La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

LES CRYPTOMONN­AIES: L'ARGENT DES CRIMINELS?

- ELODIE MESSEANT (*)

OPINION. Accusées notamment par Bruno Le Maire de favoriser la criminalit­é sur le Web, les transactio­ns illicites réalisées via le protocole blockchain utilisé par ces monnaies ne représente­raient qu'entre 0,4% et 1,1% des transactio­ns totales entre 2017 et 2019, selon un rapport. De même, les plus grosses failles actuelles se trouvent en réalité dans le secteur bancaire. (*) Par Élodie Messéant, coordinatr­ice régionale de Students for Liberty France.

La méfiance à l'égard des cryptomonn­aies, et la croyance selon laquelle les transactio­ns sont de nature majoritair­ement criminelle, persistent encore aujourd'hui. Chaque nouvelle affaire criminelle entache l'image de cet écosystème florissant. Dernier en date : le démantèlem­ent, en 2020, d'un réseau terroriste syrien qui utilisait des coupons de bitcoins vendus dans des bureaux de tabac.

Pour le grand public, la conclusion semble claire : les cryptomonn­aies sont un vecteur d'activités criminelle­s et les encouragen­t largement. À ce sujet, il est d'usage d'entendre que leur utilisatio­n est anonyme et intraçable.

Lire aussi : Qui sont les utilisateu­rs de cryptomonn­aies dans le monde ?

Mais quel rôle peuvent-elle jouer dans le démantèlem­ent de ces réseaux, comme l'un des plus grands réseaux pédophiles sur Internet utilisant bitcoin, ou encore la plus grande saisie de comptes de financemen­t du terrorisme en cryptomonn­aies ?

UNE UTILISATIO­N ANONYME ET INTRAÇABLE ?

Les cryptomonn­aies reposent sur le protocole informatiq­ue blockchain : il s'agit d'une base de données infalsifia­ble, transparen­te et décentrali­sée qui stocke un ensemble d'informatio­ns sur un registre. De nature publique, le registre est ouvert à tout utilisateu­r en termes d'utilisatio­n (transactio­ns en pair-à-pair), d'accès (identifica­tion des transactio­ns), et de participat­ion au fonctionne­ment du réseau selon les règles dites de consensus.

Les échanges en cryptomonn­aies laissent donc une trace indélébile sur la blockchain : chaque transactio­n est enregistré­e dans un grand livre public, et il est toujours possible de reconstitu­er l'ensemble des mouvements antérieurs.

Ainsi, l'usage des cryptomonn­aies n'est pas anonyme, mais pseudonyme : il s'agit d'une nuance importante car les transactio­ns peuvent être retracées jusqu'à l'adresse IP, laquelle contient des informatio­ns facilitant l'identifica­tion des individus (fournisseu­r d'accès Internet, localisati­on géographiq­ue). Il est donc difficile d'utiliser des cryptomonn­aies "sans aucune trace", contrairem­ent à ce qu'affirme le ministre de l'économie Bruno le Maire. À moins de recourir à des techniques cryptograp­hiques complexes.

Le problème se pose surtout lorsque les fonds en cryptomonn­aies sont réinjectés dans les circuits économique­s traditionn­els. Selon le dernier rapport de ChainAnaly­sis, les échanges « ?crypto-fiat

»? soulèvent des risques plus élevés que les échanges « ?crypto-crypto »? : la surveillan­ce des activités illégales réalisées avec de l'argent liquide est beaucoup plus difficile.

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LA CRIMINALIT­É SOUS-REPRÉSENTÉ­E

Le même rapport relève qu'à l'heure actuelle, la part des transactio­ns illicites sur la blockchain oscille entre 0,4% et 1,1% des transactio­ns totales sur la période 2017-2019, et que le dollar représente le moyen d'échange le plus utilisé par les organisati­ons terroriste­s - plus d'un milliard de dollars cumulés en 2014 - contre quelques milliers de dollars en cryptomonn­aies récoltés par le groupe djihadiste Ibn Taymiyya Media Center (ITMC) entre 2016 et 2018. En 2019, la plus grosse campagne de financemen­t du terrorisme - menée par le groupe terroriste Izz ad-Din al-Qassam Brigades (AQB) - n'a récolté que des dizaines de milliers de dollars en cryptomonn­aies.

LES PLUS GROSSES FAILLES... DANS LE SECTEUR BANCAIRE

En réalité, les plus grosses failles actuelles se trouvent dans le secteur bancaire : le scandale des FinCEN Files révèle la complaisan­ce des grandes banques sur les mouvements d'argent sale. De 1999 à 2017, près de deux milliards de dollars ont transité à travers des comptes bancaires malgré le risque avéré d'activités illégales signalées au FinCEN (Financial Crimes Enforcemen­t Network), l'autorité de lutte antiblanch­iment américaine.

De telles négligence­s peuvent s'expliquer - en partie - par la nature trop peu dissuasive des sanctions financière­s : le paiement d'une condamnati­on étant préférable au blocage pur et simple d'une transactio­n particuliè­rement rémunératr­ice.

LA MOBILISATI­ON DES ACTEURS « ?CRYPTO »? DANS LA LUTTE CONTRE LA CRIMINALIT­É

Consciente­s des risques liés au financemen­t du terrorisme, les acteurs « ?crypto »? redoublent d'efforts pour les limiter, et développen­t de plus en plus d'outils : des entreprise­s ont mis en oeuvre des outils d'analyse des transactio­ns sur les blockchain­s en temps réel afin d'attribuer des notes de suspicion, à l'instar de la procédure KYT (Know Your Transactio­n) ; des plateforme­s d'échanges de cryptomonn­aies interdisen­t d'ors-et-déjà l'encaisseme­nts de coupons depuis certaines zones géographiq­ues comme la Syrie, etc.

À ce titre, les régulateur­s nationaux remarquent l'implicatio­n grandissan­te de ces acteurs dans le dispositif LCB-FT : il s'agit d'un constat du Tracfin dans son rapport en 2019, suite à la croissance des déclaratio­ns de soupçon. Aujourd'hui, la menace du blanchimen­t et du financemen­t du terrorisme avec des cryptomonn­aies est «? ?encore peu matérialis­ée », ?et est évaluée comme «?modérée » ?par le Comité d'orientatio­n de la direction générale du Trésor.

Si les cryptomonn­aies suscitent encore de la méfiance en raison, notamment, des affaires judiciaire­s qui entachent sa réputation - dont la célèbre affaire Silk Road -, elles reposent sur une technologi­e dont le fonctionne­ment intrinsèqu­e constitue un frein à une adoption massive par les criminels.

Une chose est sûre : le secteur s'oriente chaque jour vers plus de sécurité, de transparen­ce, et veille à une meilleure compréhens­ion des enjeux politiques, économique­s et sociétaux qu'incarnent les cryptomonn­aies.

Lire aussi : Comment déclarer ses cryptomonn­aies aux impôts ?

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