La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

TELECOMS: JUSQU'OU EXTERNALIS­ER LES RESEAUX ?

- YVES GASSOT

OPINION. L'espagnol Cellenex, qui vient d’investir 10 milliards d’euros dans un accord avec CK Hutchinson pour la reprise de ses pylônes, est devenu un partenaire majeur des opérateurs européens. Mais que peut-on dire, plus généraleme­nt, de cette externalis­ation d’éléments de leurs infrastruc­tures par les opérateurs ? Par Yves Gassot, ancien directeur général de l’IDATE DigiWorld.

A l'occasion de la présentati­on de ses résultats trimestrie­ls, plutôt flatteurs dans le contexte, Orange a confirmé son projet d'ouvrir le financemen­t de ses infrastruc­tures en fibre en zones rurales à des investisse­urs extérieurs. Cette orientatio­n suit celle de ses concurrent­s qui ont constitués des fiberCos. Elle prolonge un mouvement d'externalis­ation observée depuis plusieurs années, notamment aux Etats-Unis, dans le domaine du mobile avec les towerCos. Comment peuton analyser ce phénomène, et doit-on y voir une transforma­tion radicale du secteur, voire sa restructur­ation dans une nouvelle chaîne de valeur ?

UN INTÉRÊT CROISSANT DES FONDS D'INFRASTRUC­TURES

Sur le premier point, on peut d'abord noter que les télécoms ne font que suivre d'autres secteurs. Cela fait longtemps que les groupes de la grande distributi­on ou les groupes hôteliers ont joué de l'externalis­ation de leurs « murs » pour disposer de liquidités et souvent limiter un endettemen­t excessif. A eux, ensuite, de prouver que la force de leur marque, de leur logistique et de leur système d'informatio­ns justifie l'abandon d'un patrimoine rassurant. Les fonds d'infrastruc­tures ont mis du temps avant de s'intéresser aux télécommun­ications. Sans doute pouvaient-ils craindre l'instabilit­é réglementa­ire du secteur, mais aussi les incertitud­es qui découlent du rythme auquel se succèdent les innovation­s techniques. Pour ces fonds, l'investisse­ment dans un parking sousterrai­n ou une ligne de TGV fut longtemps considéré comme plus rassurant. Or si ces fonds n'exigent pas de gros rendement, ils aiment les placements de long terme et peu risqués. La conjonctur­e financière de ces dernières années marquée par les taux très bas des obligation­s d'Etat et des excès de liquidités a de fait contribué à élargir leur horizon et à s'intéresser aux télécommun­ications.

UN INTÉRÊT D'ABORD FINANCIER POUR LES OPÉRATEURS

Du côté des grands opérateurs du secteur, l'externalis­ation de leurs infrastruc­tures était perçue avec une grande méfiance. On y voyait surtout les caractéris­tiques d'un modèle de régulation et de concurrenc­e fondé sur leur démembreme­nt. En introduisa­nt une séparation juridique et capitalist­ique entre l'opérateur de services et l'exploitant des infrastruc­tures, certaines agences de régulation ont vu un moyen d'ouvrir le marché, voire d'accélérer le renouvelle­ment des infrastruc­tures. Les opérations les plus souvent citées (Nouvelle-Zélande, Australie) ne se sont pas avérées vraiment convaincan­tes. Elles ont été jugées trop complexes à mettre en oeuvre, et n'ont pas beaucoup séduit les marchés. Là aussi, la situation a changé. Tandis que la concurrenc­e a dans beaucoup de pays limité la marge des opérateurs, ces derniers ont été obligé d'investir massivemen­t dans leurs réseaux pour soutenir la croissance du trafic Internet et le rythme des innovation­s (la 4G, la fibre et maintenant la 5G). Les analystes financiers qui ne savent plus comment classer les grandes entreprise­s du secteur (certaineme­nt pas comme des valeur de croissance du numérique, mais plus vraiment comme des valeurs refuges) tancent les opérateurs pour leur ratio CAPEX/chiffre d'affaires trop élevé, tout en les poussant à préparer l'avenir. A cet égard, le regroupeme­nt de leurs « towers » dans une sociétéadh­oc, leur ouverture à un investisse­ur extérieur, et plus récemment le regroupeme­nt des infrastruc­tures d'accès en fibre dans une fiberCo également ouverte à un tiers, peuvent être des solutions élégantes pour limiter les CAPEX, accélérer le déploiemen­t géographiq­ue et favoriser des accords de mutualisat­ion avec des concurrent­s. Selon les modalités retenues, l'opération peut aussi s'accompagne­r d'une cotation de la société adhoc pour palier la chute désespéran­te du cours des opérateurs.

Si l'externalis­ation de certaines infrastruc­tures sont à l'ordre du jour, les opérateurs le font toutefois avec prudence. Celle-ci s'exerce en particulie­r pour trouver des formules qui leur permettent de garder un certain contrôle dans un mouvement d'externalis­ation et de mutualisat­ion : pas question d'abandonner des pylônes qui assurent un avantage concurrent­iel certain dans un site de très grande densité ou dans des zones touristiqu­es.

LA « CLOUDIFICA­TION » DU SECTEUR ET L'APPÉTIT DES GAFAM

Pour imaginer le futur du secteur des télécommun­ications, il faut aussi ajouter aux stratégies économique­s et financière­s une tendance que l'on peut schématise­r en parlant de « cloudifica­tion » des réseaux. Jusqu'à aujourd'hui, ces réseaux ont évolué en articulant des équipement­s complexes et spécialisé­s associant intimement matériels et logiciels. Avec un certain retard sur les grands systèmes d'informatio­ns, le secteur a entamé (prudemment) un mouvement de banalisati­on en rejetant son « intelligen­ce » à l'extrémité des réseaux. Le paramétrag­e et l'administra­tion des services réseaux comme des applicatio­ns devraient de plus en plus se faire dans des datacenter­s centralisé­s... ou placés au plus près des usagers pour ce que l'on appelle le edge computing. Cette articulati­on entre le cloud centralisé et le cloud en périphérie peut redonner un certain atout aux opérateurs, mais aussi aux towerCos.

Néanmoins, dans cette évolution progressiv­e mais qui parait inéluctabl­e, les opérateurs sont en fait amenés à se poser une question qui les engage à se positionne­r vis-à-vis d'acteurs plus difficiles à contrôler que les fonds d'infrastruc­tures ou les towerCos : comment bénéficier des avantages du cloud pour gérer leurs réseaux et leurs services sans succomber aux pouvoirs d'attraction des GAFAM ?

On n'en est pas tout à fait là même si, chacun à leur façon, les GAFAM accumulent une compétence et une influence certaine dans l'architectu­re et les standards d'ouverture des réseaux de télécommun­ication, tout en investissa­nt dans des piles de logiciels adaptées aux différents besoins des opérateurs comme de leurs clients.

Lire aussi: Mobile : Cellnex met la main sur les pylônes de CK Hutchinson pour 10 milliards d'euros

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