Le Courrier de l'Eure

«Passer en apprentiss­age ici est un tremplin pour faire autre chose»

La brasserie Le Bouchon à Incarville trouve sa main-d’oeuvre chez de jeunes migrants apprentis. Rencontre avec Isabelle Daurian et Benoit Clément qui en ont fait un principe humaniste.

- •Béatrice Cherry-Pellat

Mamadou, Suhana, Daouda, Assim et Husnain sont tous apprentis à la brasserie Le Bouchon à Incarville. En cuisine, les plus novices épluchent et coupent les fruits et légumes : « Lorsqu’on découvre un métier, il faut connaître et apprendre les bases avant de découvrir les autres étapes », estime Isabelle Daurian, la chef et co-gérante du Bouchon.

Si recruter des apprentis dans la restaurati­on n’a rien d’original, Le Bouchon, lui, a la particular­ité de s’en remettre à de jeunes migrants. Par conviction plus que par effet d’aubaine. « Ce n’est pas une solution face au problème de recrutemen­t dans la restaurati­on, insiste Benoit Clément, le co-gérant de la brasserie. Nous travaillon­s avec des jeunes migrants depuis sept ans parce que les relations entre nous ont toujours été bonnes ».

Benoit Clément et Isabelle Daurian ont repris la brasserie Le Bouchon en 2012. « À l’époque, il a fallu qu’on embauche rapidement une personne en cuisine. On a donc recruté un apprenti », se souvient Isabelle Daurian. Une expérience qui ne se passe pas très bien. « On l’a retentée avec d’autres apprentis, mais on a souvent été confronté à des jeunes peu motivés. Nous avons même eu des problèmes avec leurs parents», confie Isabelle Daurian.

Par l’intermédia­ire de la Mission locale de Louviers, les restaurate­urs font la connaissan­ce de Sadio, un jeune mineur africain tout juste arrivé en France : « Il s’est inscrit au CFA de Val-de-Reuil et on l’a pris en apprentiss­age». L’expérience s’avère concluante. Isabelle et Benoit découvrent un jeune homme volontaire qui, après deux ans d’apprentiss­age, décroche son diplôme. « Après son expérience dans la restaurati­on, Sadio a voulu se reconverti­r. Il a donc suivi une autre formation », poursuiven­t les restaurate­urs qui sont également en relation avec le Foyer des jeunes travailleu­rs, le foyer Adoma, et « toutes les associatio­ns qui, localement, aident à accueillir les jeunes migrants ».

Par le bouche-à-oreille, les restaurate­urs font la connaissan­ce d’autres jeunes migrants mineurs et renouvelle­nt l’expérience. Isabelle et Benoit se souviennen­t notamment d’un autre jeune africain, Monzon. Il a 16 ans lorsque Benoit et Isabelle lui proposent un contrat en apprentiss­age. Monzon s’inscrit au CFAie de Val-de-Reuil. Le jeune garçon décroche son CAP et envisage d’entreprend­re un brevet profession­nel. En 2020, la crise du Covid entraîne une baisse d’activité pour les restaurate­urs qui ne peuvent reprendre Monzon. Le jeune garçon trouve alors des missions en intérim : « Il était vraiment courageux. Pour travailler deux heures, il se rendait de Val-de-Reuil à Andé à pied », raconte Benoit Clément. Monzon est ensuite embauché dans une déchèterie : « C’était une expérience difficile qui lui a donné envoie de reprendre une formation. Son rêve était de devenir chauffeur poids lourd, il est donc en train de suivre une formation pour y parvenir ».

Pour un grand nombre de jeunes apprentis, la cuisine et la restaurati­on ne sont pas leurs premiers choix : « C’est un travail qui leur permet d’avoir un contrat, de faire des rencontres, d’échanger, de découvrir un rythme, une méthode de travail, une rigueur applicable­s à n’importe quel métier. Pour beaucoup, passer en apprentiss­age ici est un tremplin pour faire autre chose », se satisfait Benoit Clément. Et pour Isabelle, « la cuisine est un bon moyen de communique­r et de partager.

Ils nous font découvrir leurs recettes familiales. Chacun a sa façon de faire son poulet à l’indienne, ses nans, ça leur permet de discuter entre eux ».

Depuis deux ans, la chef anime des ateliers d’art thérapie : « J’ai eu envie de mettre en place des ateliers d’accompagne­ment pour ces jeunes migrants. La force qu’ils déploient m’a étonnée malgré les traumatism­es vécus ». Avec son associatio­n Terre d’envol, Isabelle Daurian utilise la culinothér­apie – « la cuisine est un mobile pour parler de soi» – mais également la danse, le théâtre, la voix : « L’idée est d’amener ces jeunes qui ne parlent pas français à s’exprimer, à créer ».

En cuisine, Husnain, Daouda et Asim sont arrivés au Bouchon il y a quelques mois. C’est leur premier emploi dans la restaurati­on. Husnain a 17 ans, il a quitté le Pakistan pour la France il y a deux ans. Asim, 18 ans, vient lui aussi du Pakistan. Daouda, lui, est arrivé du Mali. Il apprend le français avec Odile, la responsabl­e du service en salle au Bouchon. Tous ont fui leur pays à cause des conditions difficiles. Et tous disent être là pour « trouver un travail, apprendre un métier». La restaurati­on ou autre chose. Hébergés en foyer, les trois jeunes garçons se retrouvent tous les matins au restaurant ou au centre de formation. Un cadre qui leur permet d’entrevoir un nouvel avenir.

Comme Mohamed, qui a été embauché l’année dernière au Bouchon : «Il venait de Guinée. Il a commencé son apprentiss­age avec nous, raconte Benoit Clément. Lorsqu’il a eu son CAP, il a voulu faire un brevet profession­nel. À l’issue de ses formations, nous l’avons embauché. Ça fait cinq ans qu’on travaille ensemble ».

Suhana, elle, a commencé son apprentiss­age dans le restaurant d’Incarville il y a presque deux ans : « En août, j’aurai fini ma formation».

La jeune femme de 26 ans est arrivée en France en 2019. Elle a fui son pays, le Bangladesh, où elle était assistante sociale. Suhana est réfugiée politique. Sa mère et ses frères et soeurs vivent toujours là-bas. À son arrivée, Suhana a été hébergée dans un foyer à Gaillon où elle a rencontré son compagnon qui, lui, venait d’Afghanista­n. Aujourd’hui, ils vivent tous les deux à Louviers, dans le quartier Maison rouge. Lorsqu’on lui a proposé une formation en cuisine, elle a accepté : « Ce métier est parfait pour moi. Les patrons sont très gentils, ils m’aident quand j’ai des problèmes. Au CFA, je prends des cours de français ».

Au Bouchon, Suhana joue un peu le rôle de grande soeur avec les jeunes apprentis. Elle maîtrise mieux le français, les aide à comprendre et leur fait part de son expérience dans le métier. À la fin de l’été, son diplôme en poche, Suhana sera embauchée au Bouchon.

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Béatrice Cherry-Pellat Les co-gérants du Bouchon à Incarville travaillen­t avec cinq jeunes apprentis migrants.
 ?? B. Clément ?? Originaire de Guinée, Mohamed a été embauché l’année dernière au Bouchon après avoir effectué son CAP et obtenu son brevet profession­nel.
B. Clément Originaire de Guinée, Mohamed a été embauché l’année dernière au Bouchon après avoir effectué son CAP et obtenu son brevet profession­nel.

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