La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

CONDAMNATI­ON HISTORIQUE DE SHELL SUR LE CLIMAT : QUEL RISQUE POUR LES AUTRES MAJORS PETROLIERE­S ?

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE RAYNAL

Pour la première fois une entreprise a été condamnée par la justice à s'aligner sur l'Accord de Paris. Même si ce jugement n'est pas définitif, il pourrait faire jurisprude­nce et avoir une forte influence sur d'autres actions en cours visant les américains Exxon et Chevron ou encore Total en France. Les explicatio­ns de Marta Torre-Schaub, chercheuse spécialist­e du droit de l'environnem­ent et du changement climatique.

Dans l'affaire du "peuple contre Shell", les ONG environnem­entales ont remporté une bataille historique. La semaine dernière, un tribunal néerlandai­s a ordonné à la major pétrolière de réduire ses émissions de CO2 de 45% par rapport à 2019, d'ici à la fin 2030. C'est la première fois que la justice contraint une entreprise à aligner sa stratégie sur l'Accord de Paris sur le climat, signé en 2015.

Devant le tribunal de La Haye, la juge Larisa Alwin a estimé que Shell était "responsabl­e d'énormes émissions de CO2" et qu'il contribuai­t "aux conséquenc­es désastreus­es du changement climatique pour la population".

L'affaire a débuté en 2019 à l'initiative de Milieudefe­nsie, la branche néerlandai­se de l'organisati­on internatio­nale les Amis de la Terre, soutenue par six autres organisati­ons dont Greenpeace et ActionAid. Plus de 17.000 citoyens néerlandai­s s'étaient également constitués partie civile. Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences juridique et philosophi­que de la Sorbonne, spécialist­e du droit de l'environnem­ent et du changement climatique, décrypte pour la Tribune la portée internatio­nale de ce jugement.

LA TRIBUNE - Le 26 mai dernier, un tribunal néerlandai­s a enjoint Shell de revoir à la hausse ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effets de serre. Pourquoi ce verdict est-il considéré comme historique ?

MARTA TORRE-SCHAUB - Ce verdict est considéré comme historique car c'est la première fois qu'une entreprise est condamnée dans le cadre d'un contentieu­x de justice climatique. Par le passé, il y a eu des décisions contre les Etats, mais là c'est un acteur privé, et ce n'est pas n'importe quelle entreprise. Il s'agit de l'une des cinq plus grandes majors pétrolière­s mondiales, dont la maison mère est aux Pays-Bas avec des filiales à travers de nombreux pays.

Il y a également deux points essentiels à retenir. D'abord, les juges estiment que Shell a une part de responsabi­lité dans les émissions de CO2 à l'échelle de toute la planète. Il n'est pas le seul responsabl­e, c'est une responsabi­lité partagée. Or, si l'on fait la somme de toutes les parts individuel­les de responsabi­lité des différente­s entreprise­s, cela peut avoir un réel poids. Ensuite, les juges concluent que Shell a un pouvoir de contrôle et donc une obligation de contrôle dans toutes ses activités et filiales, même en dehors des Pays-Bas.

Cette décision est-elle une surprise ?

Ce n'est pas une surprise totale car il y avait le précédent Urgenda. En 2015, ce même tribunal avait, en effet, condamné l'Etat hollandais à réduire ses émissions de CO2 en applicatio­n de son "devoir de diligence" (Duty of care) et des obligation­s fondées sur les droits de l'homme. Ce verdict a été confirmé en appel en 2018, puis en cassation en 2019. Nous pouvions donc imaginer qu'il y ait une sorte de continuité dans cette dynamique des juges.

Ce verdict est-il définitif et qu'est ce que cela implique pour Shell ?

Ce jugement n'est pas définitif car Shell a d'ores et déjà annoncé qu'il ferait appel de cette décision et, ensuite, un pourvoi en cassation est également envisageab­le. Toutefois, les ONG estiment que sur la base de ce jugement, Shell doit d'ores et déjà commencer à revoir ses activités et ses reporting d'activités en donnant notamment davantage d'informatio­ns à ses actionnair­es. De son côté, Shell estime que, tant que la décision n'est pas confirmée en appel, le jugement du tribunal du district de La Haye n'est pas contraigna­nt. Le tribunal a toutefois déjà émis deux types d'ordres : Shell doit inclure ses volumes annuels d'émissions de CO2 dans sa comptabili­té annuelle et il doit dédommager les ONG des coûts de procédures.

Sur quelle base légale s'appuie le verdict du tribunal ?

Le fondement de la décision repose essentiell­ement sur le "duty of care", inscrit dans le code civil néerlandai­s. Cette obligation de diligence oblige les acteurs privés à prendre toutes les mesures utiles pour réduire les effets négatifs des activités qu'ils conduisent sur les citoyens. Ils ont aussi l'obligation de prévenir les risques futurs. La décision repose également sur la Convention européenne des droits de l'homme, le tribunal considéran­t que l'activité de Shell peut violer le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée et familiale, protégés par cette convention. Les juges ont enfin estimé que Shell devait aligner ses activités de manière à ne pas dépasser la trajectoir­e fixée par l'Accord de Paris sur le climat, qui vise à limiter le réchauffem­ent climatique à 1,5°C et en tous les cas à -2°C.

Ce verdict peut-il faire jurisprude­nce ?

Aujourd'hui, tous les jugements en matière de justice climatique ont une influence les uns sur les autres. Étant donné qu'il s'agit de la première condamnati­on d'une entreprise privée, ce jugement aura très certaineme­nt une influence dans d'autres affaires, notamment celles visant d'autres groupes pétroliers. Aux Etats-Unis, plusieurs actions en cours visent les majors Exxon et Chevron. Jusqu'à présent, les décisions de justice n'avaient jamais donné raison aux ONG. On peut penser qu'une voie est désormais ouverte.

En France, un collectif d'associatio­ns et de collectivi­tés locales* a assigné Total en justice dans le but de "rehausser les ambitions climatique­s de la multinatio­nale du pétrole". Total pourrait-il être condamné également ?

L'affaire de Total est différente car le code français diffère du code néerlandai­s. L'action ne s'appuie pas sur le code civil mais sur la loi relative au devoir de vigilance qui s'applique aux grandes entreprise­s françaises [les entreprise­s établies en France qui emploient au moins 5.000 salariés en France ou 10.000 dans le monde, ndlr]. Ce devoir les oblige à identifier, prévenir et réduire les risques environnem­entaux, de sécurité et de droits humains de leurs activités sur l'ensemble de leur chaîne de valeur. Ce n'est pas une loi qui pointe leur responsabi­lité, mais qui les oblige à plus de transparen­ce. Elles sont notamment contrainte­s de publier un rapport annuel. Après plusieurs problèmes en procédure, le tribunal de première instance de Nanterre s'est déclaré compétent mais n'a pas encore statué dans cette affaire.

*Notre Affaire à tous, Sherpa, France Nature Environnem­ent, ZEA et les éco-maires qui regroupent 14 communes et régions engagées.

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