La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

« POUR PROTEGER LES FORETS, IL FAUT DONNER UN AVANTAGE FISCAL AU BOIS CERTIFIE DURABLE, DANS UNE LOGIQUE DE BONUS-MALUS », ALAIN KARSENTY (CIRAD)

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARINE GODELIER

ENTRETIEN. Alors qu’en deux décennies seulement, la forêt a perdu près de 100 millions d’hectares sur la planète, l’Organisati­on Internatio­nale des Bois Tropicaux a publié en mai une étude sur les incitation­s possibles à la gestion durable des espaces boisés, et défend la mise en place d’une fiscalité forestière progressiv­e. Dans un entretien à La Tribune, Alain Karsenty, économiste au Centre de coopératio­n internatio­nale en recherche agronomiqu­e pour le développem­ent (Cirad), qui a participé au rapport de l’OIBT, explique le fonctionne­ment de cette taxe, qui serait modulée en fonction des conditions certifiées durables ou non de production du bois.

LA TRIBUNE - On sait que, dans de nombreux pays tropicaux, les grandes plantation­s agricoles sont privilégié­es car elles offrent de meilleurs et plus rapides retours sur investisse­ment, au détriment d'une gestion durable des forêts. Comment les Etats concernés peuvent-il y remédier ?

ALAIN KARSENTY - Afin de s'attaquer à ce problème, il faudrait que les Etats sortent de la logique de séparation entre instrument­s privés et politiques publiques de protection des forêts, pour que ces dernières s'appuient sur des labels indépendan­ts en la matière. Car aujourd'hui, il existe bien des certificat­ions de gestion vertueuse des espaces boisés dont l'efficacité est reconnue, comme le PEFC (Programme de reconnaiss­ance des certificat­ions forestière­s) ou le FSC (Forest Stewardshi­p Council), qui garantit une exploitati­on durable et les droits des travailleu­rs. On peut aussi citer d'autres outils qui se sont développés pour se conformer à la pénalisati­on en 2013 par l'Union européenne d'importatio­n de bois illégal, comme Bureau Veritas et la certificat­ion OLB (Origine et Légalité des bois).

Mais tous ceux-ci s'appliquent à un champ limité - souvent les entreprise­s -, s'inscrivent dans une démarche volontaire du producteur, et ne vont pas toucher à la gouvernanc­e des pays. Sans compter qu'ils font face à deux difficulté­s essentiell­es : le manque de traçabilit­é et de contrôle. L'idée serait donc de faire en sorte que les Etats utilisent ces instrument­s privés de certificat­ion pour mettre en place une fiscalité forestière sur le bois commercial­isé, en fonction de ces certificat­ions, de manière à atteindre leurs objectifs en matière de lutte contre la déforestat­ion.

Comment cette fiscalité sur la forêt fonctionne­rait-elle concrèteme­nt ?

On peut imaginer un mécanisme de « bonus-malus » selon lequel un taux de taxe plus faible serait appliqué aux opérations certifiées (le bonus). Lequel serait financé, au moins en partie, par un taux plus élevé sur les produits non certifiés (le malus). Ainsi, il s'agirait simplement de donner un avantage fiscal au bois certifié « durable ». Pour chaque entreprise, les taux de fiscalité forestière devaient donc être modulés selon l'obtention de telle certificat­ion.

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C'est une forme de fiscalité écologique, dans le sens où l'objectif n'est pas que les taxes augmentent in fine de manière à accroître les recettes de l'Etat, mais que la part de bois certifié grossisse pour arriver à une meilleure gestion globale des forêts, afin de protéger l'environnem­ent. Car la taxe a vocation à s'éteindre : au fur et à mesure, si le système fonctionne, de plus en plus d'entreprise­s se certifiero­nt, donc ne paieront plus de pénalités.

Mais ce phénomène réduira les recettes de l'Etat, qui a besoin de ressources pour favoriser fiscalemen­t le bois « durable ». C'est pourquoi le système devrait être dynamique, ou progressif : année après année, en fonction du niveau précédent, il faudrait augmenter le montant des taxes sur le bois non certifié, afin de continuer de pouvoir offrir des bonus aux producteur­s les plus vertueux. Et ce, jusqu'à un certain point, quand la plupart d'entre eux auront obtenu le label.

C'est un changement de paradigme, car jusqu'ici, on a eu tendance à penser qu'il valait mieux jouer sur des incitation­s directes, en appliquant une fiscalité sur la matière première, c'est-à-dire taxer le bois à l'entrée de l'usine plutôt que de taxer le sillage à sa sortie. Mais on s'est rendu compte que cela n'a pas été très efficace : il fallait prendre en compte trop de facteurs différents, en amont même de la production.

Dans le mécanisme que vous proposez, comment s'assurer que les certificat­ions privées sur lesquelles s'appuierait l'Etat permettent bien la gestion durable des forêts ?

Le gouverneme­nt devrait accréditer ces certificat­ions, en fonction des critères qu'elles retiennent. En second lieu, l'Etat ou une autre institutio­n publique, comme la Commission européenne par exemple, pourrait les suivre afin de s'assurer qu'elles fonctionne­nt bien sur le terrain, si des plaintes ont été relevées. Mais ce ne serait qu'en dernier recours : leur fonctionne­ment devrait d'abord être vérifié par une instance privée indépendan­te - comme c'est le cas aujourd'hui -, puis éventuelle­ment contrôlé par le biais d'enquêtes, en envoyant des chercheurs indépendan­ts sur place.

Ce système a-t-il déjà été mis en place dans certains pays ?

Le système retenu par le Gabon en milieu d'année 2020 s'en approche, et est particuliè­rement intéressan­t. En effet, le pays affiche une politique volontaris­te en la matière, après avoir été entaché par un scandale de trafic de bois illégal à grande échelle en 2019 (la découverte de près de 5.000 mètres cubes de kévazingo, un bois rare dont l'exploitati­on est interdite, dans deux sites d'entrepôt chinois de la capitale Libreville, ndlr). Concrèteme­nt, pour sauvegarde­r ses forêts, - qui s'étendent sur près de 90% du territoire -, le gouverneme­nt gabonais distingue désormais trois taux pour la taxe de surface : 1) le taux le plus favorable concernant les concession­s dont la gestion forestière a obtenu la certificat­ion FSC ; 2) un taux intermédia­ire, pour les concession­s dotées d'un certificat de légalité ; et 3) le taux le plus élevé, pour les concession­s dépourvues de toute certificat­ion. Avant de rendre obligatoir­e la certificat­ion FSC d'ici à 2025. On voit qu'il y a une prise de conscience réelle, même s'il y a aussi beaucoup de corruption et de personnes qui ont intérêt à ce que rien ne change.

On peut aussi citer la Côte d'Ivoire, où l'exploitati­on de cacao est l'un des moteurs principaux de déforestat­ion. Pour y remédier, la Banque mondiale a proposé au gouverneme­nt un système de bonus malus à deux niveaux, via une taxe à l'exportatio­n, qui s'appuierait sur une certificat­ion intégrant des clauses « zéro déforestat­ion ». Celle-ci augmentera­it sur une période de sept ans, pour générer des recettes et favoriser le cacao certifié. Ainsi, les exportateu­rs payant la taxe seront incités à se tourner vers des coopérativ­es, des fournisseu­rs ou des producteur­s qui leur livrent du cacao certifié « zéro déforestat­ion ».

Cela pourrait-il aussi permettre aux gouverneme­nts consommate­urs de bois tropicaux de lutter contre la déforestat­ion importée ?

Oui, car il est possible d'appliquer ce système de « bonus-malus » non seulement aux pays producteur­s, mais aussi au niveau des tarifs douaniers à l'importatio­n, en Europe par exemple. Pour les cinq produits à risque de déforestat­ion (soja, huile de palme, cacao, pâte à papier, bois d'oeuvre, ndlr), on peut ainsi utiliser de tels systèmes de label et de traçabilit­é. Là encore, l'idée est faire en sorte de donner des avantages aux produits labellisés, certifiés et tracés avec des clauses « zéro déforestat­ion », et que ne rentrent peu à peu sur le territoire que ceux qui bénéficien­t de cette certificat­ion. La Suisse vient d'ailleurs de le faire via un accord avec l'Indonésie, en baissant les tarifs douaniers de 20%, puis 40% l'année suivante pour l'huile de palme certifiée qui bénéficie d'une traçabilit­é particuliè­re.

Mais ce sera plus compliqué pour l'Union européenne. C'est une grosse machine, soumise aux règles de l'Organisati­on Mondiale du Commerce (OMC) qui peuvent à certains égards constituer un frein. D'autant que les ripostes commercial­es de la part des pays exportateu­rs peuvent être fortes : on sait que la Malaisie, par exemple, est très agressive lorsque l'on touche à l'huile de palme. C'est pourquoi la propositio­n de certaines ONG d'interdire tout simplement les importatio­ns des produits à risque, par exemple venant du Brésil, ne tient pas : non seulement cela ne sera pas compatible avec l'OMC, mais il y a un risque élevé de représaill­es. Par ailleurs, il est intéressan­t de privilégie­r un système qui aide les pays producteur­s à lutter contre la déforestat­ion, plutôt que de couper les échanges. Cette question figure parmi les priorités de l'agenda de la Commission européenne, et rejoint celle de la mise en place prochaine d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières.

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Mais la question va au-delà de celle du simple rôle de puits carbone des espaces boisés. Si cette fonction de captation est essentiell­e pour le climat, les forêts sont également les écosystème­s terrestres qui abritent le plus de biodiversi­té. Plus elles sont denses, comme les forêts tropicales, plus leur faune et leur flore sont importante­s et remarquabl­es. Pour les protéger, il est donc nécessaire de jouer sur les deux tableaux : les pratiques des producteur­s liées à la déforestat­ion, et le commerce avec les pays importateu­rs. Et au-delà de l'outil fiscal, nous devons fournir des réponses en terme de développem­ent, de lutte contre la pauvreté et d'accompagne­ment des agriculteu­rs. Il y a un travail profondéme­nt structurel de réforme à mener dans les pays tropicaux, pour modifier les pratiques environnem­entales et réussir à produire sans avoir besoin de déboiser toujours plus.

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