Sauvage hier et aujourd’hui
Sans se lancer dans un débat trop abstrait sur la nature humaine, il faut néanmoins constater qu’organiser notre pensée fut à coup sûr une des grandes affaires des millénaires qui nous ont précédés. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) dans son livre « La pensée sauvage » en propose pour la Préhistoire une approche et une définition : « À l’aide de distinctions et d’oppositions, la pensée construit des édifices mentaux qui lui facilitent l’intelligence du monde ; elle forme un système bien articulé, indépendant de cet autre système que constituera la science ». Faisant des constats, élaborant des déductions à partir de faits répétés, les classant mentalement, mettant en valeur les écarts (temps de jour/temps de nuit, périodicité des cycles lunaires et autres…), la pensée sauvage multiplie les catégories et les oppose, par exemple pour la nourriture : bon/mauvais, petit/grand… La pratique de la pensée sauvage se définit ainsi beaucoup par les nombres (combien de feuilles à cette plante ?) et, autre exemple, par des règles de transformation (cuire un aliment) permettant de passer d’un état à un autre. Plantes et arbres sont ainsi classés selon leur couleur, goût, éventuelle toxicité, floraison annuelle, mais aussi leur capacité à brûler ou à servir aux constructions d’abris, etc. Partageant son expérience avec ses pairs, l’Homme préhistorique par exemple anticipera mieux la naissance des nouveau-nés, mangera les bons fruits à la bonne saison, connaîtra ces ressources et en disposera au bon moment, évitera les lieux de passage de l’animal dangereux qui ne l’attrapera pas… Dans un autre domaine, celui d’une année complète sous nos latitudes, il classera les mouvements du soleil, de la lune et des astres, les journées selon leur longueur, les amours animaliers, les feuilles et plantes qui poussent, changent de couleur, flétrissent, tombent, renaissent, tout cela selon un cycle immuable de 360 et quelques jours… Cependant, malgré son caractère élaboré, la pensée sauvage ne s’apparente pas à une démarche scientifique. Si l’instinct y joue un rôle de premier plan, c’est toutefois l’observation de la nature qui permet d’aller au-delà d’une simple pensée mécanique et spontanée. C’est là où il ne faut pas s’y tromper : la pensée sauvage n’est pas la pensée des sauvages, mais une pensée vivante et distincte de la pensée domestique (la gestion d’un campement au jour le jour par exemple) ou cultivée telle celle des livres. Parce que « tout classement est supérieur au chaos », Claude LéviStrauss a réhabilité cette forme de réflexion et de description où l’Homme a élaboré un ordre devenu, presque, le sien et où il va pouvoir se projeter. Or, aujourd’hui, chacun en a conscience, agir comme un sauvage ou faire preuve d’ensauvagement n’a plus du tout la même signification. À notre moment de l’Histoire où la violence est normalement domestiquée (selon le sociologue Norbert Elias, seul l’État peut légitimement l’utiliser et pas tel ou tel groupe) et où, dans plusieurs régions du monde, des civilisations pacifiées ont pu se développer, l’irruption de faits sanglants nous plongent dans une forme de désarroi extrême puisqu’ils nient notre humanité. Il ne s’agit alors plus du tout de pensée sauvage permettant de domestiquer l’environnement, mais bien de nier l’autre dans ce qu’il a de plus précieux, sa vie. Chacun d’entre nous peut dès lors avoir des images de cauchemar en tête où les Hommes ne coopèrent plus entre eux mais se comportent comme des êtres sans conscience de leur existence propre.