Interviews : Chris Snook, Rob Gitelis
Le senior manager de Zwift revient sur l’année 2020 qui a permis aux plates-formes de cyclisme virtuel d’augmenter considérablement le nombre de leurs utilisateurs. Un essor qui ne s’est pas forcément opéré au détriment de la pratique traditionnelle en extérieur.
Les équipes de Zwift se font rares en interview et discrètes sur les résultats de l’entreprise. La plate-forme américaine, créée en 2014 par Eric Min et Jon Mayfield, a dernièrement levé 450 millions de dollars auprès de géants de la finance. Valorisée plus de 1 milliard, l’application digitale d’entraînement continue son développement. Nous avons eu l’opportunité d’avoir une visio-interview avec Chris Snook.
Le Cycle : Comment expliquez-vous la croissance de Zwift en France?
Chris Snook : Le marché hexagonal est celui qui progresse le plus actuellement. Cela s’est surtout observé durant le premier confinement, en avril/mai. La France représente le troisième marché européen après le Royaume-uni et l’allemagne, mais la deuxième place pourrait rapidement être atteinte. La croissance a également été importante en Italie ou en Espagne, mais c’est surtout une période très exaltante pour Zwift en France. Il y a un gros potentiel dans l’hexagone, mais les routes et le climat, surtout dans le sud, faisaient que nos capacités n’étaient pas exploitées, au contraire du Royaume-uni par exemple. Mais le Covid-19 a tout changé car les gens ont utilisé Zwift et l’ont apprécié. L’autre clé de notre succès a été que nous avons intégré beaucoup plus la langue française dans notre site Internet. Nous n’avons pas encore traduit notre site en italien et en espagnol, mais il est certain que nous pénétrerons mieux ces marchés une fois que cela sera réalisé. Nous avons aussi conçu un Tour de France virtuel, et il est certain que cela a eu un impact sur notre développement dans l’hexagone.
LC: Durant le premier confinement, des professionnels tels que Geraint Thomas ont réalisé des défis sur la plate-forme. Est-ce une aide en termes d’audience ?
CS: Cela nous donne beaucoup plus de crédibilité, notamment auprès des fans de cyclisme. Geraint Thomas est un exemple spécifique car il apparaît dans nos publicités, mais la plupart des professionnels qui s’entraînent sur notre plate-forme ne sont pas payés pour le faire. Et ils le font car c’est bon pour eux, en particulier durant l’intersaison lorsque le climat est rude ou lorsqu’ils reviennent de blessure. Mais le professionnel qui a eu le plus d’impact pour nous est Mathew Hayman. Il s’était cassé le bras en début de saison 2016 et avait utilisé Zwift durant les six semaines qui ont précédé Paris-roubaix. C’était une belle anecdote qui s’est déroulée au début de notre histoire. En règle générale, les professionnels qui utilisent la plate-forme sont attrayants car ils permettent aux amateurs de rouler avec eux virtuellement, ce qui n’est pas toujours possible dans la vraie vie.
LC: Quel a été le pari le plus difficile à réussir durant le confinement ?
CS : Nous grandissions depuis longtemps et nous avons eu besoin d’accueillir plus d’employés pour continuer à développer la plate-forme. Le confinement est arrivé très vite et il a été compliqué d’embaucher des personnes compétentes en un laps de temps aussi court. Il a fallu effectuer pas mal d’heures supplémentaires. Ce n’était pas forcément un challenge à propos de l’application en elle-même, mais on devait répondre à beaucoup de sollicitations provenant des équipes professionnelles et des organisateurs de courses. Car les compétitions étaient annulées dans le monde entier et il a fallu remédier à cela. Zwift a offert une possibilité aux équipes professionnelles et à leurs sponsors de garder le contact avec les fans. La première formation à nous approcher a été Mitchelton-scott, puis l’ensemble des structures Worldtour nous ont sollicités. Durant le confinement, il y a eu des sorties pour les fans, des exhibitions et des courses. Tout cela nous a mis au défi. Personne ne s’attendait à ce que le sport indoor prenne une telle ampleur et les home trainers connectés étaient en rupture de stock.
Et cela aussi a été problématique car il est difficile de se développer davantage si les utilisateurs potentiels ne sont pas en mesure de s’équiper.
LC: La conception des mondes virtuels est-elle une part importante de votre travail?
CS: C’est énorme. Pour concevoir l’alpe du Zwift, près de trois mois ont été nécessaires. Juste pour une ascension! Si nous construisons un monde basé sur la vie réelle, nous débutons avec une trace GPS pour disposer du relief. Pour concevoir le circuit des Championnats du monde d’harrogate, il a fallu effectuer le parcours avec une caméra à 360° sur le casque. Nous utilisons aussi les ressources mises à disposition par Google Images ou Google Map. Chaque détail compte pour dessiner les maisons, les gens et les animaux sur le bord des routes. On ne remarque ce genre de détails que s’ils sont absents du décor et ils font la réussite d’un monde virtuel.
LC: Avez-vous projeté de concevoir des courses illustres telles que les Classiques ?
CS : Il y a beaucoup de discussions actuellement sur ce qu’il est possible de faire, mais rien n’est encore conclu. Mais je l’espère car il y a tant de possibilités d’enrichir notre catalogue. Qui sait, un jour nous aurons peut-être notre Paris-roubaix. Rien d’officiel, mais c’est quelque chose de probable.
LC: Combien de temps faudrait-il pour concevoir un Paris-roubaix sur Zwift ?
CS : Si nous faisions les 250 km de route avec une version hybride de tous les secteurs clés, cela prendrait six mois. C’est un gros effort. Avec le Covid-19, nous avons eu l’opportunité de créer une étape du Tour de France virtuelle. Cela a pris huit semaines, au cours desquelles les concepteurs n’ont sans doute pas beaucoup dormi ! C’était assez exceptionnel.
LC: Pensez-vous que certains utilisateurs trichent à propos de leur puissance ?
CS : Il y a des tricheurs partout, et Zwift ne fait pas exception à cette règle. Les gens aiment gagner et certains n’hésitent à contourner les règlements pour y parvenir. Mais ils ne représentent pas la majorité. Sur de nombreuses petites courses virtuelles, certains résultats aberrants sont invalidés après coup. Mais sur les compétitions officielles, telles que les Championnats du monde UCI, c’est très difficile de tricher. Il y a des règles très strictes qui sont mises en place pour ces courses virtuelles.
LC: Il est difficile de tricher à propos de sa puissance, mais est-il possible de le faire à propos de son poids ?
CS: Toutes les personnes participant à des épreuves virtuelles doivent faire valider leur taille et leur poids. Les compétiteurs doivent envoyer des vidéos afin d’authentifier leurs mensurations en ayant un journal en main pour certifier la date de prise de vue. C’est très strict. Il est possible d’avoir des écarts d’un ou deux kilogrammes, mais c’est très marginal.
LC: Vous avez, par exemple, détecté les performances exceptionnelles de Thomas De Gendt…
CS: Nous sommes alertés lorsque certains utilisateurs développent une puissance inhabituelle. Nous modulons toutefois ce contrôle en fonction des coureurs Worldtour. Mais Thomas De Gendt n’avait pas activé son compte et était considéré comme un coureur lambda par le système.
LC: D’où vient l’idée de faire de Zwift un réseau social avec les caractéristiques d’un jeu vidéo?
CS: Des deux principaux créateurs de la plate-forme. Eric Min, notre directeur général, a vécu à Londres et a souffert de ne pas pouvoir assouvir sa passion pour le vélo le week-end, en particulier en ville. Il a testé plusieurs expériences de cyclisme indoor mais il n’a pas été convaincu par celles-ci. Il a voulu créer une plate-forme qui soit aussi un réseau social pour rouler, affronter et discuter avec d’autres cyclistes. Il a demandé à Jon Mayfield, qui avait les mêmes problèmes que lui en Californie, de concevoir la plate-forme. Jon est à la base un concepteur de jeu vidéo. Ils ont donc décidé d’associer leurs deux idées. Zwift est donc un réseau social avec une construction proche du jeu vidéo qui incite les utilisateurs à revenir. Obtenir un nouveau vélo, débloquer un nouveau maillot ou améliorer
« Nous allons développer notre propre home trainer connecté afin de pouvoir proposer un pack complet. »
son niveau sont des fonctionnalités qui rendent Zwift addictif. Le côté récréatif de la plate-forme est la raison pour laquelle les utilisateurs sont présents autant et aussi longtemps. Grâce à notre conception de parcours, nous pouvons nous concentrer uniquement sur les sections intéressantes des courses tout en faisant l’impasse sur les parties ennuyeuses. Grâce au monde virtuel, vous pouvez aussi faire du cyclisme dans des endroits originaux comme Big Ben ou le palais de Westminster, ce qui est impossible dans la vraie vie.
LC: Quels sont les objectifs futurs de Zwift en termes de développement?
CS: Nous allons concevoir notre propre matériel, ce sera le principal changement. Nous allons développer notre propre home trainer connecté afin de pouvoir proposer un pack complet. Nous avons une équipe basée à Londres qui va dessiner et fabriquer ce home trainer. L’objectif est de le sortir en 2021. À propos de la plate-forme, l’objectif sera de la rendre plus facile d’utilisation et le développement d’un home trainer s’inclut dans cette optique. Nous voulons attirer beaucoup de non-pratiquants en intégrant des options beaucoup plus ludiques. L’aspect compétitif de Zwift va toujours exister, mais l’objectif, sur le long terme, est d’amener beaucoup plus de non-pratiquants vers le cyclisme.
LC: Qu’entendez-vous par non-pratiquants?
CS: Les adeptes du sport à domicile qui sont de plus en plus nombreux depuis la crise du Covid-19. Cette ferveur avait débuté bien avant la pandémie, mais cela a tendance à s’accélérer. Nous avons lancé un concours l’année dernière où il était possible de remporter un séjour au mont Ventoux et l’un des vainqueurs ne possédait même pas son propre vélo. Il ne disposait que d’un smart bike et a dû nous demander des conseils pour faire l’acquisition d’une vraie bicyclette. C’est intéressant car Zwift favorise finalement la pratique du cyclisme en plein air. Il y avait beaucoup de méfiance vis-à-vis de la plate-forme lorsqu’elle a été créée car l’opinion publique pensait que son développement irait à l’encontre de la pratique en extérieur. En réalité, Zwift pousse les utilisateurs à rouler plus. La plate-forme permet de s’entraîner, qu’il pleuve ou qu’il neige, et elle donne l’occasion aux nouveaux pratiquants de prendre confiance en eux avant de rejoindre un club. C’est passionnant de constater comment nous pouvons contribuer à faire grandir ce sport.