La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

BCE : comment lutter contre une “fragmentat­ion” de la zone euro ?

- Gabriel Gaspard

ANALYSE. La Banque centrale européenne va arrêter ses achats d’actifs qui lui ont permis d’inonder les marchés de liquidités. Elle se prépare à une première hausse des taux directeurs pour contrer l’inflation. Mais la BCE ne communique pas les moyens qu’elle devrait mettre en oeuvre pour éviter un accroissem­ent des écarts des coûts d’emprunts entre les différents pays de la zone euro c’est-à-dire la “fragmentat­ion”. Pour éviter une nouvelle crise de l’euro quelles seraient les options possibles ? Par Gabriel Gaspard, Chef d’entreprise à la retraite, spécialist­e en économie financière.

Fermer les yeux. En forte hausse en Europe, l’inflation annuelle dans l’Union européenne atteint 8,1% en avril 2022. En mars 2020, avant la pandémie le taux était en baisse à 0,7%. Jusqu’à présent, la position de la BCE a été de prendre du recul et d’affirmer que cette inflation est “temporaire” pour éviter la “fragmentat­ion” de la zone euro.

Pour gérer l’inflation, le taux d’intérêt directeur est le principal outil utilisé par les Banques centrales. Quand la BCE augmente son taux directeur, les taux des prêts sur le marché grimpent et la capacité d’emprunt est abaissée. Les dépenses sont diminuées et la pression sur les chaînes de production est réduite.

Depuis quelques mois, alors que les taux directeurs de la Banque centrale européenne restent stables, les taux d’intérêt des prêts immobilier­s augmentent et suivent la tendance de l’inflation et sont moins influencés par les taux directeurs. L’argent perd de sa valeur et les banques commercial­es rehaussent leurs taux d’intérêt pour continuer à gagner de l’argent. De même au fur et à mesure que l’éventualit­é d’une hausse des taux directeurs se confirme, l’écart entre les coûts d’emprunts de l’Allemagne et les autres pays européens se creuse. Les détenteurs des obligation­s anticipent cette hausse et mettent en vente leurs anciennes obligation­s moins avantageus­es. Cette vente surprend les décideurs économique­s qui ne pensaient pas que les conditions

actuelles équivalaie­nt à une “fragmentat­ion”. La BCE ne peut plus fermer les yeux mais les moyens disponible­s sont limités.

Reprendre les achats d’actifs

Dans le cas où un accroissem­ent des écarts des coûts d’emprunts devient alarmant, la BCE pourrait tout simplement reprendre son principal outil de soutien au crédit et à l’économie depuis la crise de la dette dans la zone euro qui est le l’assoupliss­ement quantitati­ve. Cette décision estelle probable étant donné que la BCE vient de mettre fin à l’achat d’obligation­s ? Il y a un précédent lorsque l’épidémie de COVID19 a brièvement fait passer les spreads (l’écart qui existe entre deux taux) obligatair­es italiens/allemands audessus de 300 points de base. La Banque d’Italie a alors intensifié ses achats d’obligation­s pour le compte de la BCE. Plus tard la BCE a lancé son programme d’urgence PEPP (programme d’achats d’urgence face à la pandémie). En réalité, la BCE n’envisage pas une éventuelle réduction de son bilan qui a atteint 8.700 milliards d’euros en mars 2022, mais de le maintenir constant. Dans ce contexte comment créer un nouveau programme d’achat des actifs sans augmenter son bilan ?

Réinvestir les achats d’obligation­s de l’ère de la pandémie dans des marchés “stressés”

Pour garder son bilan stable, lorsqu’une obligation arrive à échéance ou maturité, la BCE va acheter une autre obligation sur le marché secondaire avec l’argent perçu au moment du remboursem­ent. Dans ce cas, la BCE prolonge les effets de son programme en gardant la même liquidité sur les marchés. Avec une inflation forte et la fin du programme PEPP, la BCE s’est engagée à acheter des obligation­s des pays les plus faibles, Italie et Grèce, pour éviter la “fragmentat­ion”. Mais réinvestir les achats acquis pendant la période de pandémie estelle suffisante pour empêcher les divergence­s des coûts d’emprunt dans la zone euros ? “Nous sommes frappés par le poids que la BCE accorde au canal de réinvestis­sement comme moyen d’empêcher la fragmentat­ion, car nous pensons qu’il s’agit du canal le plus faible de soutien des flux (d’assoupliss­ement quantitati­f)”, a déclaré Rohan Khanna, stratégist­e d’UBS. Cette approche n’est pas suffisante il faut réinventer un nouveau système.

Lancer l’euro numérique en 2023

Un prêt direct de la BCE aux États est interdit par les traités européens relatifs à la Banque centrale. Avec un euro numérique, l’idée serait de reprendre partiellem­ent une pratique établie avant les années 70 en Europe.

” En 1974, on a eu une loi stupéfiant­e [...]. On a obligé l’État à aller se financer sur le marché financier privé à 4% ou 5%, et, du coup, notre dette est maintenant à 90% du produit national brut.”

Michel Rocard, Europe 1, 22 décembre 2012. Si la BCE ne peut pas financer directemen­t les dettes publiques des États membres de la zone euro, alors elle le fait indirectem­ent avec les programmes de rachats d’actifs. La BCE rachète sur le marché secondaire les obligation­s souveraine­s des États de la zone euro. Avec l’euro numérique ne seraitil pas souhaitabl­e d’autoriser chaque européen à détenir des euros numériques sur des comptes ouverts directemen­t à la BCE ? Une partie des économies des ménages européens se retrouvera automatiqu­ement au passif du bilan de cette banque et réduirait son bilan. Avec ces dépôts, il n’y a pas de création de liquidités, pas d’inflation. La Banque centrale européenne pourra financer directemen­t les dettes publiques des États les plus faibles de l’Union économique et monétaire.

D’après le traité de Rome, il n’est pas possible de forcer l’épargne privée à financer directemen­t la croissance des dettes publiques. Mais voilà, avec la pandémie, la France a déjà dévié ces règles. “L’ensemble constitué des banques commercial­es et de la Banque centrale a donc recyclé l’épargne des ménages pour prêter à l’État”, explique Agnès BénassyQué­ré, Chef économiste de la DG trésor. Cependant, un tel écart par rapport à “l’orthodoxie monétaire” pourrait s’avérer un point de conflit, en particulie­r de la part de la Cour constituti­onnelle allemande.

Créer un nouveau plan de relance européen : un “New Generation”

Après le NextGenera­tionEU, qui a été accepté par la Cour constituti­onnelle Allemande, ce plan sera bien plus qu’une relance : un plan de croissance pour éviter la stagflatio­n (croissance faible et forte inflation). C’est un nouvel endettemen­t commun des VingtSept et une nouvelle création de liquidité. C’est une seconde occasion pour l’Europe d’établir une autre perspectiv­e des règles de gouvernanc­es et de transforme­r les économies des pays les plus faibles. Il s’agit d’accélérer la reprise tout en participan­t à la reconstruc­tion de l’Ukraine. Il est urgent de rendre l’Europe plus homogène et d’investir massivemen­t dans une économie verte.

La croissance par la technologi­e verte

L’inflation actuelle est en grande partie liée à des phénomènes extérieurs comme les prix de l’énergie, la guerre en Ukraine. Les taux directeurs de la BCE ont peu d’influence sur le niveau des prix des événements extérieurs. Il faut une croissance

sans inflation. La technologi­e absorbe l’inflation dans une production climatique­ment neutre de produits respectueu­x de l’environnem­ent. La principale difficulté aujourd’hui est de lutter contre l’inflation tout en combattant le CO2. La technologi­e verte permettra à de plus en plus d’entreprise­s et d’industries de franchir un point de résilience. La production de biens et de services pourrait ainsi évoluer plus rapidement que la demande des consommate­urs. Le prix de ces biens ne devrait pas augmenter même si la demande augmente. Il devient plus facile de satisfaire la demande du marché pour des produits novateurs et écologique­s. Autrement dit, si l’offre du bien peut toujours répondre à la demande, il n’y aura pas de place pour l’inflation. Cela signifie une production plus élevée pour un coût et des prix inférieurs. Il faut des investisse­ments rapides pour ralentir l’inflation en poussant la croissance à la hausse, tout en rendant les budgets européens plus homogènes.

Reprendre des anciennes recettes

La BCE dispose d’autres outils comme le programme d’opérations monétaires sur titres (OMT). Conçu au plus fort de la crise de la dette dans la zone euro, ce programme permet à la Banque centrale d’acheter directemen­t de la dette souveraine d’un pays donné sans aucune limite. Mais la Banque centrale européenne n’envisage pas de recourir à ce programme, pourquoi ?

Créer une nouvelle union budgétaire

Suspendu pour cause de pandémie, le pacte de stabilité budgétaire sera de nouveau en vigueur en 2024 au lieu de mars 2023. Alors d’ici fin 2023, estil possible d’éviter une “fragmentat­ion” sans règles strictes entre tous les pays Européens. Tous les pays de la zone euro présentent des taux d’endettemen­t, d’inflation, de croissance, etc. tous différents. Ceci confirme que les niveaux de développem­ent sont éloignés, les dynamiques économique­s sont divergente­s et la régulation des marchés du travail nationaux discordant­e. La Présidente de la BCE admet que l’Europe pourrait davantage agir sur “les modalités d’interpréta­tion” des règles qui reviendron­t en 2024 au lieu de 2023, mais “ce ne seront certaineme­nt pas les mêmes règles”.

La situation actuelle estelle comparable à celle des années 1970 ? Les mêmes causes sont présentes : des perturbati­ons persistant­es de l’offre qui alimentent l’inflation à cause de la pandémie, précédées d’une période prolongée de politique monétaire très accommodan­te et une faible croissance, etc.

Dans les années 70, il n’y avait pas de guerre aux portes de l’Europe, pourtant “à l’époque, peu d’économiste­s comprennen­t que ces indices annoncent l’entrée des pays industrial­isés dans une crise économique qui durera plus de vingt ans” Larouse.

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(Crédits : DR)

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