1937, l’année charnière
Première partie. Une grande restructuration de l’aéronautique française s’organise pour faire face aux diffi cultés endémiques.
Vingt ans à peine après la Grande Guerre, la France se berce de l’illusion d’être encore la première puissance mondiale. Les lointains combats d’Abyssinie et ceux dont les échos remontent d’Espagne ne sont encore, vus de Paris, que turpitudes coloniales et sanglants pugilats. La France est en paix, à peine choquée par le toupet – ou l’audace ? – de ce chancelier allemand dont les troupes paradent dans les zones démilitarisées du Rhin.
Les Français se rassurent. Ils ne connaîtront pas cette “guerre civile” que leur promettaient les ligues factieuses de 1934. Les élections de mai 1936 ont amené au pouvoir une coalition de gauche, le Front populaire qui a su canaliser les grèves apparues chez Breguet au Havre, chez Latécoère à Toulouse et Bloch à Courbevoie. Fidèle à ses promesses, l’alliance parlementaire conduite par Léon Blum (18781950) a accordé les congés payés et diminué de 48 heures à 40 heures la durée légale du travail. Elle a également lancé un des plus ambitieux programmes politico-industriel de la IIIe République : la nationalisation de tout ou partie des établissements produisant du matériel militaire et, par voie de conséquence, d’un large pan productif de l’industrie aéronautique française.
Un secteur en crise
Pour mener à bien ce qui deviendra une des mesures phares des années 1936-1937, Léon Blum a nommé au ministère de l’Air un homme de valeur, le radical-socialiste Pierre Cot (1895-1977) qui a déjà occupé ce poste de janvier 1933 à février 1934 dans le premier gou- vernement Daladier. Mais pourquoi nationaliser ? La France, “berceau de l’aviation”, possède une industrie importante et réputée. Ses avions paradent dans les plus grandes compétitions internationales. Pour autant, ses succès, ses raids à sensation, cachent une autre réalité : l’outil de production, resté artisanal, est à bout de souffle…
Une vingtaine d’avionneurs, dont certains n’ont produit que des “avions de papier”, se partagent un marché concurrentiel et trop exigeant pour des entreprises sous-équipées qui, majoritairement, répugnent à investir. De 1928 à 1933, l’État a dépensé des sommes exorbitantes dans une “politique des prototypes” prônée par Albert Caquot (1881-1976) qui a conduit, en cinq ans, à passer commande et à financer 250 avions de 180 types différents, dont à peine 50 ont atteint le stade des essais ! Si cette démarche dispendieuse a encouragé l’émergence de jeunes et dynamiques sociétés, elle a également favorisé la spéculation et la multiplication d’entreprises sans capacités industrielles ni vision d’avenir.
À la “méthode Caquot”, abandonnée et décriée, s’est substitué dans l’urgence un plan d’équipement (plan I) justifié par la montée en puissance de l’Allemagne nazie. Prenant le contre-pied des démarches précédentes, ce plan, à l’initiative du général Victor Denain (1880-1952), ministre de l’Air de février 1934 à janvier 1936, préconisait la construction en deux ans de plus de 1 300 avions de guerre. Mais l’ensemble du secteur aéronautique, artificiellement gonflé, n’avait pu en livrer qu’à peine la moitié ! La situation virait à l’absurde. Les banques rechignaient à avancer les fonds indispensables à l’achat d’équipements et les avionneurs se
livraient une concurrence effrénée pour des miettes de marchés. Des crédits étaient votés que l’industrie ne pouvait absorber.
Par le biais des nationalisations, Pierre Cot s’est fixé pour objectif de regrouper, moderniser et remobiliser un secteur en crise. Il pense y parvenir par de réelles avancées sociales et une réorganisation décentralisée au plus près des approvisionnements. L’État, devenu gestionnaire et donneur d’ordres, entend acquérir le contrôle et la maîtrise des coûts qui lui ont toujours échappé. Pour la première fois, une véritable étude des prix industriels est amorcée dans un secteur qui n’a jamais subi que les rares audits de banques soupçonneuses.
Le choix d’une économie mixte
Plutôt que de regrouper l’ensemble des nationalisés dans des arsenaux régionaux, Pierre Cot a fait le choix d’une “économie mixte” conciliant contrôle étatique et liberté de conception. Les moyens de production nationalisés (une vingtaine d’usines) sont répartis géographiquement en secteurs relevant chacun d’une Société nationale de construction aéronautique (SNCA). Il en existe six dont la direction générale est confiée au baron Henri de l’Escaille (1880-1954) : la Société nationale de construction aéronautique de l’Ouest (SNCAO), du Sud-Ouest (SNCASO), du Nord (SNCAN), du Centre (SNCAC), du Sud-Est (SNCASE) et du Midi (SNCAM). Sur le modèle des arsenaux maritimes, un Arsenal de l’aéronautique est également implanté à Villacoublay. En fin de compte, un peu moins d’une dizaine d’établissements demeurent dans le privé : Breguet à Villacoublay, SECM-Amiot à Colombes, SilatLatécoère à Toulouse-Montaudran et Biscarrosse, Caudron-Renault à Boulogne-Billancourt, Gourdou à Saint- Maur, Morane- Saulnier à Puteaux et Levasseur à Paris. Ainsi, Pierre Latécoère, à la tête de la Silat (société industrielle des avions Latécoère) conserve en propre ses usines et bureaux d’études de Montaudran (Toulouse) et de Biscarrosse (Landes), d’où partent les hydravions transatlantiques que l’État a, par ailleurs, financés.
Votées le 11 août 1936, les nationalisations n’interviennent dans les faits que l’année suivante, de janvier à avril 1937. Les industries expropriées, devenues sociétés nationales, sont régies par la loi de 1867 sur les sociétés anonymes et étrennent leur nouveau statut avec un modeste capital de 100 000 francs. Faute de temps et surtout de moyens, les équipementiers et les motoristes sont exclus des nationalisations même si, de façon assez dérisoire, l’État prend une participation chez les principaux motoristes (Gnome et Rhône et Hispano- Suiza) et le contrôle des établissements – en quasi- faillite – des moteurs Lorraine dans une improbable Société nationale de construction de moteurs (SNCM). Sur la quarantaine de sites qui constituent l’essentiel du tissu aéronautique français, seuls 23 sont nationalisés qui représentent 80 % des moyens de productions pour les cellules et à peine 10 % pour les moteurs.
Autant par nature que par conviction, le patronat, dans son ensemble, est hostile au principe même de nationalisation. Une hostilité partagée par de nombreux communistes qui assimilent cette “économie mixte” à une manoeuvre capitalistique inavouée. Le monde aéronautique est, quant à lui, moins véhément. Beaucoup d’avionneurs accueillent ces nationalisations, si ce n’est avec bonheur, du moins avec satisfaction. C’est le cas des plus jeunes, Bloch, Potez et Dewoitine, confrontés à la branche conservatrice et historique que personnifient les frères Farman, longtemps choyés par les pouvoirs publics, Breguet, Morane, Latécoère et Caudron-Renault.
Il est vrai que les nationalisés n’ont pas eu à se plaindre. L’État n’a pris que 66 % de leurs actions et la charge la plus lourde du fardeau : la question sociale et l’investissement. Non seulement les anciens dirigeants conservent à titre privé leurs bureaux d’études et une capacité de production, mais également
leurs brevets, les redevances qu’ils perçoivent sur les fabrications et la propriété de leurs contrats commerciaux. Bien anticipées par différents achats et bien gérées dans le calcul des indemnités, les nationalisations permettent aux plus prévoyants d’engranger d’importants bénéfices. Henry Potez et Marcel Bloch sont les premiers bénéficiaires des plus généreuses indemnités d’expropriation. Versées en espèce, elles faciliteront l’éclosion de nouvelles usines privées.
Fin tacticien, Pierre Cot entretient des relations tendues avec les barons de l’industrie. La méfiance est réciproque. Mais plutôt que de les éloigner du pouvoir, il choisit de leur confier les rênes des différentes sociétés nationales en qualité d’administrateur d’État avec, cerise sur le gâteau, traitements affairant au titre ! La méthode surprend plus dans les rangs de la gauche que dans ceux d’un patronat ébranlé par l’ampleur des mouvements sociaux. Marcel Déat, éphémère ministre de l’Air début 1936 du gouvernement Sarraut (puis collaborateur notoire sous le régime de Vichy), note alors avec pertinence : “Les mêmes hommes qu’il s’agissait d’éliminer au profit de la collectivité seront donc fournisseurs de prototypes et dirigeront ensuite la fabrication des séries. Ils n’y perdent guère que leurs risques.”
Les nationalisations attisent la concurrence dans un patronat divisé entre “nationalisés” et “privés”.
Ces rivalités se répercutent jusque dans les bureaux feutrés de l’Union syndicale des industries aéronautiques (USIA) présidée par Henri de l’Escaille, celui-là même que Pierre Cot a judicieusement placé à la tête des SNCA ! Menés par Paul Louis Weiller, président de Gnome et Rhône, les motoristes jugent préférable de faire scission et de créer leur propre chambre syndicale. La “dissidence” de Gnome et Rhône et une maladroite tentative de contrôle d’Hispano-Suiza par l’État ne favoriseront pas l’évolution d’un secteur dont l’inertie handicape tragiquement notre aviation depuis le début des années 1920.
Un plan sans financement
avionneurs privés n’ont pas de soucis à se faire. Conscient de la montée des dangers en Europe, le gouvernement Blum a donné son feu vert en novembre 1936 à un nouveau plan de modernisation (plan II) qui prévoit la fourniture en trois ans de 1 554 nouveaux appareils de première ligne (dont seulement 380 chasseurs) avec un objectif de près de 2 851 avions à livrer à l’horizon 1941. Ce plan, dit “plan des 1 500”, s’ajoute plus qu’il ne succède au “plan des 1 365” du général Denain en fin de réalisation. En juin 1937, le coût du plan II est évalué à 7,10 MdF sur trois ans. Une première annuité de 1,20 MdF est attendue, mais seuls 500 MF sont concédés par Georges Bonnet, le nouveau ministre des Finances, entré rue de Rivoli à la démission de Léon Blum auquel le Sénat a refusé les pleins pouvoirs.
ce maigre budget, il est demandé à l’industrie de fournir, en un peu plus d’un an, 936 nouveaux avions militaires s’ajoutant aux 300 autres commandés en 1936 et repris dans le plan II. L’objectif est hors d’at-
teinte pour une industrie qui n’a livré aux armées que 494 appareils en 1935 et 570 en 1936. Au-delà des chiffres s’impose une réalité plus pénible encore : aucun avion moderne apte à rivaliser avec les meilleures productions britanniques ou allemandes n’est encore disponible en France. Les prototypes les plus prometteurs sont en essais (Potez 63 et Lioré et Olivier 45) ou n’ont pas encore volé (Dewoitine 520, Breguet 690 et Bloch 170). Faute de mieux, le ministère en est réduit à lancer en parallèle la construction de prototypes neufs mais périmés (MS 405 et Bloch 131) et de prolonger des séries obsolètes (Dewoitine 510 et Bloch 210) héritées du plan I de 1934 !
risque d’émietter la production, Pierre Cot n’a pas d’autres choix que de la répartir entre “nationales” et “privées”, à un moment où la grève menace à nouveau dans certains établissements considérés par les syndicats comme des fiefs du conservatisme patronal. Ainsi, la direction de l’usine de Puteaux, impliquée dans la fabrication d’un premier lot de 66 chasseurs MS 405, choisit ce moment critique pour licencier du personnel. Rappelé à l’ordre, l’avionneur s’attire les foudres de Pierre Cot et l’envoi d’un contrôleur militaire.
les nationalisés, le problème est d’abord financier. À l’été 1936, le Parlement n’a consenti aux nationalisations de l’aviation qu’une maigre enveloppe de 250 MF bien que le besoin réel ait été chiffré à 400 MF. Alors que l’urgence allait à la modernisation des équipements, l’intégralité a été consacrée au rachat des usines (200 MF) et de leurs équipements (50 MF). Ce n’est qu’en avril 1937 que 170 MF sont enfin attribués à des commandes d’outillages en France, aux États-Unis et en Allemagne (!). Une première enveloppe de 60 MF permet de tripler le nombre de machines-outils et de lancer en production les premiers Morane-Saulnier MS 406 et Potez 631/633.
autant, bien des carences techniques restent à surmonter : les avions “tête de série” nécessitent jusqu’à 300 000 heures de travail. Certains comptent jusqu’à 40 000 pièces différentes usinées par 26 000 outillages. Construire sur chaîne un MS 406 demande 16 000 heures de travail quand il en faut moins de 5 000 pour un Messerschmitt Bf 109 ! Fin 1937, les plus fortes cadences n’excèdent pas 50 avions par mois…
ces conditions, il est vain de vouloir mesurer la réussite des nationalisations à l’aune des quantités produites. Le fait que l’ensemble du secteur aéronautique soit parvenu en 1937 à livrer 743 avions à l’État dont 418 “de guerre” (1), relève déjà de l’exploit. En dépit des retards liés à la pénurie d’outillages et à un climat de crise financière chronique, les nationalisations ont eu l’effet positif recherché sur la modernisation, le contrôle des prix et, dans une moindre mesure, la rationalisation des productions.
en machines-outils relevant désormais de décisions étatiques et non plus de spéculations industrielles, des usines modernes ont pu être édifiées dès 1937 – à l’image de celles de la SNCAO à Nantes-Bouguenais et plus tard de la SNCASO à Châteauroux-Déols – dont les rendements, en dépit d’une réelle pénurie de main- d’oeuvre, seront sans commune mesure avec la plupart des établissements privés. Ce redéploiement industriel couplé à une politique d’embauche et de formation permettra d’accroître de 20 % les surfaces couvertes productives et, à la mi-1938, d’augmenter de 35 000 à 88 000 le personnel ouvrier.
janvier 1938, la parenthèse du Front populaire se referme.
(1) Chiffres du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas).
Elle n’a duré que 18 mois. Édouard Daladier forme un nouveau gouvernement. Pierre Cot est remplacé au ministère de l’Air par le radical Guy La Chambre (1898-1975) qui obtient ce qui faisait défaut à son prédécesseur : un budget conséquent de 6,70 MdF ! Le 15 mars, un nouveau plan d’équipement (plan V) est adopté qui prévoit la construction de 2 600 appareils supplémentaires et propulse une nouvelle génération d’avions de combat.
de quitter ses fonctions, Pierre Cot avait prédit : “1 500 nouveaux avions, s’ajoutant à ceux encore en production, cela représente un plafond impossible à dépasser en raison de notre capacité industrielle”. Le plan V, trop ambitieux, nécessite une cadence de production six fois supérieure à celle du plan II alors que les outillages amorcent leur reconversion à d’autres méthodes de fabrication. Même à la cadence de 50 avions par mois, les fournisseurs ont du mal à suivre et l’État à coordonner la production des approvisionnements et des équipements. Pour tenir ses objectifs, Guy La Chambre n’a d’autre solution que de réactualiser une idée de son prédécesseur : acheter aux États-Unis.
dépit de tous les efforts entrepris, l’aviation française se heurtera jusqu’au bout à un problème récurrent : le manque de moteurs assez puissants et fiables pour rivaliser avec les productions britanniques et allemandes qui équiperont les “Spitfire” de la RAF et les Messerschmitt de la Luftwaffe. Plus que la semaine des 40 heures ou la guerre des plans et des programmes, l’absence de moteurs de plus de 1 000 ch sera la cause majeure de l’infériorité, plus technique que numérique, qui aboutira à ce que l’historien Patrick Facon appelait “l’irrémédiable catastrophe de mai-juin 1940”.