La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)
La rivalité commerciale entre Renault et Stellantis passe aussi par la guerre des mots
Les deux groupes rivaux ne cessent de se chamailler par presse interposée pour tirer la couverture: petites phrases, débauchages à gogo, malentendus, etc... L’ambiance est à la détestation réciproque, et les récriminations sont désormais publiques... RÉCIT.
Qui a commencé ? Les chamailleries puériles que se livrent Renault et Stellantis régalent les médias, parfois stupéfaits par la rudesse des attaques. Celles-ci sont passées de petites piques entendues en off à des déclarations publiques par les patrons eux-mêmes. Dernier incident en date : la charge ad hominem de Carlos Tavares, patron de Stellantis, contre Renault lors d’un point presse au mondial de l’automobile de Paris.
« Le respect pour Renault »
Courtois, la phrase commence par un « avec tout le respect que je dois à Renault... » , avant de lâcher : « Il faut remettre l’église au milieu du village » , et d’égrener implacablement : « Nous avons un chiffre d’affaires quatre fois supérieur à celui de Renault, et une rentabilité douze fois supérieure. Je les respecte, mais nous ne sommes pas dans la même ligue » . Le groupe Renault, qui sort de plusieurs années de crise avant de repasser dans le vert l’an dernier au prix d’un plan de restructuration douloureux et de réels efforts stratégiques, a apprécié... Lequel n’a pas manqué de rappeler en coulisses que Carlos Tavares est arrivé en 2014 aux manettes d’un PSA lui-même au bord de la faillite et sauvé... par l’Etat français !
Moins de deux semaines plus tard... Le même Carlos Tavares décochait une nouvelle flèche. Lors de la visite du site de Hordain où il présentait sa stratégie d’utilitaires à hydrogène, l’architecte du rapprochement de Peugeot-Citroën et Fiat-Chrysler a pris les journalistes à parti : « Vous avez visité l’usine d’Hordain... Ici, c’est l’industrie, la vraie... On n’est pas dans le métavers » . Deux jours avant, Renault présentait sa stratégie dans le métavers industriel qui doit lui permettre d’accélérer sa mue dans l’industrie 4.0, la gestion de la data et rationaliser les coûts fixes. Mais Carlos Tavares ne peut plus s’empêcher de titiller son ex-employeur...
Car, au-delà d’une rivalité d’ego, les deux groupes sont concurrents et leurs intérêts sont évidemment antagonistes. L’un des gros succès de ces cinq dernières, le Peugeot 3008, outre ses qualités intrinsèques s’explique aussi par une offre très faible côté Renault avec son Kadjar mal fini et qui est complètement passé à côté de la montée en gamme du segment.
Les deux Gilles, prise de guerre de Renault
C’est la raison pour laquelle, nombreux chez Stellantis ne digèrent toujours pas le siphonnage de talents par le Renault de Luca de Meo. Cela a commencé par Gilles Le Borgne, l’ancien patron de la R&D de PSA, un historique maison. Puis il y a eu un second Gilles, Vidal cette fois. Le designer star de Peugeot à qui l’on doit la renaissance de la marque devenue une cash-machine dont le fameux 3008. Arnaud Belloni, patron du marketing Citroën, ami de longue date de Luca de Meo à l’époque où ils travaillaient ensemble chez Fiat, a également rejoint Renault.
Les griefs ne s’arrêtent pas là. Certains cadres accusent Luca de Meo de copier le modèle économique de Carlos Tavares fondé sur le pricing power, la discipline commerciale et la montée en gamme... De fait, parmi les premières mesures prises par l’italien lors de son accession à la direction générale de Renault en juin 2020 ont été d’en finir avec les pratiques commerciales de ventes au rabais et les ventes dites tactiques... La fin de la course aux volumes telles qu’elle avait été mise en place par son prédécesseur, Carlos Ghosn, aurait été directement copiée sur Back to the race, le plan de relance de PSA lancé par Carlos Tavares en 2014, à en croire le management du groupe franco-italien. Idem sur la nouvelle stratégie de gamme qui a consisté à tirer un trait sur de nombreux projets en cours de développement, trop axés sur le segment des citadines. Luca de Meo veut des compactes plus rémunératrices. « Quel copieur ! » pouvait-on entendre en off chez certains porte-paroles Stellantis.
« Carlos Tavares n’a rien inventé »
Une accusation un peu facile puisque Luca de Meo pratiquait déjà le pricing power lorsqu’il était à la tête de Seat entre 2015 et 2020. Il était parvenu à sortir la marque espagnole du carcan de la Leon et de l’Ibiza pour vendre des SUV sur des gammes de prix supérieures. Il avait également inventé une marque premium totalement à part, Cupra, pour créer davantage de valeur. « Carlos Tavares n’a rien inventé » , se défend-on à Boulogne-Billancourt où siège le losange.
Il faut dire que Renault n’est pas en reste. Les transfuges ne manquent pas de critiquer l’ancienne maison, notamment la méthode Tavares fondée sur la « frugalité » poussée à l’extrême. « La différence entre dégager 5 milliards et 7 milliards d’euros de profits, c’est l’épuisement des équipes » , nous explique en off, un ancien du groupe. D’autres racontent comment ils ont échappé au règne d’une bureaucratie et du manque criants de moyens : budgets marketing coupés à la hache, équipes en sous-effectifs chroniques, règles de compliance invasive pour coller aux diverses réglementations notamment américaines (Stellantis est coté à New York).
Le fantôme de Carlos Ghosn
Mais chez Renault, il vaut mieux avoir le cuir solide... Puisque les attaques ne viennent pas seulement du concurrent et compatriote. Il faut aussi compter sur les attaques de son ancien et charismatique PDG : Carlos Ghosn. De son exil au Liban, qu’il ne peut plus quitter de crainte d’être extradé au Japon pour répondre à la justice, l’ancien patron de l’Alliance ne se prive pas de critiquer la stratégie de Luca de Meo. Dans une longue interview donnée au Parisien en février dernier, Carlos Ghosn avait fustigé « les résultats très médiocres » de Renault. Il accuse le management composé du tandem Jean-Dominique Senard et Luca de Meo, de prononcer « beaucoup de paroles » mais qu’il a de « la peine de voir que Renault n’est plus que l’ombre de lui-même » . Il a accusé Jean-Dominique Senard, président de Renault, d’avoir perdu l’influence de Renault au sein de Nissan, son partenaire dans l’Alliance, alors que le Français détient 44% de son capital.
Chez Renault, on préfère ironiser contre « le syndrome des deux Carlos (...) jaloux de son redressement » tout en rappelant qu’ils portent chacun une responsabilité dans la quasi-faillite du groupe en 2019-2020. Car si Carlos Ghosn en a été PDG, Carlos Tavares en a été le numéro deux entre 2011 et 2013, avant de quitter le navire et de lui-même devenir un transfuge Renault chez PSA.
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