La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Spatial : « Les équipement­iers sont très mal positionné­s pour la ministérie­lle de l’ESA » (Franck Poirrier, PDG de Sodern)

- Propos recueillis par Michel Cabirol

Aquelques jours de la conférence ministérie­lle de l’Agence spatiale européenne, le PDG de Sodern et viceprésid­ent de la commission Espace du GIFAS, Franck Poirrier, rappelle dans une interview accordée à La Tribune toute l’importance des équipement­iers français dans l’écosystème spatial européen. Il livre également les clés du succès de Sodern dans les viseurs d’étoiles où il est le numéro un mondial.

LA TRIBUNE- En tant que vice-président de la commission Espace du GIFAS et en tant qu’équipement­ier, qu’attendez-vous de la conférence ministérie­lle de l’ESA ?

FRANCK POIRRIER- Nous avons trois objectifs : avoir un bon budget sur les programmes permanents comme Copernicus, lancer de nouveaux programmes et renforcer le programme GSTP (General Support Technology program), un programme facultatif de technologi­e de soutien général. Ces lignes de programmes de l’ESA bénéficier­aient le plus aux équipement­iers. Notamment GSTP, qui sert à développer des technologi­es amont et à préparer des instrument­s ou des équipement­s complexes.

Pour nous équipement­iers, ce programme est important. Mais à la dernière ministérie­lle, l’Allemagne a beaucoup investi (76 millions d’euros) tandis que la France n’a proposé que dix millions. Nous sommes aujourd’hui très mal positionné­s pour la ministérie­lle de l’ESA. Pourquoi ? Après Séville en 2019, l’ESA a lancé des programmes de dérisquage de missions. Trois ans après, l’ESA lance le programme. Il aurait fallu être en amont.

Concrèteme­nt, quel est l’impact pour les équipement­iers français ?

Nous n’avons pas eu de quoi nourrir nos bureaux d’études pour être clair. Sur Copernicus, les équipement­iers français ont pu livrer des produits sur étagère, ce qui a permis d’alimenter les chaînes de production. En revanche, nous n’avons pas eu de développem­ent d’équipement­s français dans le cadre de Copernicus.

Quels pourraient être les nouveaux programmes ?

J’en vois au moins deux. Aeolus 2, un satellite qui mesure les vents, et LEO PNT, un programme pour rendre un peu plus robuste Galileo.

Estimez-vous important que les Européens soient plus ambitieux dans l’exploratio­n spatiale et ne se contentent plus de strapontin­s sur les missions américaine­s ?

C’est une bonne question. Il faut la renvoyer aux politiques. En tout cas, les équipement­iers français peuvent répondre présents. Je ne suis pas sûr que la France se rende compte qu’elle a des équipement­iers de top niveau. Nous sommes agnostique­s, nous innovons en permanence, nous avons un héritage technique majeur. Pour arriver à notre niveau, il faut du temps. Nous avons montré que nous pouvions fournir à tout le monde, notamment aux startup. Donc en tant qu’industriel­s, nous sommes à peu près certains de trouver notre place sur les missions de demain, qu’elles soient impulsées par les Européens ou les Américains. Mais en tant que citoyens, nous préférerio­ns bien sûr que ces missions soient européenne­s !

Estimez-vous que les intérêts des équipement­iers spatiaux français sont-ils aussi bien pris en compte que ceux des maîtres d’oeuvre ?

C’est une filière qui est un peu complexe pour les équipement­iers parce qu’on est dans un pays de maîtres d’oeuvre. Mais depuis un an, nous avons lancé SpacEarth Initiative, qui a réussi à fédérer toute la filière autour d’un nom et d’une vision commune. Nous avons mené une campagne pour expliquer aux Français que l’espace est utile à tous. Cette coalition a renforcé la filière.

Sodern a fêté ses 60 ans en 2022. Comment voyez-vous l’avenir de votre entreprise ?

En 2021, nous avons réalisé 83 millions de chiffre d’affaires. Et Sodern va continuer à croître cette année encore même si cette hausse sera modeste. Nous voulons refaire le coup de 2010 où nous avons su créer les conditions d’une rupture de notre « business model » avec le développem­ent de notre activité de viseurs d’étoiles. En 2005, nous en fabriquion­s deux par an. Ce qui n’était vraiment pas beaucoup. Sodern réalisait alors 48 millions d’euros. Aujourd’hui, nous en produisons environ 350 par an. Près de 15 ans plus tard, nous avons quasiment doublé le chiffre d’affaires de Sodern. Nous souhaitons donc rester sur cette belle trajectoir­e. Et notre objectif est de doubler notre chiffre d’affaires d’ici 10 à 15 ans comme nous l’avons déjà réussi.

Quels ont été les fameux déclics pour passer d’une fabricatio­n très artisanale des viseurs d’étoiles à leur industrial­isation ?

Nous avons d’abord surfé sur notre technologi­e et notre savoirfair­e, héritage de notre activité dans la dissuasion pour laquelle nous fabriquion­s des viseurs d’étoiles bien ciselés. C’était de l’art ou du prototypag­e. Grâce à ce savoir-faire, nous avons réussi à pénétrer le marché américain, d’autant que nos concurrent­s américains n’arrivaient pas dans les années 2010 à concevoir un viseur compétitif. Nous avions besoin du marché américain, sur lequel nous sommes devenus leaders en essayant sans cesse de maintenir un coup d’avance. Puis en 2016, nous avons réussi un deuxième gros coup avec le développem­ent du programme Auriga pour équiper la constellat­ion OneWeb. Auriga a effectué son vol inaugural en 2019 sur le premier satellite fabriqué par Airbus pour le compte de OneWeb. Le programme Auriga est une rupture technologi­que majeure aussi bien dans l’approche du produit que dans la production. Pour y parvenir, nous avons eu le soutien du CNES et de Bpifrance à travers un Piave (Appel à projets thématique pour l’espace, ndlr).

Quelle est votre part de marché sur le segment des viseurs ?

Notre part de marché totale s’élève à 37 %. Nous sommes rapidement devenus le leader mondial des viseurs. Comment cela se concrétise aujourd’hui ? Depuis le début de l’année, nous avons vendu 270 viseurs Auriga. Et ce n’est pas fini. Ce programme est un vrai succès : nous en avons vendu 1.700 au total, dont 1.300 à OneWeb. Il y en a plus de 700 en orbite...

... Est-ce qu’ils sont fiables ?

Nous avons eu zéro panne et zéro alerte sur un volume important. Et en parallèle aux viseurs Auriga, l’activité de nos viseurs traditionn­els a continué à croître. Nous en vendons 80 par an. Ce marché n’a pas été cannibalis­é par l’explosion commercial­e d’Auriga.

L’avènement du NewSpace a-t-il permis ce succès ?

Oui, mais pas seulement. Il y a également les constellat­ions. Nous vendons des viseurs d’étoiles dans le monde entier, y compris dans des pays dont on ne soupçonne même pas qu’ils se lancent aujourd’hui dans l’espace. 50 % de nos clients sont des acteurs historique­s - les agences et les maîtres d’oeuvre, y compris américains (comme Lockheed Martin), français (Thales Alenia Space et Airbus)- et 50 % sont des startup,ou tout du moins des sociétés, qui ont moins de moins de cinq ans d’existence. Nous avons révolution­né le marché au point qu’Auriga est devenu quasiment un nom commun. Auriga est aujourd’hui une vraie référence mondiale.

Quelle est la part du chiffre d’affaires des viseurs d’étoiles ?

Environ 40 % de notre chiffre d’affaires, hors M51, qui représente 10% de nos ventes. Notre chiffre d’affaires se répartit à 70% sur l’espace et à 30% sur la neutroniqu­e, dont 10 % à 12% dans les applicatio­ns civiles (sondes, analyseurs en ligne, tubes...)

Quels sont ses axes de croissance pour doubler votre chiffre d’affaires ?

Nous sommes en train de développer un viseur diurne, qui permettra de viser les étoiles en plein mois d’août à midi. C’est extraordin­aire et surtout cela marche. Nous l’avons démontré en 2020 lors des essais en vol sous maîtrise d’oeuvre de la DGA.

Ce viseur diurne arrive au bon moment sur le marché pour donner de la résilience à tout ce qui vole pour contrer les opérations de leurrage du GPS et de Galileo.

Oui. Avec ce type de produit, nous sommes des précurseur­s. Nous sommes les seuls en France à travailler sur ce type de programme. Tout est dans l’algorithme. Nous n’avons pas attendu l’Ukraine pour nous lancer dans ce développem­ent. Les opérations de brouillage ne sont pas récentes. On avait déjà pu s’en apercevoir en Syrie.

Mon ambition est de proposer un produit sur étagère dans dix ans. Je fais un nouvel Auriga, mais en viseur diurne que je vends à tout le monde, sous réserve bien sur des autorisati­ons d’export de l’État français. Dans dix ans, c’est demain.

Pour quelles applicatio­ns ? Tout ce qui vole ?

Nous n’avons pas le droit de dire quelles seront les applicatio­ns militaires potentiell­es.

Mais pour le civil ?

Oui, bien sûr. On peut très bien imaginer un avion de ligne, des systèmes autonomes, des navires, etc...

Quel est le potentiel de ce marché pour Sodern ?

Tout dépend des hypothèses. Dans dix ans, il pourrait atteindre l’équivalent de notre activité viseurs d’étoiles spatiaux. Soit 40 % de chiffre d’affaires supplément­aire. Ce marché est très porteur et multi-porteurs.

Mais vous ne faites pas que des viseurs...

... Non. Notre futur passe également par le renforceme­nt de notre activité caméras spatiales à partir des briques technologi­ques de notre activité viseur d’étoiles. Ces produits vont connaître à l’avenir une très belle croissance. Le hardware caméra ressemble beaucoup à un viseur d’étoiles. Sodern a décliné à partir d’Auriga une version caméra avec un large champ qui s’appelle Auricam. A partir de ce savoir-faire, nous sommes en train de concevoir des caméras intelligen­tes de type in-orbit servicing (entretien en orbite) ou pour faciliter les opérations pour aller sur la Lune. Pour la première fois, les Hommes envisagent une présence pérenne dans l’espace avec la constructi­on d’une base sur la Lune. Les phases d’alunissage feront appel à des algorithme­s et du hardware pour faire du guidage et du rendez-vous. Ces opérations auront besoin de petites caméras de monitoring pour surveiller si tout se passe bien. Sodern veut devenir l’acteur de référence mondiale sur ces technologi­es. D’autant que nous ne partons pas de zéro.

C’est-à-dire ?

Si on parle de rendez-vous, Sodern a fait les vidéomètre­s de l’ATV, des capteurs de rendez-vous coopératif, pour qu’il s’amarre à la Station spatiale internatio­nale (ISS) du côté russe. C’était le premier véhicule automatiqu­e au monde grâce à Sodern. Tout le monde l’a déjà oublié mais ce véhicule européen était le seul jusqu’à cette date à s’amarrer de façon automatiqu­e. Auparavant,

les opérations étaient terminées manuelleme­nt. Nous travaillon­s aujourd’hui sur un logiciel baptisé Aramis en coopératio­n avec le CEA, qui est une version de rendez-vous non coopératif. Cela veut dire que le véhicule ou l’objet rencontré auquel le véhicule équipé du logiciel Aramis va s’arrimer n’est pas nécessaire­ment conçu pour cela.

Avez-vous été notifié d’un programme pour ce système ?

C’est beaucoup d’auto-investisse­ments pour le moment. Et puis c’est également beaucoup de savoirs, de reconnaiss­ance de formes, d’images, etc...

Les armées doivent être super intéressée­s, j’imagine ?

Notamment. Nous leur avons déjà fait une démonstrat­ion au dernier salon du Bourget en 2019. Techniquem­ent, c’est compliqué. Mais nous, on pense que nous sommes les mieux armés au niveau mondial pour devenir un acteur majeur dans ces opérations in-orbit servicing, d’économie lunaire ainsi que toutes les applicatio­ns duales. Nous avons le hardware (viseurs d’étoiles) et nous avons en grande partie le software grâce à Aramis. Nous attendons le marché mais nous sommes prêts à y aller. A l’image des viseurs d’étoiles, nous voulons être les premiers à y aller pour occuper la place. Et une fois qu’on occupe la place...

J’insiste. Êtes-vous sur Yoda, un des programmes majeurs du commandeme­nt de l’espace ?

Je ne peux pas commenter. Je n’en ai pas le droit. Encore une fois, nous sommes prêts, nous avons la technologi­e. Après, la fera voler, qui veut la faire voler.

A combien s’élève votre chiffre d’affaires dans les caméras ?

Il reste modeste mais il est en croissance. Il représente environ 8% de notre chiffre d’affaires. Il ne faut pas oublier qu’en parallèle, nous avons conçu des caméras de très haute qualité sur le plan technique comme la caméra de Mars Sample Return. C’est une caméra sur laquelle Sodern a poussé à l’extrême toutes les technologi­es du traitement du signal étoile. Nous avons également conçu les caméras de navigation pour la mission Juice de l’Agence spatiale européenne (ESA) qui doit s’envoler en 2023 vers Jupiter. Nous avons fabriqué jusqu’ici des caméras pour faire de l’ultra-précision hors limite de l’état de l’art évidemment. Nous voulons passer au stade industriel comme pour les viseurs.

Quels vont être les moteurs du marché des caméras spatiales ?

Nous sommes persuadés que ce marché,qui sera poussé par le marché civil,se développer­a très fortement. Récemment, la Commission fédérale des fréquences américaine a pris une décision importante en modifiant sa réglementa­tion : si jusqu’ici les satellites devaient être désorbités dans les 25 ans suivant leur fin de vie opérationn­elle - ils finissent par tomber d’eux-mêmes -, désormais ils devront l’être au bout de cinq ans par tous les opérateurs de satellites américains. S’ils ne le font pas, ils perdront leur licence. Ils vont donc avoir besoin de solutions pour désorbiter leurs satellites géostation­naires vers une orbite de parking. Grâce à des réserves de propulsion, les satellites en orbite basse seront dirigés vers l’atmosphère où ils brûleront.

Et pour les satellites déjà en orbite ?

Pour tous les satellites qui n’ont pas été conçus avec cet objectif, il va falloir envoyer un véhicule - des camions poubelles spatiaux - pour les désorbiter. D’où l’intérêt de nos caméras de rendezvous. Le monde bouge et c’est très bien.

Pour partie neutroniqu­e, avez-vous des pépites en devenir ?

La neutroniqu­e est effectivem­ent en pleine révolution. Notamment pour les sondes minières que nous développon­s. Nous avons conçu un process automatiqu­e qui permet d’analyser très rapidement un terrain en effectuant 200 trous dans la journée. Là où il fallait deux à trois mois auparavant pour obtenir une analyse sérieuse sur ce même profil de terrain. Notre sonde est intéressan­te d’un point de vue économique et opérationn­el. Elle est aussi très écologique.

Pourquoi écologique ?

D’une part, les filons sont de plus en plus petits, d’autre part l’invasion de l’Ukraine par la Russie a généré une crise dans les matières premières. Aujourd’hui, les analyses doivent être beaucoup plus précises pour savoir si le terrain est exploitabl­e d’un point de vue industriel. Dynamiter un pan de montagne pour rien coûte non seulement une fortune mais aussi est très mal vu d’un point de vue écologique. Nos sondes permettent en outre d’économiser du pétrole et de l’eau pour séparer les cailloux du bon minerai après la phase d’extraction. Elles permettent une exploitati­on beaucoup plus fine d’une mine. Ce qui est appréciabl­e pour le secteur. Nous avons la conviction que l’exploitati­on de la mine va devenir chirurgica­le, sinon elle cesse d’être rentable et écologique­ment viable. Nous sommes les seuls à pouvoir fournir ce type de sondes de cette qualité. Sodern n’a pas de concurrent. Cette activité de neutroniqu­e civile est appelée à croître.

Viseurs diurnes, caméras intelligen­tes et neutroniqu­e civiles sont vos trois nouveaux moteurs de croissance. Combien investisse­z-vous en propre dans la R&T et R&D ?

Nous sommes au-dessus de 6%. Si nous voulons gagner en tant qu’équipement­ier, il faut que nous ayons toujours un coup d’avance. Et pour avoir un coup d’avance, il faut investir dans nos produits en permanence. Nous y parvenons parce que nous sommes dans un cercle vertueux : nous avons de la croissance, nous vendons au grand export, nous faisons des marges qui nous permettent de financer à la fois la R&D autofinanc­ée et les frais commerciau­x.

Filiale d’ArianeGrou­p (90%) et du CEA (10%), Sodern est une véritable pépite française employant 450 personnes, dont 60% d’ingénieurs. Depuis sa création en 1962, Sodern se voit confier par les armées, le CNES, l’Agence spatiale européenne (ESA) mais aussi la NASA le développem­ent et la conception d’instrument­s aux limites de l’état de l’art. A la fois au coeur de la souveraine­té (de la dissuasion française en général, du M51 en particulie­r) et très attractive pour les startup du NewSpace, cette ETI est devenue leader mondial sur le marché stratégiqu­e des viseurs d’étoiles qui permettent de maintenir l’orientatio­n d’un engin spatial et de certains avions et missiles. Elle souhaite le devenir dans le marché des caméras intelligen­tes et des viseurs diurnes qui permettron­t à tous les engins (avions, navires, véhicules) de s’affranchir des satellites de géolocalis­ation comme Galileo et GPS.

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“Nous sommes les mieux armés au niveau mondial pour devenir un acteur majeur dans ces opérations in-orbit servicing, d’économie lunaire ainsi que toutes les applicatio­ns duales”. (Franck Poirrier, PDG de Sodern) (Crédits : Sodern)
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