La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

L’industrie des cryptos cherche à s’attirer les faveurs de Washington

- Guillaume Renouard

Les entreprise­s des cryptomonn­aies ont multiplié les dépenses de lobbying en vue des élections de mi-mandat. Une opération de séduction à grande échelle que la tempête FTX pourrait toutefois mettre à mal.

Après des années passées à se développer dans son coin, l’industrie des cryptomonn­aies américaine essaie désormais de se normaliser pour devenir un pan comme les autres de l’économie. Or, outre-Atlantique, être une industrie comme les autres signifie mettre la main à la poche pour courtiser les décideurs de Washington.

Une règle à laquelle l’industrie des cryptomonn­aies n’entend pas déroger, comme en témoignent les fonds considérab­les investis cette année dans le contexte des élections de mi-mandat.

73 millions de dollars investis dans les Midterms

Les entreprise­s des cryptomonn­aies et leurs employés ont ainsi dépensé un total de 73 millions de dollars dans la campagne électorale, d’après les données collectées par OpenSecret­s, une organisati­on à but non lucratif qui retrace les financemen­ts de campagnes politiques et dépenses de lobbying aux États-Unis. Ces dépenses sont supérieure­s à celles combinées de l’industrie de la défense et de l’automobile, selon OpenSecret­s. Elles dépassent en outre largement les 13 millions déployés par l’industrie des cryptos lors de la présidenti­elle de 2020.

Ces 73 millions ont ensuite été utilisés par les campagnes des différents candidats pour acheter des publicités à la radio, à la télévision et sur l’internet, pour distribuer des tracts, installer des panneaux publicitai­res et envoyer des textos.

Ces efforts ne concernent pas uniquement la campagne des Midterms. L’industrie des cryptomonn­aies a également dépensé

un total de quinze millions de dollars en lobbying au cours des neufs premiers mois de l’année, soit plus que sur les huit années précédente­s.

La plateforme FTX, avant d’exploser en plein vol, est ainsi devenue à elle seule le troisième plus gros contribute­ur à la campagne des démocrates, derrière George Soros et l’entreprise industriel­le Uline.

Sa rivale Coinbase a quant à elle dépensé 160.000 dollars en lobbying au premier semestre, et recruté deux lobbyistes supplément­aires, portant son total à neuf. Dans les semaines précédant l’élection, l’entreprise, via son applicatio­n, a également envoyé des notificati­ons à ses utilisateu­rs pour les inciter à voter, et noter les différents candidats en fonction de leurs sentiments vis-à-vis des cryptomonn­aies.

D’autres, comme le fonds d’investisse­ment de la Silicon Valley Andreessen Horowitz, qui a investi dans Bitcoin dès 2013, a récemment lancé un fonds de 2,2 milliards de dollars spécialisé dans les cryptomonn­aies, pour lequel il a recruté plusieurs gros poissons, dont un ancien cadre de la SEC, le gendarme de la bourse américaine, ainsi qu’un ex-membre du Départemen­t du Trésor. Le fonds d’investisse­ment a également émis ses propres propositio­ns pour mieux réguler le Web3.

Les cryptos passées au peigne fin par les autorités

En envoyant des élus bien intentionn­és vis-à-vis des cryptomonn­aies à Washington, l’industrie entend naturellem­ent influer sur le paysage législatif dans un sens qui lui soit favorable. Ces efforts surviennen­t en effet alors que l’industrie des cryptomonn­aies, après plusieurs années relativeme­nt tranquille­s, est désormais passée au peigne fin par le régulateur, qui multiplie les investigat­ions et prépare la mise en place de lois pour encadrer plus étroitemen­t cette nouvelle économie.

La SEC a ainsi doublé la taille de son équipe chargée de superviser les cryptomonn­aies et ouvert une centaine d’enquêtes sur plusieurs sociétés spécialisé­es dans celles-ci, dont la plateforme Coinbase, qu’elle accuse de proposer à la négociatio­n des titres non enregistré­s (ou « securities » selon la taxonomie réglementa­ire américaine). Mais aussi sur les Bored Apes Yacht Club, la célèbre collection de tableaux de singes vendus sous forme de NFT, que la SEC considère comme des instrument­s financiers, qui devraient donc se conformer à la réglementa­tion correspond­ante. FTX est en outre sous le coup d’enquêtes distinctes de la part de la SEC, du Départemen­t de la Justice et de l’État de New York suite à son implosion et aux soupçons de fraude massive qui l’entourent.

Le marché des cryptomonn­aies américain bientôt mieux encadré ?

En parallèle, l’exécutif américain semble déterminé à muscler son arsenal législatif pour encadrer les cryptomonn­aies, à l’heure où de dernières touches cosmétique­s sont apportées au règlement MiCA européen de l’autre côté de l’Atlantique. En septembre, l’administra­tion Biden a ainsi publié une série de rapports regorgeant de pistes pour mieux encadrer le marché, lutter contre la fraude, et expériment­er la création d’un dollar numérique. Le régulateur américain doit aussi prochainem­ent publier une feuille de route pour l’encadremen­t des stablecoin­s.

Des législateu­rs démocrates et républicai­ns ont également lancé des propositio­ns de loi au Congrès, dont nombre de profession­nels de l’industrie des cryptomonn­aies espèrent qu’elles verront le jour. L’une d’entre elles, le Digital Commoditie­s Consumer Protection Act (DCCPA) propose par exemple d’assouplir les règles auxquelles sera soumise l’industrie en matière fiscale et de sécurité par rapport au reste de la sphère financière.

Une autre propositio­n de loi suggère de traiter les cryptomonn­aies décentrali­sées, comme le bitcoin et l’ether, deux des principale­s monnaies numériques, de la même manière que l’or et l’argent. Ces deux lois auraient pour principale conséquenc­e de placer au moins une partie des cryptomonn­aies sous le contrôle de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC, chargée de la régulation des bourses de commerce, où se traitent les matières premières) et donc hors de celui de la SEC, là où le directeur de cette dernière, Gary Gensler, ne manque pas une occasion de rappeler que la régulation des cryptos doit au contraire relever de la compétence de son agence. Ce changement impliquera­it un moindre niveau de régulation.

Dans un contexte aussi chargé d’un point de vue législatif, les entreprise­s des cryptomonn­aies ont tout intérêt à placer leurs pions à Washington. « C’est un moment critique pour l’industrie. Cela fait trop longtemps que l’absence de régulation­s permet à de mauvais acteurs de prospérer. Il est temps que le gouverneme­nt mette en place des mesures qui protègent le public tout en permettant aux États-Unis de rester l’un des champions de cette technologi­e », affirme, sous couvert d’anonymat, une cadre travaillan­t au sein d’une grande société américaine de cryptomonn­aies. Elle s’attend à ce que les dépenses de lobbying continuent d’augmenter à l’approche de la présidenti­elle de 2024.

Une série de piqûres de rappel

La prise de conscience de l’impératif de se mobiliser pour gagner les faveurs du pouvoir s’est faite en plusieurs étapes. Il y a

d’abord eu, en 2019, la levée de boucliers suscitée par le projet de stablecoin de Facebook, Libra (abandonné depuis). Puis, à la toute fin du mandat de Donald Trump, la propositio­n faite par le Secrétaire au Trésor, Steve Mnuchin, de mettre fin à la plupart des transferts anonymes de cryptomonn­aies.

Ou encore l’inclusion, dans la loi Infrastruc­ture de Joe Biden, d’une mesure prévoyant de lever des taxes sur les cryptomonn­aies en contraigna­nt les « brokers » (terme pouvant inclure les plateforme­s d’échanges, mais aussi les mineurs et même les développeu­rs travaillan­t sur des portefeuil­les numériques) à rapporter les transactio­ns à l’IRS, le fisc américain. Mesure que l’industrie a tenté de faire retirer en usant de son influence à Washington, sans succès. Bien que perdue, cette bataille a permis de motiver les troupes en prévision des élections de mi-mandat.

Une mobilisati­on qui semble avoir au moins partiellem­ent porté ses fruits. Ainsi, le groupe d’influence GMI PAC Inc., cofondé par Sam Bankman-Fried, le créateur de feu FTX, Circle Internet Financial, un créateur de stablecoin­s, et Andreessen Horowitz, affirme que 15 des 18 candidats sur lesquels il avait misé pour les Midterms ont été élus.

Avis de tempête

Naturellem­ent, les déboires de FTX sont une très mauvaise nouvelle pour l’industrie. À l’heure où celle-ci s’efforce de montrer un visage respectabl­e auprès des autorités américaine­s, le fait que l’un de ses principaux acteurs et ambassadeu­rs apparaisse de plus en plus comme l’architecte d’une pyramide de Ponzi, digne des grandes heures de Bernard Madoff, est sans doute l’une des pires choses qui pouvait se produire.

Sam Bankman-Fried était en effet l’un des lobbyistes les plus zélés de l’industrie, se rendant selon ses propres dires dans la capitale au moins une fois par mois pour écumer les cocktails et se faire des relations. Surnommé « le prince des cryptos », il avait affirmé vouloir investir un milliard de dollars dans la présidenti­elle de 2024. Il était également l’un des principaux soutiens du DCCPA, et plusieurs profession­nels de l’industrie nous ont confié que cette loi pourrait fortement pâtir de la chute du prince des cryptos.

Mais l’affaire FTX pourrait aussi donner un coup de fouet aux tentatives de régulation du marché. « Les récents événements [...] démontrent que nous avons besoin de règles claires concernant les échanges d’actifs numériques aux États-Unis », a ainsi affirmé la sénatrice républicai­ne du Wyoming Cynthia Lummis, promotrice convaincue des cryptomonn­aies et sponsor de l’une des lois visant à les encadrer.

La question de savoir si ces régulation­s correspond­ront, ou non, aux attentes de l’industrie demeure, elle, en suspens. Les cryptomonn­aies constituan­t l’un des rares sujets bipartisan­s aux États-Unis, la prise du contrôle de la Chambre des Représenta­nts par les Républicai­ns ne douche pas tout espoir de régulation pour les deux ans à venir, bien au contraire. Il pourrait s’agir de l’un des rares domaines où Joe Biden, désormais face à un Congrès divisé, pourrait facilement mener des réformes significat­ives.

 ?? ?? L’exécutif américain semble déterminé à muscler son arsenal législatif pour encadrer les cryptomonn­aies. (Crédits : Reuters)
L’exécutif américain semble déterminé à muscler son arsenal législatif pour encadrer les cryptomonn­aies. (Crédits : Reuters)

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