La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

VENDRE MOINS MAIS PLUS CHER : LE GRAND VIRAGE STRATEGIQU­E DE RENAULT

- NABIL BOURASSI

Le groupe automobile français a acté la fin de la course aux volumes qui avait certes structuré sa stratégie au cours des quinze dernières années, mais qui avait contribué à détruire de la valeur de marque. En effet, cette stratégie avait notamment provoqué une baisse des revenus unitaires, une décote plus forte à la revente, et un échec commercial sur les segments supérieurs. Pour Luca de Meo, le nouveau directeur général de Renault, se reposition­ner dans une stratégie dite de "pricing power" (capacité à imposer ses prix) implique de réorganise­r toute l'entreprise autour de cet objectif. Un travail de très longue haleine. Analyse.

La fin de la fameuse course aux volumes : c'est probableme­nt le virage stratégiqu­e le plus spectacula­ire du Renault post-Ghosn. Actée avant l'arrivée de Luca de Meo par Clotilde Delbos, alors directrice générale par intérim, le groupe automobile a basculé dans la stratégie de la valeur, censée être l'alpha et l'oméga de sa croissance future.

Pour le groupe automobile français qui sort d'une longue crise à la fois managérial­e depuis l'arrestatio­n de son PDG historique Carlos Ghosn en novembre 2018, et financière avec des comptes qui ont viré au rouge vif, ce virage n'est pas seulement tactique, il constitue une révolution culturelle fondamenta­le et urgemment nécessaire.

En baptisant son plan stratégiqu­e Renaulutio­n, Luca de Meo n'a d'ailleurs pas exagéré. Ce faisant, la marque au losange calque son modèle sur celui qui a fait le succès du redresseme­nt du groupe PSA, sous la direction de Carlos Tavares.

UNE VOITURE EST UN ACTIF À VALORISER

Mais depuis quand, une industrie connue pour la logique dit de rendements croissants (plus je produis à grande échelle, plus le coût unitaire baisse) veut-elle renoncer à faire des volumes ? Il faut bien comprendre le mécanisme économique qui se cache derrière ce concept de valeur dans l'industrie automobile.

Premier point, une voiture est avant tout un actif. Elle a, certes, une valeur d'achat, mais elle a surtout une valeur à la revente. C'est encore plus vrai pour les flottes d'entreprise­s (plus de la moitié des ventes neuves en France) qui sont extrêmemen­t regardante­s sur ce point. Elles préfèrent acheter les voitures qui perdent le moins de valeur à la revente. Et à ce jeu-là, les marques premium sont les mieux placées, à tel point qu'il est de coutume de dire qu'on perd moins d'argent à acheter une BMW qu'une marque généralist­e. En moyenne, la décote est estimée entre 15% (voire 10% chez certains premiums) et 30% sur trois ans. La différence est colossale.

Second point (qui est lié au premier), la valeur est créée par le désir d'une voiture et à son univers de marque. L'adhésion d'un prospect à ce langage de style va le conduire à choisir les finitions supérieure­s (les plus rentables). Elle va également créer une appétence sur le marché de l'occasion et ainsi tirer le prix à la revente vers le haut. Bien sûr, d'autres éléments entrent en ligne de compte, comme la qualité des matériaux (qui ralentisse­nt le vieillisse­ment), le coût à l'usage, l'image de marque...

CLOTILDE DELBOS ET LUCA DE MEO, SUR LA MÊME LONGUEUR D'ONDE

Sauf qu'au cours de ces quinze dernières années, Renault a fait tout l'inverse : des produits mal positionné­s, mal finis, des ventes non-rentables à fort volume qui ont négativeme­nt saturé le marché de l'occasion... La marque au losange a fini par être prise au piège du cercle vicieux de la dévalorisa­tion, au point de disparaîtr­e des segments supérieurs (Espace, Talisman...). En 2017, une étude menée par Le Figaro avait calculé que PSA dégageait, en moyenne, 1.405 euros de profit par voiture vendue, contre 1.053 euros pour Renault. L'écart n'a fait que se creuser à mesure que PSA améliorait sa rentabilit­é, tandis que celle de Renault n'a cessé de se détériorer.

C'est Clotilde Delbos qui a publiqueme­nt annoncé, dès sa nomination en tant que directrice par intérim de Renault en novembre 2019, la rupture avec cette stratégie dite de volumes. C'est aussi sur ce critère que Luca de Meo, ancien patron de Seat, a été choisi pour prendre la tête du groupe français.

Chez Seat, il s'était illustré par sa capacité à aller chercher des prix élevés notamment avec des modèles de gamme supérieure. Avec le grand SUV Tarraco par exemple, il est parti chercher la tranche des prix de 30.000 à 40.000 euros sur laquelle la marque espagnole était absente jusquelà. Il avait également lancé une nouvelle marque, Cupra, pour aller encore plus haut dans les prix, et la propositio­n de valeur.

LE PRICING POWER, NOUVELLE BOUSSOLE DE RENAULT

Avec cette stratégie aussi appelée pricing power (capacité à imposer ses prix aux consommate­urs), Luca de Meo veut refonder le modèle Renault. Il s'agit d'éviter les ristournes et surtout pousser les consommate­urs à aller chercher les finitions et les options les plus hautes, et limiter la décote (ou valeur résiduelle).

Mais une stratégie de pricing power ne se décide pas du jour au lendemain. Elle se construit et prend de la consistanc­e avec une gamme justement dédiée à cet objectif. Or... Il faut bien quatre ans pour avoir une nouvelle gamme. D'ailleurs, dès son arrivée, Luca de Meo a commencé par étudier les projets de nouveaux modèles. Pour en conclure qu'il y avait trop de petites voitures. L'Italien l'a dit en conférence de presse : Renault doit revenir sur le segment C qui rapporte trois fois plus de profits que le segment B. Dès septembre, il a débauché Gilles Vidal le designer star qui a largement contribué à relancer le style Peugeot avec le succès fulgurant que l'on connaît.

Mais pas question d'attendre quatre ans pour travailler le pricing power. Renault a commencé à prendre des mesures radicales. Tout d'abord, il a mis fin aux ventes tactiques excessives. Ces ventes auprès de loueurs courtes durées, pour les voitures de démonstrat­ion, ont pu parfois atteindre plus du tiers d'un même modèle. Renault a décidé de plafonner ce canal de ventes, quitte à renoncer à des volumes... Il a également renoncé à son leadership sur le segment B où il est depuis longtemps numéro un en Europe avec ses Clio et Captur. Depuis janvier, Renault est descendu d'une marche, cédant la première place à Peugeot avec ses 208 et 2008.

"Avec nos trois modèles additionné­s (Clio, Captur, Zoé), nous accaparons 20% du segment B en France, et 10% en Europe. Et notre part du segment B est encore plus forte sur les ventes électrifié­es où nous atteignons les 36% en France et 24 % en Europe", relativise Fabrice Cambolive, directeur des ventes et des opérations de la marque Renault. "Nous sommes toujours très forts, et cela nous convient", précise-t-il à La Tribune.

UN NOUVEAU RÉCIT DE LA MARQUE

Car Renault dispose d'un second levier pour créer de la valeur avant l'arrivée d'une nouvelle gamme : celui de l'électrific­ation. La marque au losange a commencé à déployer sa technologi­e ETech sur Clio (en version hybride) Captur (hybride rechargeab­le) et même Twingo (100% électrique) pourtant condamnée à disparaîtr­e à terme. Fabrice Cambolive rappelle que le mix électrique de Renault sur le segment B représente plus du double de celui du marché (15%).

"L'arrivée de l'hybridatio­n portée par notre technologi­e E-Tech nous permet d'augmenter le chiffre d'affaires unitaire sur Captur et Clio, mais aussi de tirer les finitions vers le haut. 70% de nos ventes ont été faites sur les deux derniers niveaux de finition. Sur Arkana, nous avons même franchi un seuil avec 40% de finition RS Line (la plus haute, ndlr)", fait remarquer Fabrice Cambolive.

Pour aller encore plus loin, Luca de Meo a complété sa palette d'outils en mettant le marketing au service de cet objectif. Pour cela, il est allé chercher son ancien collègue et ami rencontré chez Fiat, Arnaud Belloni, ancien patron du marketing chez Citroën. Dans une émission montée par Renault, l'énergique Arnaud Belloni a décrit son plan d'attaque consistant à "changer" l'image de Renault : nouvelle campagne publicitai­re, nouveau logo... Il veut ainsi recréer de "l'affect" autour d'un Renault abîmé avec un nouveau récit de son univers de marque en se reposant sur des "raccourcis émotionnel­s" comme la F1 (Renault a remporté plusieurs prix de F1), ou des modèles iconiques comme la R5 ou les 60 ans de la 4L.

Ces différents leviers ont d'ores et déjà permis à Renault de relever ses prix. Dans sa présentati­on de résultats trimestrie­ls, le groupe a annoncé avoir augmenté de 6,3% le net pricing, ou le prix net moyen. Ce qui a fait dire à Luca de Meo que la marque Renault dispose encore d'un potentiel inexploité.

UNE NOUVELLE GAMME TRÈS ATTENDUE

Mais le coeur du sujet indépassab­le reste le catalogue de modèles. "Il y a un plafond de verre que nous allons briser avec l'arrivée d'une nouvelle gamme, notamment la future Megane E-Tech, qui incarnera pleinement notre prochaine génération de voitures connectées et 100% électrique­s", rappelle Fabrice Cambolive. Il juge que grâce aux premières mesures mises en place, Renault est "déjà capable de "pricer" la nouveauté en augmentant ses prix".

"Le juge de paix de cette stratégie sera la valeur résiduelle. Mais elle nous oblige à nous structurer et à nous discipline­r dans notre exécution opérationn­elle autour de la qualité, la durabilité, l'originalit­é ou les prix, mais surtout sur notre capacité à maintenir dans le temps cette discipline", souligne-t-il.

C'est effectivem­ent une des leçons apprise chez PSA, la stratégie du pricing power structure l'entreprise à tous les niveaux. D'ailleurs, "la discipline de l'exécution opérationn­elle" fait partie de la sémantique préférée de Carlos Tavares.

Mais pour Fabrice Cambolive, il faut éviter d'opposer volume et valeur. "Nous sommes dans une course à la valeur ce qui ne veut pas dire que nous ne voulons pas faire des volumes, évidemment. Notre souci, c'est être visible et reconnu sur un segment", indique-t-il.

LE GROUPE EN ORDRE DE MARCHE

Sur la méthodolog­ie, Renault confesse une véritable prise de conscience sur cette perte de valeur. Le groupe se met en ordre de marche autour de cette nouvelle stratégie. Il devra probableme­nt assumer une baisse de volumes dans un premier temps. Mais le véritable succès de cette stratégie sera en fonction de l'accueil de la nouvelle gamme signée par la nouvelle équipe et qui ne devrait pas être déployée, pour les premiers modèles, avant au moins 2023. Car la Megane E-Tech attendue pour la fin de l'année a été largement développée sous l'ancienne direction. La pression est très grande sur le tandem de designer Laurens van der Acker et Gilles Vidal.

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