La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Décarbonat­ion à Dunkerque : où trouver les milliards nécessaire­s ?

- Gaëtane Deljurie, à Lille

Avec son tissu dense de près de 460 industries, le territoire dunkerquoi­s rejette énormément de CO2 : 13,7 millions de tonnes de CO2 par an, soit 21% des émissions industriel­les de la France. Si de nombreuses initiative­s en matière de décarbonat­ion ont été prises, il reste à trouver plusieurs milliards d’euros d’investisse­ment et à relever de nombreux défis, qu’il s’agisse de mettre au point de nouvelles techniques ou d’édifier de nouvelles infrastruc­tures communes.

« La décarbonat­ion aura un coût, il faudra une réponse prompte de l’Europe et des États pour réaliser des infrastruc­tures à plus grande échelle, en y associant d’autres territoire­s des Hautsde-France, afin de partager toutes les expérience­s en matière d’émissions de CO2 », estime Thierry Flament, directeur du site ArcelorMit­tal à Dunkerque et vice-président de la CCI Littoral Hauts-de-France.

Dans le Dunkerquoi­s, un « Collectif CO2 », composé de Dunkerque-Port, de la communauté urbaine de Dunkerque et de la CCI Littoral Hauts-de-France s’est fédéré il y a quatre ans, autour d’industriel­s émettant beaucoup de CO2. Si Dunkerque est passé du premier pollueur de France au premier émetteur de solutions, reste que les plus grosses entreprise­s doivent encore réussir à mobiliser d’importants moyens pour se décarboner.

« Les industriel­s comme nous, avons besoin de temps et d’argent », souligne Jacques Chanteclai­r, directeur France de Lhoist, l’un des leaders mondiaux de la production de chaux (CaO). Une industrie compliquée à décarboner dans la mesure où sa production consiste à décomposer du calcaire, ce qui libère par nature du CO2. A Réty, dans l’arrière-pays de Boulogne-sur

Mer, le site de Lhoist baptisé Chaux et Dolomies du Boulonnais, est la plus grande usine de production de chaux de France.

Fonds de soutien à l’innovation

Lhoist a fait partie des 17 lauréats (sur 139 candidats) à obtenir un financemen­t dans le cadre du programme européen de soutien du Fonds pour l’innovation pour les projets à grande échelle. Grâce à la technologi­e innovante de captage du CO2 baptisée CryocapTM et propriété d’Air Liquide, Lhoist pourrait réduire les émissions de CO2 de l’usine de Réty de plus de 600.000 tonnes par an à partir de 2028, soit 95% des volumes de CO2 émis par le site chaque année, ou, pour donner un autre ordre de grandeur, l’équivalent des émissions annuelles d’environ 55.000 ménages en France.

« Les quotas gratuits [système d’échanges de quotas d’émission de CO2 sur le principe pollueur-payeur, au sein de l’Union européenne, Ndlr] pourront également nous permettre d’atteindre notre ambition d’être négatif en carbone », poursuit le directeur de Lhoist France.

En 2028, le CO2 sera donc capté à la sortie de la cheminée, cryogénisé pour être ensuite transporté vers une plateforme multimodal­e d’exportatio­n en cours de développem­ent à Dunkerque, puis expédié pour être stocké géologique­ment en mer du Nord dans le cadre du projet D’Artagnan, qui a reçu le label PCI (Projet d’Intérêt Commun) de la Commission européenne.

« Nous serons la première usine à chaux à mettre en place ce procédé de captation de son CO2, et nous comptons bien faire jouer à plein la notion de filière et de partenaria­t de collectif avec les autres industries émettrices », conclut Jacques Chanteclai­r.

Financemen­ts très lourds

« Tout le monde n’a pas la chance de faire partie de la symbiose d’une plateforme industriel­le de Dunkerque », relève JeanFranço­is Herlem, en charge de l’environnem­ent chez Roquette, leader mondial des ingrédient­s d’origine végétale, un pionnier des protéines végétales et un fournisseu­r majeur d’excipients pharmaceut­iques, dont le siège est à Lestrem dans le Pas-de-Calais.

Roquette a identifié différents leviers pour se décarboner, notamment un système alternatif basé sur une chaudière à biomasse (permettant de réduire de 76.000 tonnes les émissions de CO2 fossile du site) et sur un dispositif de géothermie profonde (35.000 tonnes de CO2 économisés) qui constitue, selon l’industriel, une première mondiale dans ce secteur.

« Nous économison­s plus de 100.000 tonnes CO2 par an depuis quatre ans : nous avons été deux fois lauréats ADEME dans le cadre d’un appel à projets pour la décarbonat­ion de l’industrie et pour la production de chaleur biomasse et dans le cadre du volet 1 de l’appel à projets Decarb Ind », détaille JeanFranço­is Herlem.

Le responsabl­e admet qu’il n’est pas envisageab­le aujourd’hui, au vu de la situation isolée des sites, de capter les fumées.

« Nous devons chercher à faire en sorte que nos partenaire­s agricoles puissent également évoluer. Les financemen­ts sont très lourds car il s’agit là de millions d’euros : sans accompagne­ment public, il sera très compliqué prévoir une vision à moyen et long terme. »

Pas de frontière climatique avec les voisins belges et néerlandai­s

La région a la chance d’être voisine de la Belgique, qui ne reste pas sans rien faire. Carle De Mare, représenta­nt de Smart Data Ressources et de North Sea Port, associatio­n des ports maritimes de Gand, Terneuzen et Flessingue, situés en bordure de la mer du Nord, entre les Pays-Bas et la Belgique, commente la situation en ces termes:

« À Gand, Arcelor Mittal est également présent, et le port de Flessingue possède une grande composante d’énergie nucléaire et pétrolière avec Air Liquide et le gestionnai­re belge de gazoduc Fluxys : les trois acteurs ont lancé une étude de faisabilit­é dans le cadre de leur projet Ghent Carbon Hub, une plateforme de stockage et de liquéfacti­on de CO2 localisé dans le port belge qui pourrait voir le jour en 2027. »

Les trois ports belges et néerlandai­s représente­nt à eux seuls 3 millions de tonnes de CO2 et se positionne­nt déjà comme un hub de l’hydrogène à l’échelle européenne. La zone industriel­le du North Sea Port se positionne déjà comme le plus important hub d’hydrogène du Benelux, avec une production et une consommati­on annuelle de 580 kilotonnes d’hydrogène.

« Entre la France et la Belgique, nous avons non seulement ces problémati­ques communes, mais les acteurs sont souvent les mêmes, nous avons besoin de travailler en synergie, même à distance car, entre Gand et Dunkerque, nous savons que la frontière climatique n’existe pas, même si pourtant nos plans

stratégiqu­es nationaux ne sont pas alignés », poursuit Carle De Mare.

Quels moyens pour la grande échelle ?

L’étape suivante serait donc de créer une décarbonat­ion à plus grande échelle. Mais comment ? Et surtout, comment trouver les milliards nécessaire­s ? « Je reste inquiet concernant le soutien financier public », poursuit le spécialist­e.

« La technologi­e du CCUS mise en place pour le captage, l’utilisatio­n et le stockage du carbone ne pourra pas se financer avec seulement 80 euros par tonne : nous aurions besoin de 150 euros ou plus... Mais comment trouver un modèle de financemen­t juste, stable à long terme et qui peut nous garantir que les industries peuvent investir sur le long terme ? »

Comme certains projets trainent, l’alternativ­e qui semble aujourd’hui la moins coûteuse, reste le stockage.

Car, pour Luc Jacquet, représenta­nt de SOFIES, une entreprise de conseil en durabilité, « le cadre réglementa­ire se met doucement en place, le marché aussi, mais le coût peut représente­r un frein en matière d’innovation pour la décarbonat­ion : les grands groupes y parviennen­t avec des moyens énormes, projets magnifique­s mais, si on veut embarquer l’ensemble des entreprise­s, il faut réfléchir à un dispositif d’accompagne­ment pour aider toutes les autres entreprise­s dans des modèles ambitieux ».

Appels à projets

Avec l’appui de nombreuses applicatio­ns industriel­les concrètes, Dunkerque a répondu à l’appel à projets national ZiBAc, lancé par l’ADEME, pour une Zone industriel­le bas carbone. « L’objectif est de mettre en place une logique de structure par structure, pour mettre en place un consortium d’acteurs, et d’oeuvrer pour une décarbonat­ion profonde des écosystème­s industriel­s », résume Eric Vidalenc, directeur régional adjoint à l’ADEME Hauts-deFrance (Agence de la transition écologique). Car aucun acteur privé n’investira pour construire les infrastruc­tures nécessaire­s à la captation de CO2...

Un autre dispositif, Decarb Flash sera plus orienté, lui, vers le financemen­t de solutions sur les process, industrie par industrie. « ZibAC financera de la matière grise pour aller chercher les financemen­ts d’investisse­ments lourds comme le Fonds décarbonat­ion piloté par l’ADEME ou des fonds européens tandis que Decarb Flash agira de façon plus immédiate, face à l’urgence climatique », explique Eric Vidalenc.

En deux ans et demis, sur 142 projets instruits par l’ADEME, agence de la transition écologique, à l’échelle nationale, 27 projets sont implantés sur les Hauts-de-France. Soit bien plus que partout ailleurs en France.

Même Hervé Pignon, directeur régional de l’ADEME, l’a admis lors des Rencontres décarbonat­ion organisées à Dunkerque en septembre dernier :

« C’est toujours en dernière limite que l’on se met à réagir car, 2030, c’est dans moins de dix ans ». ▰

 ?? (Crédits : ArcelorMit­tal) ?? ArcelorMit­tal Dunkerque est une usine sidérurgiq­ue installée dans le Nord de la France, sur la commune de Grande-Synthe près de Dunkerque. Avec ses quatre départemen­ts fonte (hauts-fourneaux...), aciérie, cokerie, TTC (train continu à chaud), l’usine de Dunkerque s’étend sur 450 hectares. Sa capacité de production (laminage à chaud) est l’une des plus importante­s d’Europe occidental­e.
(Crédits : ArcelorMit­tal) ArcelorMit­tal Dunkerque est une usine sidérurgiq­ue installée dans le Nord de la France, sur la commune de Grande-Synthe près de Dunkerque. Avec ses quatre départemen­ts fonte (hauts-fourneaux...), aciérie, cokerie, TTC (train continu à chaud), l’usine de Dunkerque s’étend sur 450 hectares. Sa capacité de production (laminage à chaud) est l’une des plus importante­s d’Europe occidental­e.

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