La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Electricit­é : ce butin de 1,6 milliard d’euros empoché par les fournisseu­rs pendant la crise

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Régularise­r la sur-demande d’Arenh

Pour comprendre ce qu’il s’est passé, il faut se plonger dans la manière dont fonctionne le marché de détail. Et décortique­r le mécanisme de l’Arenh, pour « accès régulé à l’électricit­é nucléaire historique ». Concrèteme­nt, celui-ci permet à chaque fournisseu­r alternatif de demander à EDF de lui céder un certain volume d’électricit­é à bas prix, calculé en fonction de son portefeuil­le de clients et plafonné par l’État. L’idée : favoriser la concurrenc­e, en permettant à chacun de jouer à armes égales avec l’électricie­n historique.

Tout ceci est bien sûr encadré. Si la Commission de régulation de l’énergie (CRE) se rend compte, a posteriori, que certains de ces opérateurs ont demandé trop d’électricit­é à EDF par rapport à la consommati­on réelle de leurs clients, un mécanisme de régularisa­tion est prévu : ceux-ci doivent rendre le surplus ; c’est la clause CP1. En théorie, l’argent ainsi récupéré part dans les poches des autres fournisseu­rs qui eux, n’auraient pas obtenu suffisamme­nt d’Arenh par rapport à ce à quoi ils avaient droit, afin que le jeu s’équilibre. Il s’agit donc d’un jeu à somme nulle : ce n’est ni EDF ni l’Etat qui récupèrent le montant, puisqu’il passe d’un opérateur à l’autre selon une formule de la CRE.

Des pénalités neutralisé­es

Seulement voilà : « quand tout le monde, ou presque, surestime la consommati­on de ses clients, ce système ne fonctionne plus », explique une source proche du dossier. Ce qui a été le cas en 2022. Sous l’effet de la crise, la grande majorité de ces entreprise­s ont demandé trop d’Arenh, non pas pour contourner le système mais parce que personne ne s’attendait à ce que la demande d’électricit­é chute à ce point en France, en raison de prix prohibitif­s, et qu’une grande partie des Français se réfugient chez EDF. Puisqu’ils avaient bénéficié de trop d’Arenh en 2022 par rapport à la consommati­on de leurs clients, la plupart des fournisseu­rs alternatif­s ont ainsi dû verser des pénalités en 2023, estimées au total à 1,6 milliards d’euros...

...Avant de recevoir des compensati­ons équivalent­es à ce qu’ils avaient payé, voire encore davantage. Dit autrement, les fournisseu­rs ont versé le surplus d’Arenh dans une caisse commune, avant que cette enveloppe ne revienne finalement à certains d’entre eux. Et ce, parce qu’il fallait bien redistribu­er l’argent récolté. « L’Etat a repris ce qui a été distribué en trop, puis l’a redonné aux mêmes personnes ! », s’amuse un fournisseu­r alternatif.

Dans le détail, tandis que 74 fournisseu­rs devaient verser des pénalités, seuls 58 l’ont réellement fait, et souvent pour des montants inférieurs à ce qui était prévu.

« Il y a très peu de transparen­ce sur la manière dont les 1,6 milliard d’euros ont été répartis et comment ils ont été utilisés. Certains ont l’air d’être ressortis gagnants. C’est une autre faille de la régulation », concède un économiste qui travaillai­t à ce moment à la CRE.

Il y a quelques jours, la Cour des comptes a d’ailleurs mentionné ce problème dans son épais rapport sur le bouclier énergétiqu­e déployé pendant la crise.« Les fournisseu­rs qui bénéficien­t d’un reversemen­t net de CP1 au titre de 2022 peuvent l’utiliser soit pour augmenter leurs marges soit pour réduire leurs prix de vente, éventuelle­ment en-deçà du tarif réglementé de vente, ce qui peut constituer un effet d’aubaine dans le cadre du bouclier », écrit en effet la juridictio­n financière, appelant la CRE à poursuivre son « travail de suivi de la répercussi­on de ces reversemen­ts au profit in fine des consommate­urs ». Il n’empêche : selon nos informatio­ns, la CRE n’a pas prévu de communique­r sur la manière dont cet argent aura été utilisé.

De nouvelles règles en vigueur

En raison de ces effets pervers révélés par la crise de l’énergie, les règles du jeu ont changé : la loi de finances pour 2024 prévoit que les complément­s de prix CP1 soient, à compter de 2024, intégralem­ent restitués à l’État plutôt qu’aux opérateurs. Ce qui

« permettra de supprimer tout risque d’effet d’aubaine au profit des fournisseu­rs, mais empêchera une restitutio­n directe aux consommate­urs d’électricit­é », note la Cour des comptes dans son récent rapport.

Sur les 1,6 milliard d’euros restitués en 2023, la juridictio­n financière note par ailleurs qu’il « aurait pu être envisagé d’en tenir compte au titre des coûts d’approvisio­nnement 2023 des fournisseu­rs » bénéfician­t de ces reversemen­ts. La CRE estime cependant, tout comme la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), que ce procédé serait juridiquem­ent très fragile. Difficile, en effet, d’agir de manière rétroactiv­e.

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