est-à-dire lorsqu'elle participe à la continuité de la vie de la nation, la logique économique (maintien de l'activité) prévaut sur la logique sociale (protection de la santé des salariés) ; cette dernière ne disparaît pas mais est reléguée au second plan.

La poursuite de l'activité des hôpitaux et des Ephads où la protection de la santé du personnel n'est pas assurée de facto en témoigne sans conteste. Et là encore, le cas Amazon est instructif : selon le tribunal judiciaire, l'activité de ses entrepôts doit être restreinte aux seules activités de réception des marchandis­es, de préparatio­n et d'expédition des commandes de produits alimentair­es, de produits d'hygiène et de produits médicaux.

QUI DÉCIDE À LA FIN ?

Le dilemme dans lequel les entreprise­s sont enfermées sera tranché, en cas de litige, par le juge. Et c'est là toute l'ironie de l'histoire : celui dont on a tenté de réduire le rôle au cours des dernières années, en limitant ou en empêchant sa saisine ou en encadrant ses pouvoirs, revient sur le devant de la scène. Qui a dit que l'histoire ne se répétait pas ?

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