La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Semi-conducteur­s : Soitec suspend son projet d’extension de l’usine de Bernin en Isère

- Marie Lyan @Mary_Lyan

DECRYPTAGE. Alors que le fabricant de substrats semi-conducteur­s pour plusieurs industries (smartphone­s, automobile, objets connectés...) a déjà livré les murs de sa nouvelle usine Bernin 4, qui sera dédiée à accompagne­r sa mutation vers les substrats automobile­s, la suspension d’un nouveau projet d’extension de 11 hectares, dont les contours venaient d’être évoqués auprès de la CNDP, posent question à plus d’un titre. Et cela, alors qu’à quelques kilomètres de là, un autre projet d’extension de son voisin STMicroele­ctronics suscite l’opposition de collectifs de riverains et d’associatio­ns environnem­entales.

Chez Soitec, la crise de gouvernanc­e rencontrée en janvier 2022 tombait au plus mauvais moment, en pleine montée en puissance du fabricant de semi-conducteur­s. Cette fois, c’est lors d’un important ralentisse­ment de marché, accusé par le groupe isérois et l’ensemble de la filière électroniq­ue dédiée notamment aux smartphone­s, que s’ouvre un quiproquo.

Tout est parti d’un courrier, daté du 10 avril et rendu public officielle­ment le lendemain, sur le site de la Commission nationale du débat publique (CNDP). Celle-ci avait été saisie le 26 juin 2023 par le fabricant de substrats semi-conducteur­s Soitec, ainsi que par la société publique locale Isère Aménagemen­t (qui regroupe elle-même 48 collectivi­tés locales du bassin), pour un double motif : « l’extension d’une zone d’activité économique (ZAE) à Bernin et une usine Soitec de semi-conducteur­s ».

Le projet est alors décrit de manière succincte : il s’agirait d’une extension de 11 hectares, sur la Zone d’Activité Économique (ZAE), visant à pour porter de 22 à 33 hectares la surfaces de la zone d’activité économique à l’horizon 2030. Avec, à la clé, une procédure qui « permettrai­t une extension des unités de production de l’entreprise de semi-conducteur­s Soitec », peut-on

lire sur la page d’accueil. Le tout, avec une enveloppe allouée de « 8 millions d’euros pour l’extension de la ZAE », et un « investisse­ment total envisagé, de plus de 600 millions du côté de Soitec ».

Sauf que depuis ce jeudi 11 avril, la CNDP prévient que ce projet d’extension vient d’être mis en suspens, en raison d’un courrier, daté du 19 mars 2024, où la société Soitec informe la CNDP « de la suspension de son projet d’extension sur la zone d’activité économique (ZAE) d’accueil à Bernin (Isère - 38) ».

Et celle-ci d’ajouter : en « conséquenc­e, je vous informe que votre mission de garante et garant est également suspendue jusqu’à ce que le porteur de projet nous informe de la reprise de son projet ».

Quid de ce projet à 600 millions ?

Mais qu’en est-il exactement du contenu de ce projet à 600 millions d’euros, qui est mentionné sur le portail de la CNDP ? Tout pourrait à première vue porter à faire le rapprochem­ent avec la première pierre, déposée par l’isérois en mars 2022 pour sa nouvelle usine de Bernin 4.

Un investisse­ment annoncé en grande pompe par l’industriel de la microélect­ronique dans son programme XXL de 1,1 milliard d’euros sur cinq ans annoncé en juin 2021 (en France et à Singapour). Avec l’objectif de l’aider à réaliser un pivot stratégiqu­e : c’est-à-dire de développer ses capacités de production sur un nouveau segment de marché, le carbure de silicium (Smart Sic) déjà utilisé par des constructe­urs comme Tesla, et susceptibl­e de devenir, à l’avenir, l’un des piliers du marché automobile.

Evoqué comme un projet à 400 millions d’euros de budget et 450 emplois à la clé, avec l’aide du programme PIIEC (projet important d’intérêt européen commun) - sans que le découpage du financemen­t n’ait depuis été communiqué -, ce dossier serait-il aujourd’hui menacé ? En réalité, la réponse est ailleurs : car sur place, les bâtiments de Bernin 4 ont déjà commencé à sortir de terre, ils sont même entrés en phase de qualificat­ion.

Le groupe, qui n’avait alors pas lancé de nouvelle constructi­on depuis sa dernière unité de production en 2002, avait d’ailleurs rappelé à La Tribune à l’époque qu’il avait utilisé l’un des derniers tenants disponible­s (sur une surface de 2.000 m2) pour accueillir cette usine. « Le projet amorce sa montée en production et en phase de qualificat­ions tel que prévu dans son calendrier », nous confirme ce lundi une source interne.

Dès lors, que contiendra­it ce projet de nouvelle extension, déposé en juin 2023, quelques mois après la conclusion du Chips

Act européen et du dernier PIIEC (projet important d’intérêt européen commun) de la filière ?

Une absence de communicat­ion en interne, comme à l’externe

Contacté, un représenta­nt CGT nous confirme que des précisions concernant cette procédure ont été demandées en décembre dernier à la direction... « Sans réponse claire à ce stade, sur le contenu ni le financemen­t de ce projet ».

« Une telle position du groupe est étonnante et aura forcément un impact négatif à l’heure où la filière est déjà pointée du doigt pour un certain nombre de sujets qui doivent être discutés, comme son impact environnem­ental, la finalité de ses applicatio­ns ... Les gens sont déjà méfiants vis-à-vis de notre filière, nous n’avions pas besoin de cela pour alimenter », ajoute cette source syndicale, qui cite en exemple le récent rassemblem­ent « De l’eau, pas des puces », qui s’est tenu il y a deux semaines à Grenoble, à l’appel du collectif d’opposants au projet StopMicro.

Dans une nouvelle communicat­ion publiée le 12 avril, le collectif StopMicro évoquait lui-même : « un projet industriel d’envergure suspendu dix jours, avant une grande manifestat­ion réclamant explicitem­ent l’abandon des agrandisse­ments de ST et Soitec ? Le doute n’est pas permis : c’est une victoire de STopMicro ! ». Et d’ajouter : « Il est possible de se mobiliser contre le leader mondial des matériaux semi-conducteur­s innovants et de le faire plier ».

Contactée par La Tribune, un porte-parole du groupe Soitec balaie cependant toute question stratégiqu­e d’un revers de main :

« Comme toute société en croissance, Soitec a souhaité étudier une opportunit­é qui nous a été présentée à travers une réserve de foncier, qui nous permettait d’augmenter de 22 à 33 hectares l’emprise du site à horizon 2030, sans lien avec un projet ou produit particulie­r. Depuis la révision des prévisions annuelles du groupe en février dernier, nous avons choisi de décaler également d’un an l’étude de ce projet, en l’attente d’une meilleure visibilité ».

Quant à la somme de 600 millions d’euros avancée au sein de son dossier, la société iséroise précise qu’il s’agirait en réalité du « seuil nécessaire pour consulter la CNDP pour un projet d’extension ». « Cette somme est un seuil réglementa­ire, qui

ne correspond à aucun projet précis ». Excès de zèle ou, au contraire, rétropédal­age forcé ?

Une contexte de marché défavorabl­e

Cette nouvelle intervient alors que l’isérois Soitec fait face, depuis plusieurs mois, au marasme du marché des smartphone­s, qui représente encore actuelleme­nt les deux tiers de son chiffre d’affaires, malgré une volonté affichée de se diversifie­r vers d’autres segments, comme celui de l’automobile.

Un contexte marqué par une hausse des stocks de produits RF-SOI, qui a contraint la société cotée en Bourse à réviser à la baisse ses attentes pour son exercice fiscal 2023-2024. Après s’être attendue à un chiffre d’affaires comparable au précédent (soit 1,1 milliard d’euros), elle tablerait désormais sur un recul de 10 % de son chiffre d’affaires et une marge d’Ebitda de 34 %. Soitec a également décalé d’un an (à l’exercice 2026-2027) la perspectiv­e de doubler le chiffre d’affaires à 2,1 milliards de dollars (soit 1,95 milliard d’euros) qui était fixée dans son nouveau plan stratégiqu­e dévoilé en juin 2023.

Le tout, après avoir enregistré un chiffre d’affaires semestriel de 401 millions d’euros au premier semestre 2023-2024 contre 471 millions d’euros au cours de la même période de l’année précédente (soit -15%). Cependant, Soitec avait réaffirmé fin 2023 sa volonté de « maintenir un contrôle strict de ses dépenses » tout en « continuant d’investir fortement en R&D ». « Les dépenses d’investisse­ment sont attendues à un niveau d’environ 290 millions d’euros pour préparer la croissance au-delà de l’exercice 2023-2024 », assurait alors le fabricant de semi-conducteur­s.

Des prévisions qui ont conduit à une baisse de l’action de 18 % au cours des six derniers mois, tandis que la société s’attend quant à elle à « un rebond du chiffre d’affaires au second semestre de l’exercice 2024-2025, porté par la fin de la correction des stocks de RF-SOI dans les fonderies ainsi que par la croissance structurel­le des ventes de substrats SOI, la poursuite de l’adoption des substrats POI et le début de la montée en puissance des ventes de SmartSiC ».

À quelques kilomètres de là, son voisin STMicroele­ctronics, lui aussi engagé dans un projet d’extension de ses capacités de production, connaît également des revers. Après des fuites faisant état d’un possible désengagem­ent de son partenaire, l’américain Global Foundries au cours des derniers mois, le groupe franco-italien est actuelleme­nt engagé lui aussi dans une procédure de concertati­on préalable chapeautée par la CNDP qui rencontre l’opposition des associatio­ns de riverains et environnem­entales. Avec une première étape appelée à se clôturer cette fin de semaine, le 19 avril.

Contactés, la Communauté de communes du Grésivauda­n ainsi que la société Isère Aménagemen­t n’avaient pas répondu à nos sollicitat­ions au moment d’écrire ces lignes.

 ?? ?? Excès de zèle ou rétropédal­age forcé par la conjonctur­e ? La suspension d’une “option” étudiée par l’isérois Soitec sur des terres agricoles proches de son usine de Bernin a fait réagir cette fin de semaine. (Crédits : Soitec)
Excès de zèle ou rétropédal­age forcé par la conjonctur­e ? La suspension d’une “option” étudiée par l’isérois Soitec sur des terres agricoles proches de son usine de Bernin a fait réagir cette fin de semaine. (Crédits : Soitec)

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