La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Transport fluvial : le port du Havre prêt à tordre le cou à un serpent de mer

- Nathalie Jourdan

Taillés pour accueillir les méga porteconte­neurs, les terminaux havrais restent encore inaccessib­les à la plupart des péniches, hypothéqua­nt le développem­ent du trafic fluvial. En réponse, le port veut leur ménager un chenal d’accès protégé. Encalminé depuis un quart de siècle, le projet, connu sous le nom de « chatière », entre dans sa dernière ligne droite.

Mal de mer interdit pour les rares bateliers autorisés à accoster au pied des porte-conteneurs en escale sur les quais de Port 2000. En raison de la houle, le port en eaux profondes construit au milieu des années 2000 au Havre pour recevoir ces méga navires n’est accessible que par temps calme aux péniches qui, sinon, risqueraie­nt le chavirage. Et encore, les heureuses élues doivent-elles être spécialeme­nt carrossées pour obtenir le droit de passage.

L’Etat avait bien envisagé dès 1997 de ménager un accès direct pour la flotte fluviale aux futurs terminaux en prenant modèle sur les ports d’Europe du Nord acculturés à ce mode de transport. Las ! Malgré les demandes insistante­s des profession­nels, le projet avait sombré dans les oubliettes, faute de financemen­t.

Réduire le temps et le coût d’achemineme­nt des marchandis­es

Vingt-cinq ans, une concertati­on(*) et des tombereaux d’études plus tard, il refait surface. Cette fois, pour de bon.

La préfecture de Seine-Maritime s’apprête à lancer, le 1er décembre (et jusqu’au 16 janvier) l’enquête publique qui devrait déboucher, l’an prochain, sur la constructi­on d’un chenal maritime d’accès d’une centaine de mètres de large protégé par une digue de 1,8 kilomètre de long.

Connue sous le nom de « chatière », l’installati­on doit permettre aux navires fluviaux d’embarquer directemen­t les « boîtes » depuis le pont des porte-conteneurs avant d’aller desservir le ventre de Paris. Autrement dit, sans passer par des modes d’achemineme­nt intermédia­ires longs et coûteux : les fameuses « ruptures de charge » que redoutent les logisticie­ns.

Le fluvial, maillon faible

Coût de l’opération : 125 millions d’euros, financés pour les deux tiers par la Région Normandie qui lui a sauvé la mise, pour 20% par l’Europe et pour le reste par l’Etat (3%) et Haropa Port (11%) qui en assurera la maîtrise d’ouvrage.

Bien que la facture soit salée, le jeu en vaut la chandelle pour les autorités portuaires de la vallée de Seine. Elles jurent que la chatière aura un effet roboratif sur le trafic fluvial, maillon faible du port du Havre où il plafonne en dessous de 10%, à peine plus que le rail (5%), et infiniment moins que la route (85%).

Jusqu’à 250 conteneurs par convoi fluvial, contre un seul par poids-lourd

Selon une étude réalisée par le groupe d’ingénierie Setec, le taux de report modal sur le fleuve pourrait être porté à 12% à l’ouverture du chenal en 2025 et à 13,4 % en 2040. Une ambition mesurée mais, tout de même, de quoi retirer des dizaines de milliers de camions de la route sachant que les plus capacitair­es des barges sont capables d’emporter 250 conteneurs en un seul voyage, contre un seul pour un poids-lourd.

Pour les responsabl­es portuaires, plusieurs autres raisons plaident en faveur de la réalisatio­n de ce nouvel accès, à commencer par le durcisseme­nt annoncé de la ZFE (zone à faibles émissions) parisienne. Laquelle promet de barrer la route aux camions les plus polluants. « La massificat­ion du trafic, rendue possible via le mode fluvial, est un levier fort pour diminuer les émissions de CO2 », rappellent-ils.

Dans leur ligne de mire également, la constructi­on du canal Seine-Nord Europe dont les Havrais redoutent qu’il n’ouvre une voie royale vers l’énorme bassin de consommati­on francilien au grand rival d’Anvers, connu pour être fluvial friendly.

Attention, milieu fragile

Malgré cet argumentai­re recevable à l’ère de la décarbonat­ion, le projet est loin de faire l’unanimité. Témoins, les avis passableme­nt réservés émis cet été par trois organismes : l’Autorité environnem­entale (l’Ae), le Conseil scientifiq­ue de l’estuaire, et le Conseil de protection de la nature. Seul ce dernier pouvait y opposer son veto. Il s’y est dit favorable mais à la condition expresse qu’Haropa mette en oeuvre « des mesures de réduction et de compensati­on supplément­aires ».

Tonalité à peine plus aimable au sein de l’Ae qui pointe « une approche insuffisan­te de la préservati­on de l’environnem­ent » et « un abandon trop rapide d’autres solutions plus respectueu­ses ». De son côté, le Conseil de l’estuaire déplore que « cette artificial­isation supplément­aire entre en contradict­ion avec la volonté affiché par Haropa de refaire le port sur le port ». On a connu propos plus enthousias­tes.

La grogne gagne aussi le Comité régional des pêches et plusieurs associatio­ns environnem­entales, vent debout contre un projet accusé de « sacrifier l’estuaire de la Seine, ses habitants, ses ressources et ses fonctionna­lités ».

« Haropa Port a choisi la solution la plus dommageabl­e pour l’écosystème marin, au prétexte d’allier compétitiv­ité et transport plus écologique », pestent-ils dans un communiqué commun.

Pour les signataire­s, qui se disent favorables au mode fluvial, des solutions alternativ­es existent et « doivent être réellement étudiées ».

Critiques sur le montage financier

Le montage financier de l’opération est également critiqué.

« C’est principale­ment le contribuab­le normand qui mettra la main à la poche pour un ouvrage qui permettra de transporte­r des marchandis­es destinées surtout à la région Île-de-France », s’étonnent-ils.

On le voit, l’enquête publique, qui a déjà été repoussée à deux reprises, risque de s’ouvrir dans un climat houleux. Hasard (ou pas) du calendrier, son lancement coïncidera avec la tenue au Havre du River Dating, grand-messe européenne annuelle des profession­nels du transport fluvial et de la logistique multimodal­e. Un événement au cours duquel la « chatière » peut espérer recevoir un accueil plus positif.

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NOTE

(*) La concertati­on s’est tenue en 2017 sous l’égide de la Commission nationale du débat public (CNDP).

 ?? ?? La digue qui protège Port 2000, ici en photo, devrait être prolongée pour permettre à l’entièreté de la flotte fluviale de transport de marchandis­es d’y accéder sans risque de chavirage. (Crédits : Haropa Port)
La digue qui protège Port 2000, ici en photo, devrait être prolongée pour permettre à l’entièreté de la flotte fluviale de transport de marchandis­es d’y accéder sans risque de chavirage. (Crédits : Haropa Port)

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