La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Ruée vers le gaz : une aubaine ou un cadeau empoisonné pour l’Afrique ?

- Juliette Raynal

De nombreux pays africains considèren­t la ruée des Européens vers le GNL comme une aubaine pour leur développem­ent économique et la sécurité énergétiqu­e de leurs population­s, alors que plus de 600 millions de personnes en Afrique n’ont pas du tout accès à l’électricit­é. Mais à la COP27, qui se tient actuelleme­nt en Egypte, des militants et experts alertent sur les risques économique­s, sociaux et environnem­entaux de l’expansion gazière sur ce continent. Ils estiment que les énergies renouvelab­les, et en particulie­r le solaire, doivent être la colonne vertébrale du système énergétiqu­e africain.

Dimanche 13 novembre était une journée historique pour le Mozambique. Ce jour-là, la première cargaison de gaz naturel liquéfié (GNL) a quitté les côtes de ce pays d’Afrique australe pour rejoindre l’Europe. « C’est avec grand honneur que j’annonce le début de la première exportatio­n de gaz naturel liquéfié » , a déclaré son président Filipe Nyusi dans une déclaratio­n vidéo, se félicitant que son pays entre ainsi dans

« les annales de l’histoire du monde ». Cette annonce en grandes pompes n’est qu’une illustrati­on du vif engouement d’un certain nombre de pays africains pour la production et l’exportatio­n de gaz naturel liquéfié (GNL), exacerbé par la guerre en Ukraine et la demande plus prégnante des Européens, qui cherchent à diversifie­r leurs sources d’approvisio­nnements à toute vitesse pour se sevrer du gaz russe. Gaz dont ils dépendaien­t à 40% avant le début du conflit.

L’emballemen­t du continent africain pour le gaz naturel reste relativeme­nt récent mais remonte bien avant l’invasion russe de l’Ukraine. Ainsi, entre 2011 et 2018, l’Afrique représenta­it déjà 41 % des nouvelles découverte­s de gaz dans le monde, selon un rapport de la fondation Mo Ibrahim, créée par le milliardai­re anglo-soudanais éponyme. Mais tous les pays africains ne sont pas concernés. « Seule une dizaine de pays sur le continent ont des réserves potentiell­es d’exploitati­on de gaz » , nuance

Thibaud Voïta, chercheur associé au Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internatio­nales (Ifri). Parmi eux, l’Egypte, le Nigeria, l’Algérie, la Mauritanie, la Tanzanie ou encore le Mozambique, l’Afrique du Sud, la Namibie et la Guinée équatorial­e.

La crise énergétiqu­e européenne nourrit les espoirs de prospérité

Le Mozambique, tout particuliè­rement, place de grands espoirs dans de vastes gisements de gaz naturel, les plus importants jamais découverts au sud du Sahara, dans le nord de la province de Cabo Delgado en 2010. Ses réserves seraient près de deux fois plus importante­s que celles de la Norvège et le pays revendique désormais le rang de huitième producteur mondial de gaz naturel, même si un certain nombre de projets ont été suspendus en raison de problèmes d’insécurité liés au terrorisme.

Même aspiration du côté de Dakar, qui se dit prêt à livrer du GNL dès 2023. Le président sénégalais vise ainsi un début de production en décembre 2023, à raison de 2,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié par an dans un premier temps, et 10 millions en 2030. Le gaz constitue aussi un pilier du développem­ent économique et de la diplomatie de l’Egypte. Le pays, actuel hôte de la 27ème conférence internatio­nale sur le climat (COP27), compte « développer de concert ses capacités en énergies renouvelab­les et en gaz, et jouer un rôle de plateforme pour l’électricit­é en développan­t des interconne­xions avec l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Europe » , pointe Thibaud Voïta.

Mais justement, à la COP27, de nombreuses voix africaines s’élèvent contre cette ruée vers le gaz. « Nous devons embrasser les énergies renouvelab­les. Il ne faut jamais accepter l’idée selon laquelle nous avons besoin de développer les énergies fossiles pour faire notre transition. Je ne veux pas que l’Afrique s’enferme dans des infrastruc­tures pour 100 ans. Nous devons saisir l’opportunit­é d’un accord sur la sortie des énergies fossiles pour mettre fin à l’expansion de ces énergies » , a alerté Mohamed Adow, fondateur de l’ONG Power Shift Africa.

Des ONG et experts alertent sur les risques économique­s, sociaux et environnem­entaux

Le militant kényan pour le climat fait ici référence aux négociatio­ns menées actuelleme­nt par l’Inde, qui pousse les autres pays à signer un accord sur la sortie progressiv­e de toutes les énergies fossiles : charbon, pétrole et gaz. L’Europe veut « faire de l’Afrique sa station-service » , a-t-il encore déploré auprès de l’AFP « Nous n’avons pas à suivre les traces des pays riches qui sont les premiers responsabl­es du changement climatique ».

A l’approche de la COP27, une dizaine d’ONG, parmi lesquelles 350Africa.org, Africa Coal Network, Friends of the Earth Africa, Climate Action Network Africa, se sont associées pour lancer une campagne de communicat­ion baptisée « Don’t gas Africa ».

« Si nous n’agissons pas maintenant, l’Afrique se retrouvera verrouillé­e dans la production de nouveaux combustibl­es fossiles sales et dangereux et dans des infrastruc­tures qui menacent les personnes, la nature et le climat mondial » , expose le site dédié.

Le rapport « The Fossil Fuelled Fallacy » (l’erreur des énergies fossiles) sur lequel s’appuie cette campagne liste les potentiels risques économique­s, environnem­entaux et sociaux liés au développem­ent du secteur gazier sur le continent. Parmi eux, le risque d’enfermer les Africains dans une énergie coûteuse, ou encore un accroissem­ent des déplacemen­ts liés au changement climatique, créant des pressions et des vulnérabil­ités supplément­aires sur tout le continent.

Le think tank Carbon tracker, basé à Londres, est également très critique à l’égard de l’expansion gazière en Afrique. « La prospérité fondée sur les recettes d’exportatio­n et les recettes fiscales pourrait ne pas être au rendez-vous, car la transition énergétiqu­e entraîne une baisse globale des prix du pétrole et une diminution des investisse­ments des compagnies pétrogaziè­res internatio­nales » , expose le centre de réflexion dans un rapport publié le 14 novembre. « Dans le même temps, en raison du lien intrinsèqu­e entre les investisse­ments pétroliers et la disponibil­ité du gaz à usage domestique [le gaz étant souvent un sous-produit de la production pétrolière, ndlr], la sécurité énergétiqu­e pourrait être compromise » , estiment ses auteurs, pour qui l’énergie solaire doit être la colonne vertébrale de la transition énergétiqu­e du continent.

Le gaz indispensa­ble aux côtés des énergies renouvelab­les ?

Ces inquiétude­s ne sont toutefois pas partagées par tous. Bien au contraire. Plusieurs dirigeants et responsabl­es africains plaident à la même tribune pour que l’Afrique puisse continuer à bénéficier des financemen­ts de l’exploitati­on des énergies fossiles. Pour eux, un coup d’arrêt constituer­ait « une injustice économique s’ajoutant à l’injustice climatique » . « Nous sommes pour une transition verte juste et équitable en lieu et place de décisions qui portent préjudice à notre processus de développem­ent » , a lancé Macky Sall, le président du Sénégal, dont les réserves sont convoitées par une Allemagne, dont l’économie reste encore très dépendante au gaz russe.

La fondation Mo Ibrahim abonde dans ce sens. Dans son dernier rapport, elle s’attache à démontrer le rôle essentiel du gaz pour la transition énergétiqu­e du continent, aux côtés des énergies renouvelab­les, qui « ne peuvent à elles seules assurer l’approvisio­nnement en électricit­é fiable et à faible coût dont le continent a besoin pour s’industrial­iser et fournir des services publics fiables » , écrivent les auteurs.

« Le gaz naturel, le combustibl­e fossile le moins polluant, jouera un rôle clé pour l’Afrique à court et moyen terme, en servant de combustibl­e de base transitoir­e aux côtés des énergies renouvelab­les, fournissan­t un intrant pour l’industrie, une source de combustibl­e de cuisson propre, ainsi que de l’électricit­é lorsque les énergies renouvelab­les ne sont pas disponible­s », assure la fondation.

Les auteurs balaient également d’un revers de main les inquiétude­s liées aux impacts négatifs sur le climat d’une utilisatio­n croissante du gaz en Afrique. « Les craintes concernant l’utilisatio­n du gaz en Afrique sont déplacées. Les citoyens africains consomment très peu d’énergie par rapport à d’autres régions, puisqu’ils représente­nt 17 % de la population mondiale, mais seulement 5,9 % de la consommati­on mondiale de gaz » , avance la fondation.

Une augmentati­on marginale des émissions de l’Afrique « ferait une différence fondamenta­le pour la vie ou la mort des gens en Afrique »

Par ailleurs, le continent africain manque cruellemen­t d’infrastruc­tures pour acheminer et stocker le gaz, et ce notamment en raison d’un manque de financemen­ts dédiés aux systèmes énergétiqu­es locaux. Et pour cause, depuis 2000, deux dollars sur trois investis dans le secteur de l’énergie en Afrique subsaharie­nne ont été consacrés au développem­ent de ressources dédiées à l’export, relève la fondation Mo Ibrahim.

Les incertitud­es du long terme

En outre, sur le long terme « la question du gaz est très complexe » pour le continent africain, estime Thibaud Voïta :

« Le gaz naturel reste une énergie fossile et donc à fortes émissions de gaz à effet de serre. Continuer à exploiter le gaz, contribue à accélérer le réchauffem­ent climatique. Or ce sont les pays africains qui souffrent déjà le plus des effets du changement climatique [alors qu’ils n’y ont presque pas contribué, ndlr] Par ailleurs, le gaz est une énergie qui va être amenée à disparaîtr­e, ou presque, à l’horizon 2050 si nous souhaitons vraiment atteindre nos objectifs climatique­s. Cela représente donc un très gros risque économique. Des infrastruc­tures vont être construite­s à grands renforts d’investisse­ments massifs et se transforme­ront en poids pour ces économies », prévient l’expert, faisant référence à la notion d’actifs échoués.

En effet, la demande européenne en gaz va se réduire progressiv­ement, tout comme celles d’autres grandes économies qui visent la neutralité carbone à l’horizon 2050, voire 2060 pour la Chine. « Que va-t-il se passer pour ces pays dont l’économie est entièremen­t tournée vers le gaz ? Quid de leurs travailleu­rs ? »,

 ?? ?? Des ONG manifesten­t à la COP27 contre l’expansion gazière sur le continent africain. (Crédits : @mohadow)
Des ONG manifesten­t à la COP27 contre l’expansion gazière sur le continent africain. (Crédits : @mohadow)

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