Maître ès carbone
Nous avons profité d’un des rares passages de Rob Gitelis, patron de Factor et de Black Inc à Paris pour une entrevue avec l’un des producteurs emblématiques des produits manufacturés en carbone. Découverte d’une vision de l’industrie et des produits sans limites.
Cet ancien coureur américain au sein de l’équipe pro CCN Cycling Team a essentiellement roulé sur le continent asiatique. Il est resté à Taïwan en aidant une entreprise à fabriquer des cadres de vélos. Depuis vingt-cinq ans, il travaille pour l’industrie du cycle et il est devenu l’un des patrons des plus grandes usines de vélos en carbone de Taïwan et de Chine. Après avoir conçu et fabriqué des machines pour de grandes marques, aujourd’hui, il réalise et produit les vélos Factor et les composants Black Inc pour son propre compte avec une approche totalement différente.
LC: Vous travaillez depuis vingtcinq ans dans l’industrie cycliste. Pouvez-vous vous présenter?
RG: Je suis allé à Taïwan en 1996 pour participer à des courses, j’ai rencontré làbas des personnes qui voulaient développer la production de vélos. L’industrie du cycle était balbutiante. Je savais que je ne ferai pas de courses pendant un moment et je me suis dit que c’était une opportunité à saisir. Ma conjointe est originaire de Taïwan. J’y suis depuis vingt-cinq ans maintenant. Je savais que je voulais rester dans l’industrie du cycle après avoir été coureur. J’ai trouvé une vie très intéressante. J’ai dirigé plusieurs entreprises, travailler pour plusieurs marques.
LC: Aviez-vous des compétences en ingénierie, dans la fabrication?
RG : Non, je devais tester les vélos. C’était la première société de carbone à Taïwan, Advanced Composite. Ils avaient le savoir-faire de ce composite mais pas celui du vélo. J’avais un diplôme d’ingénieur en chimie mais j’avais la compréhension de l’ingénierie avec l’expérience du vélo et l’envie de comprendre le développement du carbone. D’ailleurs, à ce moment, la société Look a travaillé avec Advanced Composite en transférant ses process de fabrication car ils cherchaient un interlocuteur en Asie.
LC: Puis vous avez développé votre société…
RG : C’est ça. Pour l’anecdote, un jour, deux anglophones avaient contacté l’entreprise où je travaillais. On me passe leur appel téléphonique. Ils me questionnent sur la fabrication de cadres en carbone, des moules… et on en reste là mais en se promettant de rester en contact. Il s’agissait des deux fondateurs de la marque Cervélo, Phil White et Gerard Vroomen. Ils cherchaient un interlocuteur pour la construction de leurs produits à Taïwan. Avec ma société, mon premier client fut donc Cervélo, et on a fait 25 vélos. Mon activité s’est développée avec des usines en Chine, j’ai eu jusqu’à 3000 employés et près de 40000 cadres sont sortis. À un certain moment, on produisait 100 % de Cervélo, de Santa Cruz, Canyon, Zipp, Enve. J’ai voulu ensuite recentrer mon activité sur un produit dont je serais fier et construire un produit pour moi, pas pour d’autres marques, sans contrainte de prix, de production… Aujourd’hui, Factor/black Inc ne comptent que 200 salariés.
LC: D’où viennent les noms Factor et Black Inc?
RG : Black Inc est une référence aux tatouages, avec un jeu de mots pour ink [encre, ndlr] et Inc pour Incorporated
[entreprise légale]. Pour Factor, j’ai racheté le nom à Aston Martin et B1f1systems, qui avaient collaboré sur le cadre du One 77 Hyper Bike. Puis il y
« Je vois plus d’avenir pour les accessoires afin qu’ils deviennent une partie du vélo. »
a eu l’association avec les coureurs pros Baden Cooke et David Millar pour les premiers modèles.
LC: Quand on regarde l’évolution des cadres, de l’acier jusqu’au carbone, quelle a été la meilleure idée du marché selon vous?
RG : C’est une question très dure! Je pense que quand les cadres ont évolué de l’alu vers le carbone, on a eu la possibilité de faire des formes plus progressives qu’on ne pouvait le faire avec l’aluminium. Les cadres acier et alu sont toujours de superchâssis, mais plus limités dans leurs designs, et pas aussi customisables que ceux en carbone. L’atout majeur est qu’avec un alu, on avait un vélo raide; avec le carbone, le rendu est plus doux sur la route. On peut rouler avec plus de confort.
LC: Quand on observe les différents cadres aujourd’hui, on constate une uniformité entre les marques et les formes. Des haubans abaissés, les lignes du cadre, les fourches, les différents lay-up en fonction des tailles… À quel niveau un cadre peut être amélioré maintenant?
RG: Je déteste dire ça, mais dans notre milieu industriel, il y a les marques qui innovent et celles qui suivent. Il y a cinq ou six d’entre elles qui disposent de solides équipes d’ingénieurs et qui créent ce qui va devenir le matériel prochain, et 150 autres entreprises qui suivent. J’aime le fait que Factor fasse partie de celles qui sont parmi les leaders. Selon moi, pour le vélo, il reste un peu de recherches pour disposer d’un bénéfice aérodynamique mais il est mince. Le travail porte maintenant sur l’intégration et celle de l’électronique. On peut avoir la possibilité d’adapter des feux qui fonctionneraient tout le temps car on sait que les lumières procurent une certaine sécurité. Peutêtre des caméras, toutes ces choses qui améliorent la sécurité car les gens sont
« Un vélo en alu bien réalisé est meilleur que 80% des cadres en composite. »
de plus en plus concernés par la sécurité sur les routes avec la circulation. L’intégration constitue la prochaine évolution et a un vrai avenir.
LC: L’évolution se fera donc plus au niveau des accessoires que sur la rigidité ou le confort…
RG: Oui… En fait, je me souviens d’un truc plutôt marrant. Fausto Pinarello m’a dit il y a presque dix ans que nos cadres pesaient 2 kg; dix ans plus tard, ils font 1 kg. Est-ce à dire que dans dix ans ils feront 500 g ? Probablement que non, ce ne sera pas le cas. Je pense qu’en ce qui concerne le poids, nous avons atteint le minimum. Pour la rigidité, il y a une limite à ne pas dépasser. Il n’y a pas de raison de construire un vélo plus rigide car le corps humain n’est pas suffisamment fort pour tordre le vélo, comme il l’est avec les rigidités actuelles. Je vois donc plus d’avenir pour les accessoires afin qu’ils deviennent une partie du vélo. Qu’ils ne soient pas des composants à monter mais des éléments du vélo. Actuellement, presque tout le monde a un Garmin sur un support devant le cintre. Pourquoi ce compteur ne serait pas intégré dans le cintre? C’est sur ce point que les plus gros changements vont arriver.
LC: Cela signifie que toutes les marques qui produisent des cadres, des potences, des cintres aéros devront travailler en étroite relation avec celles qui conçoivent les accessoires ?
RG : Absolument. Il existe de nombreux fabricants de GPS aujourd’hui et en tant que marque, nous pouvons, devrons décider qui sera notre prochain partenaire pour l’électronique. Nous pourrons codévelopper les produits avec ce partenaire. Nous avons notre société Black Inc. Cette dernière n’est pas simplement dédiée à Factor, c’est un accessoiriste pour beaucoup de marques et il y a une possibilité d’implanter des compteurs dans un cintre Black Inc et qu’il soit utilisé par n’importe quel cycliste.
LC: Votre but est de faire les meilleurs vélos du monde. Est-ce qu’il est possible de le faire à un prix moins élevé?
RG: En ce moment, rien ne dit que les tarifs vont baisser. Les prix des fibres de carbone ne cessent d’augmenter chaque année. Les coûts et les méthodes de production que nous appliquons depuis plusieurs années sont chers, nous avons réussi à baisser nos tarifs par rapport à ceux d’il y a quelques années. Et nous vendons nos vélos avec une grande valeur ajoutée, notamment grâce à des partenaires produits comme Ceramicspeed. Alors nous pourrions enlever toute cette valeur ajoutée pour faire baisser les prix. Mais ce n’est absolument pas mon souhait. Nous ne voulons pas délocaliser vers des pays où le coût serait plus bas comme l’afrique. Ce n’est pas notre but. Vous savez, si nous vendions nos produits par rapport au coût réel, le prix serait nettement plus élevé.
« Cette émotion que vous procure le vélo quand vous roulez. »
LC: Les marques ont séparé leur production en trois catégories: vélos aéros, de montagne et confort, et le gravel. Maintenant, pensez-vous qu’un seul modèle de cadre puisse être le meilleur dans ces trois domaines à la fois?
RG: On a étudié cela avec le Vista. C’est effectivement difficile d’avoir un vélo qui convient à tout. Les sous-catégories qui existent sont tellement spécifiques. Certains fabricants proposent des machines compatibles avec des sections de 28 mm à plus de 40 mm, mais c’est impossible d’avoir un supervélo performant avec cet écart. Il y a trop de paramètres qui sont modifiés pour avoir une performance au top dans chaque style. Industriellement, on peut créer un tel produit, mais je ne pense qu’il est au top sur chaque style. Notre Vista se situe milieu. On va de 28 à 33-35 mm, ce n’est pas un écart conséquent, mais la section de 35 mm est suffisante pour la majorité des parcours en gravel et le 28 mm est fantastique sur la route. Il y a un équilibre, mais cela ne satisfera jamais tout le monde.
LC: Pensez-vous que le marché de la route était prêt pour le frein à disque?
RG: Ah, les disques… Ils sont présents depuis longtemps dans le VTT. Je pense qu’il y a des avantages pour le disque sur la route. Car même des gens de mon entreprise comme Baden Cooke disaient « On n’a pas besoin de disque sur les vélos de route ! », mais il les a immédiatement essayés, puis après un test, il disait « Ce n’est pas si mauvais ». Selon moi, il y plus de positif que de négatif avec les disques.
LC: Le but du O2 était de construire le vélo à disques le plus léger…
RG: Oui. Nous pouvons certainement construire des vélos plus légers sans disque, le feeling est peut-être un petit peu meilleur sans les disques, mais si on prend en compte le fait de rouler par toutes les conditions météorologiques, les descentes de hauts sommets, la sécurité, j’y vois aujourd’hui plus de positif.
LC: Même pour un cycliste léger?
RG: Vous pouvez être pris dans le flux du trafic dans une descente d’un peloton ou de voitures, et on sait que les jantes en carbone n’apprécient pas ces périodes de freinage répétées, surtout la résine. Ce n’est plus une question de poids. En termes de poids, le cycliste léger pourrait s’en passer. En fait, personne n’a « besoin » du frein à disque en tant que tel, mais tout le monde peut en avoir les avantages. C’est comme la business class sur un long vol en avion, personne n’en a besoin, tous les passagers arrivent à la même heure. Mais les sensations, le ressenti de votre corps, votre condition physique à l’arrivée sont différents entre un vol en business et un éco, non?
LC: Êtes-vous plutôt disques ou patins?
RG: Je préfère les disques car je roule sur un O2 VAM que j’utilise pour la route, la montagne, le gravel, les single tracks au Canada. Dans ces conditions, les disques sont plus appropriés.
LC: Dans le développement des cadres, quelle a été la partie la plus complexe avec les disques, la fourche, l’intégration, la légèreté…
RG: Il faut comprendre qu’un vélo avec des freins à patins est symétrique car les forces sont dans l’axe, mais avec les disques, toutes ces forces ne sont que sur le côté gauche. Il faut donc renforcer les zones de façon asymétrique car il existe des forces en torsion qui viennent s’ajouter sur les freinages. Le cadre est donc construit en asymétrie et cela influe sur d’autres caractéristiques du comportement du cadre. Vous devez avoir une fourche plus rigide qu’avec un freinage à disque. En fait, la conception n’est pas plus difficile, c’est l’équilibre à trouver entre ce cadre plus rigide et un châssis qui renvoie un rendement optimum.
LC: Parlez-nous de cette asymétrie au niveau de bases?
RG : C’est drôle car de nombreuses marques parlent d’asymétrie dans leur construction, mais ensuite elles reviennent en arrière. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’aspect le plus fort est le côté du pédalier, car la chaîne vient renforcer ce point. L’autre étant le côté le plus faible. Cela ne fonctionne pas ainsi avec le freinage à disque qui justement doit être rigide. C’est l’équilibre qui est parfois difficile à concevoir.
LC: Quelle est la caractéristique la plus importante sur un vélo selon vous: la légèreté, le dynamisme, la rigidité?
RG: Je pense que c’est cette émotion que vous procure le vélo quand vous roulez. C’est le plus important, quand vous donnez toute cette énergie et que le vélo vous propulse sur la route. Avec certains modèles, vous pouvez aller d’ici au bout de la rue et vous ressentez que c’est un très bon vélo, vivant, ce qui n’est pas le cas avec d’autres. Ils peuvent être plus rigides, plus légers, mais ils n’ont pas ce côté vivant, cette sensation de dynamisme.
LC: Cette qualité correspond au parfait compromis entre les trois caractéristiques précitées…
RG: Je pense que le choix du matériau procure de nombreux bénéfices dans le comportement. En général, les gens disent que vous pouvez avoir la légèreté et la rigidité; la rigidité et le tarif intéressant, toujours avec deux caractéristiques… En choisissant le bon matériau, vous pouvez avoir le meilleur de toutes les caractéristiques et j’aime à penser que le 02 VAM offre un comportement très proche de ce qui correspond au meilleur.
LC: Pensez-vous qu’entre le carbone, l’aluminium, l’acier, le titane, le carbone est le meilleur matériau pour construire un cadre?
RG: Pour construire le meilleur cadre, oui! Mais un vélo en alu bien réalisé est meilleur que 80% des cadres composites du marché.
LC: Pourtant, vous avez déclaré qu’il n’y a pas de mauvais carbone…
RG: Oh, vous avez lu mes interviews… (Rires). C’est vrai, même s’il y a quand même de meilleurs composites que d’autres, tout tient dans la façon d’assembler la fibre. Vous ne pouvez pas juste prendre des feuilles de carbone et les coller arbitrairement entre elles. La structure du carbone est laminaire, tandis que l’aluminium est en tube avec une épaisseur quasi constante. Il y a des fabricants fantastiques de vélos en carbone, moins chers, et je pense que ces vélos sont meilleurs que de nombreux produits en carbone vendus sur le marché simplement parce que le niveau d’ingénierie de ces machines n’est pas à la hauteur pour en faire de bons produits.
LC: Quelle est la prochaine évolution pour le carbone? Vous avez évoqué le graphène, le carbone-boron, les nanoparticules… Qu’en est-il?
RG: Il y a beaucoup de discussions autour du graphène, mais l’association ne sera pas commercialisée tout de suite. Nous faisons beaucoup d’essais et d’expériences avec la fibre boron, car nous la trouvons intéressante. C’est très cher et cela limite les applications, mais c’est un matériau qui convient à l’univers du vélo et nous allons continuer à explorer ces utilisations.
LC: Cela va dans le sens du développement de Factor où vous vous occupez plus de concevoir le meilleur produit sans trop vous soucier du coût?
RG : Les développements pour d’autres marques étaient intéressants, mais elles pensaient toujours au coût de production. Avec Factor, nous ne nous occupons pas du prix de conception et nous développons ce que nous pensons être le meilleur vélo. Pour le 02 VAM, nous utilisons quatre fibres différentes suivant l’emplacement pour la flexibilité, la rigidité, etc. Nous positionnons la fibre Textrem, le Pitch Carbon –très rigide mais sans pouvoir de filtration, donc inconfortable. La fibre boron apporte cette filtration et la flexibilité sur le tube de selle notamment, et enfin une fibre de carbone plus standard mais de haut niveau pour amalgamer le tout. Un cadre avec une fibre très rigide flamberait à chaque impact. Pour revenir sur les coûts, nous avons créé un manchon en mousse plongé dans du latex qui sert à mouler le cadre et obtenir la finesse des tubes en compactant la résine. Ce manchon coûte 50 $, là où chez d’autres fabricants il coûte 4 $. Il faut donc comprendre que le coût de production d’un cadre Factor est très élevé, et pourtant sur le marché, son prix de vente est au niveau de celui d’autres marques car nous voulons le rendre accessible aux cyclistes. Le fait de posséder notre propre usine aide aussi à modifier les produits, le fait de produire moins de cadres nous aide pour le coût.