La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

En Europe, seul un inventeur sur sept est une inventrice

- Flavie Camilotto

Le Wi-Fi inventé par Hedy Lamarr, les essuieglac­es par Mary Anderson ou encore le kevlar par Stephanie Kwolek, les exemples d’invention par des femmes sont nombreux. Pour autant, ces réussites ne cachent pas la faible représenta­tion féminine dans les brevets déposés. En Europe par exemple, une étude publiée par l’Office européen des brevets (OEB) démontre que la part des femmes ayant déposé des brevets ne représenta­it que 13,2% des inventeurs sur la période 2010-2019.

En France, un inventeur sur six seulement était une inventrice (16,6%) entre 2010 et 2019. A peine mieux que la moyenne européenne, où ce chiffre est tombé à un sur sept (13,2%). Même si ce taux a augmenté de 2,6 points par rapport à la période 2000-2009, il reste extrêmemen­t faible.

Tel est le constat de l’étude publiée ce mardi par l’Office européen des brevets (OEB) sur les femmes inventrice­s dans les demandes de brevet à l’OEB entre 1978 et 2019. Ainsi, depuis 50 ans, le taux de femmes inventrice­s déposant des brevets ne cesse d’augmenter mais reste relativeme­nt faible. « A la fin des années 1970, la part des femmes inventrice­s en Europe n’atteignait que 2%, et la barre des 5% n’a été dépassée que dans les années 1990 », explique à La Tribune Yann Ménière, chef économiste à l’OEB, avant de préciser que « le taux de femmes déposant des demandes de brevet a doublé entre les décennies 2000 et 2010 ». Toutefois, atteindre la parité devrait prendre encore quelques années selon lui.

De plus, l’évolution n’est pas la même au sein de l’Europe.

Les champions européens de l’inventivit­é au féminin sont la Lettonie (30,6 %), le Portugal (26,8 %) et la Croatie (25,8 %), et si la France ne se classe qu’à la 13e place du classement avec 16,6% de femmes inventrice­s, elle dépasse toutefois la moyenne européenne. Pour sa part, l’Allemagne (10%) se trouve en bas du classement, à la 32e place sur 34 pays, et l’Autriche arrive grande dernière (8%).

La chimie, secteur de prédilecti­on des femmes inventrice­s

« Les femmes s’autocensur­ent car les domaines scientifiq­ues leur sont moins proposés dès les études », déclare à La

Tribune Claude Grison, éco-chimiste, chercheuse au CNRS et lauréate du Prix de l’inventeur européen 2022. Selon elle, les stéréotype­s de genre véhiculés par la société ne poussent pas les femmes à explorer les univers considérés comme étant masculins. Toutefois, quand les femmes osent le faire, elles se tournent généraleme­nt « vers des discipline­s dans lesquelles il y a peu de brevets, à l’instar des sciences du vivant ou encore des sciences humaines ».

L’étude de l’OEB révèle que le secteur de prédilecti­on des inventrice­s est la chimie (22,4% des inventions européenne­s dans ce secteur entre 2010 et 2019 sont féminines), à l’instar de Claude Grison. « Les femmes se tournent moins vers les sciences mais quand elles le font, elles ont tendance à s’intéresser à la chimie », explique Yann Ménière. De plus, dans les domaines de la biotechnol­ogie et de la pharmacie, les demandes de brevets enregistré­es par des femmes atteignent près de 30% de l’ensemble des demandes.

Au contraire, le génie mécanique ne compte que 5,2% de femmes inventrice­s, et ce chiffre est uniquement de 7,3% pour le génie électrique. Ces secteurs attirent davantage les hommes, et cela relève notamment de phénomènes d’organisati­on sociale et culturelle qui assignent des secteurs à un genre selon le chef économiste de l’OEB. « Cela impacte également les performanc­es des pays », indique Yann Ménière avant d’ajouter que « le mauvais classement de l’Allemagne est en partie lié au fait qu’il y a un poids énorme des industries mécaniques dans les inventions qui en sont originaire­s », industries majoritair­ement masculines.

Un accès limité aux postes à haute responsabi­lité

La première étude de l’OEB sur les femmes inventrice­s met également en avant le fait que les demandes de brevet provenant d’université­s et d’organismes de recherche publics en Europe comptent une part nettement plus importante de femmes inventrice­s (19,4%) que celles provenant d’entreprise­s privées (10%). Claude Grison explique que cette tendance, que l’on retrouve également en France, est notamment due au fait que « les femmes préfèrent plus souvent la recherche au milieu industriel, qui est beaucoup plus hiérarchis­é et compétitif ». Le chef économiste de l’OEB ajoute que le secteur public, notamment l’université, est plus tolérant face à l’échec.

« Nous constatons une proportion plus élevée de femmes inventrice­s parmi les équipes d’inventeurs », souligne également Yann Ménière auprès de La Tribune. En effet, si les demandes de brevets peuvent être déposées en équipe ou seul, cela dépend beaucoup des domaines techniques. Or, la chimie et la pharmacie, secteurs prisés par les femmes, sont principale­ment constitués d’équipes. Ainsi, si certaines femmes déposent des brevets seules, ce phénomène reste très rare selon l’OEB.

De plus, parmi les équipes d’inventeurs, les femmes ont rarement des postes à haute responsabi­lité. En effet, tandis que beaucoup d’hommes atteignent une position senior, les femmes ont plus de mal à y arriver. « En revanche, dans la durée, la proportion des femmes en position senior augmente à la même vitesse que la proportion des femmes en général », commente Yann Ménière, preuve que la situation des femmes s’améliore en fin de carrière, quand les impératifs familiaux sont moindres.

De nombreux leviers d’action

Bien que la situation évolue, les stéréotype­s de genre sont encore ancrés dans notre société selon la lauréate du Prix de l’inventeur européen 2022. L’objectif de l’OEB est alors d’objectiver les disparités de genre observées dans le milieu de l’invention. « Nous voulions contribuer au débat public sur la question, notamment en fournissan­t des indicateur­s chiffrés aux décideurs », déclare Yann Ménière. Selon lui, les causes du problème sont systémique­s et l’enjeu est ainsi d’accélérer l’évolution des femmes dans le secteur. « Nous devons trouver des leviers à tous les niveaux, notamment au niveau de l’éducation et de l’organisati­on du support des carrières profession­nelles des femmes », explique-t-il.

De plus, Claude Grison indique que l’image présentée du brevet ne stimule pas les femmes. « Si nous le présention­s comme une chance afin que les activités de recherche puissent être transférée­s vers la sphère socio-économique, les femmes auraient davantage tendance à en déposer car aujourd’hui, elles pensent généraleme­nt que le brevet est voué à une applicatio­n industriel­le ». Or, l’étude prouve bien que les femmes sont moins intéressée­s par le milieu industriel.

ZOOM : Les inventrice­s à l’internatio­nal

« En France, la proportion de femmes inventrice­s est plus élevée parmi les inventeurs d’origine étrangère », indique le chef économiste de l’OEB. En effet, bien que 16,6 % des demandes de brevets originaire­s de France auprès de l’OEB sont réalisées par des femmes, leur rôle est nettement plus significat­if (22,8 % de femmes) parmi les chercheurs étrangers travaillan­t en France. Selon lui, cela s’explique par le fait que les femmes inventrice­s sont plus actives dans les université­s et les organismes de recherche dans lesquels il y a plus de mobilité profession­nelle.

Si l’étude démontre que les inventrice­s étrangères ont une place importante au sein de l’Hexagone, elle permet également de mettre en lumière le fait que l’Europe a finalement un taux assez faible (13,2%) de femmes inventrice­s par rapport à d’autres régions du monde. Bien que le taux en Europe soit supérieur à celui du Japon (9,5%), il est largement inférieur à celui des

Etats-Unis (15 %), de la Chine (26,8 %) et de la Corée du Sud (28,3 %). « Cela représente un problème économique car cela signifie que nous avons un potentiel qui n’est pas exploité alors que d’autres puissances économique­s l’exploitent », conclut Yann Ménière.

 ?? ?? (Crédits : Regis Duvignau)
(Crédits : Regis Duvignau)

Newspapers in French

Newspapers from France