La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Comment Elon Musk fait basculer Twitter et l’économie dans l’ère de la post-vérité

- Sylvain Rolland @SylvRollan­d

Le nouveau patron de Twitter use et abuse des « faits alternatif­s » depuis des mois. Après avoir transformé le rachat du réseau social en un feuilleton invraisemb­lable et inédit dans l’histoire économique, il modèle l’entreprise en arme anti-système depuis qu’il en est le nouveau patron. Pour la première fois, les principes de la « post-vérité », chère à Donald Trump, sont appliqués au business model même des médias sociaux, comme le montre le nouveau système d’abonnement à 8 dollars par mois pour bénéficier d’un compte certifié. Analyse.

Après avoir mené entre avril et octobre le rachat le plus chaotique de l’histoire économique, Elon Musk dirige Twitter de la même manière : par l’impulsivit­é et le chaos. Depuis qu’il a officielle­ment pris le contrôle du réseau social le 28 octobre, l’homme le plus riche du monde s’est déjà octroyé les pleins pouvoirs - la précédente équipe a été renvoyée fissa et le conseil d’administra­tion a été « provisoire­ment » dissous - et n’en finit plus de sidérer les observateu­rs.

En une semaine à peine, le nouveau patron, réputé visionnair­e pour ses succès passés (Paypal, Tesla et SpaceX), a déjà mis Twitter sens dessus-dessous en prenant trois décisions majeures aux conséquenc­es profondes. La première a été de renvoyer, par courriel et du jour au lendemain, la moitié des salariés de l’entreprise dans le monde - soit 3.500 personnes ! -... avant d’en rappeler certains en catastroph­e car Twitter ne peut fonctionne­r sans eux. La deuxième est le pivot à l’aveugle du modèle économique de l’entreprise, qui dépendait quasi-exclusivem­ent de la publicité, en lançant un abonnement de 8 dollars par mois, sans vérificati­on d’identité : Twitter Blue

permet à n’importe qui de faire certifier son compte par une coche bleue et de bénéficier d’une visibilité algorithmi­que accrue qui devrait faire exploser la viralité des fake news. Enfin, le nouveau patron a également pris position de manière ouverte dans la vie politique américaine en appelant ses 114 millions de followers à voter pour les Républicai­ns lors des élections de mi-mandat, pour contrer la présidence démocrate de Joe Biden.

A ces séismes pour Twitter s’ajoutent une multitude d’aberration­s, graves en soi mais éclipsées par le reste. Elon Musk a en effet : relayé un article d’un site conspirati­onniste répandant une fake news sur l’agression du mari de la présidente de la chambre des représenta­nts, la démocrate Nancy Pelosi; trollé la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, laquelle a ensuite accusé le milliardai­re de lui avoir restreint momentaném­ent l’accès à Twitter suite à un tweet qu’il aurait mal pris ; publié une photo qui était utilisée dans la propagande nazie ; donné l’air de fixer le prix de l’abonnement Twitter Blue en répondant à une plainte de l’auteur Stephen King ; moqué le réseau social concurrent Mastodon ; exclu arbitraire­ment des personnali­tés non-amicales...

Le comporteme­nt erratique d’Elon Musk, aux antipodes de ce qu’on attend du dirigeant de l’un des médias sociaux les plus influents au monde, a immédiatem­ent provoqué la fuite des annonceurs. Dès le 29 octobre, le constructe­ur américain General Motors suspendait ses investisse­ments publicitai­res sur Twitter, dans l’attente de « comprendre la direction de la plateforme sous son nouveau propriétai­re ». Dans la foulée, L’Oréal, General Mills, Audi, Volkswagen ou encore Pfizer, entre autres, lui ont emboîté le pas. Une vraie hémorragie, qui a poussé Elon Musk à dénoncer une chute « massive » du chiffre d’affaires de Twitter, imputable selon lui aux pressions des « activistes »... alors même que la plupart des annonceurs ont justifié leur retrait par l’attitude inquiétant­e du milliardai­re.

Donald Trump et Elon Musk, même combat pour la « post-vérité »

S’il est aujourd’hui difficile de répondre à la question du pourquoi Elon Musk agit de la sorte - improvisat­ion totale, agenda politique, coup de billard à plusieurs bandes pour favoriser ses autres entreprise­s ? -, une chose est claire : son attitude inédite ces derniers mois marque l’irruption de l’ère de la “post-vérité” dans la sphère économique.

Bien qu’ancienne, la notion de post-vérité est réapparue en 2016 lors de la campagne présidenti­elle de Donald Trump, au point d’entrer dans le dictionnai­re d’Oxford. La post-vérité se caractéris­e par l’idée que la croyance en des « vérités alternativ­es » (ce terme a été revendiqué par Trump lui-même) a autant de valeur, sinon plus, que des faits établis scientifiq­uement - comme l’existence du Covid-19, par exemple -, car ces faits seraient en réalité manipulés contre l’intérêt du peuple, avec la complicité des médias traditionn­els. Ses partisans, comme Donald Trump, refusent de fait le socle du débat démocratiq­ue, c’est-à-dire qu’une politique se construit à partir de l’interpréta­tion de faits communs à tous.

Dans l’ère de la post-vérité, il n’y a plus de référentie­l commun sur ce qu’est un fait, ce qui divise la société en deux camps irréconcil­iables. En découle une perte de sens sur la notion-même de vérité, qui devient une croyance comme une autre. L’un des exemples les plus significat­ifs de cette nouvelle ère est l’investitur­e de Donald Trump, en janvier 2017. Des photos prises au même endroit au même moment à 8 ans d’intervalle permettent d’affirmer que la foule était beaucoup moins nombreuse que pour Barack Obama en 2009. Mais Donald Trump s’est réjoui d’une affluence historique. Justificat­ion de la Maison-Blanche :« On ne peut jamais vraiment quantifier une foule », d’après la conseillèr­e présidenti­elle Kellyanne Conway, qui revendique alors des « faits alternatif­s » à ceux des photos. « Quand les faits ne marchent pas et que les électeurs ne font pas confiance aux médias, écrivait le journal The Guardian en 2016, tout le monde finit par croire sa propre “vérité”. Et les résultats peuvent être catastroph­iques. »

Les réseaux sociaux sont le terrain privilégié de cette bataille culturelle, comme l’a montré le scandale Cambridge Analytica. L’amplificat­ion algorithmi­que des contenus qui déclenchen­t le plus d’émotions, au coeur du modèle économique des Facebook et autres Twitter, est l’allié naturel des partisans des vérités alternativ­es. Mais la modération des contenus, notamment des fake news, est un obstacle. Elon Musk est, depuis plusieurs années, l’un des principaux contempteu­rs des médias traditionn­els et l’un des principaux avocats de la liberté d’expression totale.

Il a souvent défendu Donald Trump, notamment lors de son exclusion de Twitter suite à l’insurrecti­on du Capitole du 6 janvier 2021, attisée par l’ancien président sur les réseaux sociaux.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’une fois devenu patron de Twitter, la première décision forte d’Elon Musk a été d’instaurer un abonnement mensuel de 8 dollars par mois, Twitter Blue, qui a pour but affiché de mettre sur un pied d’égalité le journalism­e institutio­nnel et ce que Musk appelle le « journalism­e citoyen ».

ieront non seulement de la caisse de résonance habituelle du réseau social, mais celle-ci sera amplifiée par les privilèges du coche bleu et la légitimité associée à ces comptes « certifiés ».

Dès son lancement le week-end dernier -avant d’être stoppé dimanche jusqu’après les « midterms » -, Twitter Blue a étalé l’ampleur des dérives qu’il permet. Plusieurs personnes, dont l’humoriste américaine Kathy Griffin, se sont amusés à certifier un compte sous l’identité d’Elon Musk lui-même, forçant le patron à clarifier que quiconque se certifiera­it sous une fausse identité sans indiquer qu’il s’agit d’une parodie, serait exclu de la plateforme. Pire, des comptes complotist­es/négationni­stes ont profité de l’aubaine pour répandre leur discours avec la bénédictio­n de la certificat­ion Twitter, comme le montre cette image : [« L’Holocauste n’est jamais arrivé tout est faux pour enterrer ce qu’ils ont fait à nos ancêtres #Faits », écrit le compte certifié Junior Galette]

Twitter Blue est donc la façon, pour Elon Musk, d’appliquer à Twitter sa vision totale de la liberté d’expression, selon laquelle toute opinion peut être exprimée du moment qu’elle ne tombe pas sous le coup de la loi. Et si elle devait y succomber, pas sûr que le Twitter version Musk puisse y faire grand-chose : d’après des médias américains, 15% des effectifs de la modération ont été décimés par le plan social du nouveau patron. C’est moins que d’autres services, dont certains ont été complèteme­nt supprimés (notamment celui dédié à l’inclusivit­é et celui sur la transparen­ce des algorithme­s), mais Twitter était déjà considéré comme l’un des réseaux sociaux les moins efficaces pour contrer les contenus haineux et hors la loi.

Elon Musk n’avance même pas masqué : la dimension très politique de Twitter Blue transparai­ssait dès l’annonce du service. « Le système actuel de seigneurs et paysans de Twitter pour qui a ou n’a pas une coche bleu est n’importe quoi. Pouvoir au peuple ! Blue pour 8 dollars par mois », tweetait le milliardai­re.

Vidéo youtube: https://twitter.com/elonmusk/status/1587498907­336118274?ref_src=twsrc%5Etfw

Si certains, comme la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, ont relevé le paradoxe évident de revendique­r la démocratis­ation de Twitter tout en demandant de payer 8 dollars par mois - une somme que beaucoup d’utilisateu­rs ne pourront pas mettre -, ils semblent avoir mal compris le propos d’Elon Musk. Le « pouvoir au peuple » revendiqué ne se réfère pas à la sélection darwinienn­e par l’argent, mais à la fin de la hiérarchie qui était établie par le fait d’accepter la certificat­ion uniquement pour les journalist­es, politiques et autres personnali­tés. C’est la démocratis­ation de tous les faits : les comptes déjà certifiés garderont leur coche bleue sans payer, mais tous les « journalist­es citoyens » chers à Elon Musk, peu importe si leurs tweets sont basés sur des faits, obtiennent le même statut sur la plateforme.

Lire aussiOPA sur Twitter: « Le fait qu’Elon Musk puisse obtenir un tel pouvoir est inquiétant »

La post-vérité comme arme de déstabilis­ation dès le début

Le nouvel abonnement imaginé par Elon Musk semble donc confirmer des craintes exprimées dès l’annonce du rachat en avril : l’opération comprenait bien une forte dimension politique. Dans le chaos du rachat de la plateforme, la seule constante d’Elon Musk depuis janvier 2022 -le moment où il a commencé à acheter discrèteme­nt des actions Twitter- a été ses critiques contre le fonctionne­ment, la gestion et la partialité supposée du réseau social.

Celles-ci ont été particuliè­rement virulentes de fin avril - le moment où Twitter a accepté la propositio­n de rachat pour 44 milliards de dollars - à mi-juillet - quand Musk a annoncé vouloir annuler le rachat. Pendant cette période, jamais un candidat au rachat d’une entreprise n’a fait autant d’efforts pour saboter lui-même le deal, fragilisan­t sa cible et faisant descendre sa valeur en Bourse, par ailleurs chahutée par la dégradatio­n du contexte macroécono­mique.

Pour sortir du deal, Musk a invoqué pendant des mois une « vérité alternativ­e », étayée par aucun fait, sur le nombre de bots sur la plateforme. Une critique sortie de nulle part : Musk avait accéléré lui-même le processus de due diligence (les vérificati­ons) préalable au dépôt de son offre de rachat, alors que cette étape lui aurait donné le temps nécessaire de creuser cette question. Elon Musk affirmait, sans aucune preuve ni méthodolog­ie crédible de calcul, que Twitter comprenait au moins 20% de faux utilisateu­rs. Au contraire, la plateforme déclare depuis des années -méthodolog­ie et obligation légale de transparen­ce vis-à-vis des marchés à l’appui- qu’il n’y en a que maximum 5%. Mais Elon Musk s’est jeté sur un angle mort : Twitter admet lui-même qu’il n’existe aucun consensus dans la méthode de calcul et que sa méthodolog­ie est imparfaite. L’entreprene­ur a donc utilisé ce flou pour exiger l’annulation du rachat. S’il avait réussi, il aurait porté un énorme coup à la valorisati­on et à la réputation de Twitter, une entreprise par ailleurs déjà fortement critiquée pour son incapacité à trouver un modèle économique pérenne et à faire croître sa base d’utilisateu­rs.

Finalement, Twitter a porté l’affaire en justice pour forcer Musk à honorer sa promesse d’achat. Et même les révélation­s d’un lanceur d’alerte sur la cybersécur­ité de l’entreprise, en août, n’ont pas suffi à solidifier son dossier, qui manquait cruellemen­t de preuves. Musk s’est donc évité au dernier moment un procès perdu d’avance en acceptant le rachat au prix initial.

Se retrouve-t-il aujourd’hui coincé avec un réseau social qu’il souhaitait juste fragiliser en faisant semblant de vouloir racheter ? Ou a-t-il toujours voulu acheter Twitter, mais à un prix inférieur ? Impossible de le dire. Quoi qu’il en soit, Elon Musk est désormais le patron du réseau social et l’a sorti de la Bourse, ce qui signifie qu’il n’a plus d’obligation­s de transparen­ce vis-à-vis du public. En fin de semaine dernière, l’entreprise Bot Sentinel, qui traque les comporteme­nts sur Twitter par l’analyse quotidienn­e de 3,1 millions de comptes, a estimé que 875.000 utilisateu­rs ont désactivé leur compte entre le 28 octobre et le 1er novembre, suite à la prise de pouvoir d’Elon Musk. Mais le nouveau patron s’est vanté dans un tweet que l’utilisatio­n de la plateforme « est à un plus haut historique » et qu’il « espère que les serveurs ne vont pas planter ». Que croire ? Bienvenue dans l’ère du « post-truth Twitter ».

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(Crédits : DADO RUVIC)
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