Les gyroplanes de Louis Breguet
La grande aventure technique des gyroplanes de Louis Breguet.
L’ hérédité et la tradition familiale auraient voulu que Louis Charles Breguet, né à Paris en janvier 1880, fasse carrière dans l’horlogerie. Génial inventeur et artisan méticuleux, son trisaïeul Abraham, Suisse de naissance, a en effet été le distingué fournisseur en pendules et horloges astronomiques du roi Louis XVI, lui-même passionné d’horlogerie. Il est aussi et surtout à l’origine d’une brillante famille de savants et d’inventeurs dont certains, sans délaisser l’horlogerie, se lancent au début du XIXe siècle dans un domaine plein de promesses : l’électricité. Ils passent rapidement du laboratoire à l’industrie, et c’est d’ailleurs dans l’usine familiale de Douai, produisant notamment des moteurs électriques, que Louis Breguet, alors âgé de 22 ans, entre en 1902 dans la vie active. Il vient de terminer de brillantes études sanctionnées par un diplôme d’ingénieur de l’École supérieure d’électricité et ne tarde pas à démontrer ses multiples qualités : de gestionnaire en diminuant les prix de revient ; de technicien en optimisant la puissance des moteurs ; de concepteur en dirigeant la réalisation de systèmes de propulsion pour sous-marins. Dès 1905, il est promu ingénieur en chef de l’usine de Douai et, pourtant, sa carrière professionnelle va s’orienter dans une direction bien différente.
Les balbutiements de la conquête de l’air ne peuvent laisser indifférent un garçon à l’esprit aussi ouvert et inventif que le jeune Louis Breguet. D’autant qu’à Douai il rencontre fréquemment son parrain, le professeur Charles Richet, chimiste et ingénieur de talent engagé depuis longtemps dans des travaux sur les plus lourds que l’air. À l’époque il travaille à la construction d’un modèle réduit d’“aéroplane à vapeur” qui volera en 1896. Ainsi, au fil des années, se développe l’intérêt du jeune Breguet pour les choses de l’air, mais l’on ne saura jamais ce qui l’inspire lorsqu’il choisit de s’orienter vers les voilures tournantes. Est-ce la “vis aérienne” de Léonard de Vinci ? Ou la contemplation de la lente chute tournoyante d’une samare, la graine ailée du frêne ? En fait, dans ces années hé- roïques, nombreux sont les pionniers qui considèrent les roulements au décollage et à l’atterrissage comme étant les phases les plus dangereuses d’un vol. Et c’est pourquoi L. Breguet décide de tenter de s’en affranchir par le décollage vertical.
Comment y parvenir ? Esprit méthodique et pragmatique, Louis Breguet s’investit à l’automne 1905
dans la conception d’une installation d’étude comprenant une veine d’air alimentée par un ventilateur électrique et une balance “aérodynamométrique”. Il peut ainsi étudier l’influence des flux d’air sur des surfaces planes de différentes sections et en tire l’estimation (optimiste !) qu’une surface d’un mètre carré peut créer une force verticale d’environ 10 kg. Logiquement, l’étape suivante consiste à vérifier sa théorie sur des surfaces en rotation dans l’air et non plus placées immobiles dans un flux artificiel horizontal. Pour cette expérimentation il conçoit un banc d’essais comportant un rotor entraîné par un moteur électrique et dont l’axe est assujetti à une balance de mesure. Cette simple installation confirme effectivement le développement d’une certaine force verticale variant avec la vitesse de rotation du rotor.
Pour modestes qu’ils soient, ces résultats incitent Louis Breguet à poursuivre ses expériences sur les aéronefs à décollage vertical. Au grand dam de sa famille qui craint à la fois des expérimentations aériennes risquées et la “perte” au sein de l’entreprise familiale d’un collaborateur efficace et compétent, sentiment d’ailleurs partagé par le directeur de l’usine. En conséquence, il sait ne pouvoir attendre, pour la concrétisation de ses projets, d’aucune aide matérielle, ni des uns ni des autres. Cette fois encore la solution vient du professeur Richet quand celui-ci décide, en 1907, de financer la création du Syndicat d’étude du gyroplane Breguet-Richet. Le but est de permettre la concrétisation d’un projet sur lequel, conforté dans sa foi pour les voilures tournantes par les multiples interventions du plus grand théoricien aéronautique de l’époque, le colonel Charles Renard, promoteur actif des “hélices sustentatrices” et de l’hélicoptère, Louis Breguet cogite depuis quelques mois déjà. Ce bien étrange appareil, le gyroplane Breguet-Richet n° 1, fait l’objet du brevet n° 375606, déposé le 11 mars 1907.
Une intrigante machine sort d’un atelier
Au début du printemps 1907, à Douai, une intrigante machine est précautionneusement extraite d’un atelier de l’usine Breguet, dans une cour à l’abri des regards indiscrets. Cet immense ensemble de tubes et de câbles ne ressemble à rien de connu. Au centre, une structure quadrangulaire, sorte de boîte sans paroi, réserve dans sa partie inférieure un emplacement pour un expérimentateur et supporte audessus un moteur à explosion. Sur chaque arête de cette structure se greffe, horizontalement, une sorte d’échelle triangulée par des câbles raidisseurs, portant à son extrémité un rotor double de 8,05 m de diamètre, appelé “gyroptère”. Chacun est constitué de quatre bras porteurs d’une surface rectangulaire entoilée (aile) occupant environ la moitié de l’envergure, soit en tout 32 éléments de sustentation d’une surface totale de 26 m2. Chacune de ces surfaces est constituée d’un longeron tubulaire sur lequel, par l’intermédiaire de joints élastiques, s’enfilent simplement des nervures en tôle. Chaque élément entoilé étant mobile par rapport au longeron, l’incidence varie automatiquement en fonction des forces aérodynamiques qu’elle subit. Un axe rigide transmet à chaque ensemble tournant la puissance (théoriquement de 40 ch, mais selon les sources elle varie de 42 à 50 ch !) délivrée par un V8 Levavasseur “Antoinette” refroidi par circulation d’eau, pesant 170 kg à lui seul ! Pour la petite histoire, précisons qu’il s’agit seulement du second exemplaire fabriqué de ce modèle (le premier exemplaire ayant été concédé à Santos-Dumont) et il s’agit donc d’une source de puissance fragile, de fonctionnement encore bien aléatoire. Afin de compenser l’effet de couple, les deux paires de rotors opposés tournent en sens inverses. “Avec son moteur, ses approvisionnements et son pilote à bord”, dit le texte du brevet, l’énorme engin pèse 580 kg. Le terme “pilote” est d’ailleurs bien ambitieux car, dans la forme sous laquelle il est expérimenté, le gyroplane n° 1 ne comporte encore aucun moyen de contrôle, si ce n’est la manette des gaz.
Les premiers essais s’avèrent beaucoup plus laborieux que prévu, principalement du fait des caprices du moteur, au sujet duquel Jacques Breguet, complice de son frère dans cette téméraire entreprise, reconnaîtra plus tard “qu’il n’a jamais pratiquement pu tourner plus de deux minutes consécutives”. Par ailleurs, il engendre de telles vibrations qu’un beau jour c’est le bâti-moteur qui cède. Mais il n’est pas le seul à l’origine d’ennuis car dans cet assemblage complexe il y a mille sources de vibrations : des dizaines de mètres de raidisseurs en corde à piano ; près de 40 m de transmissions rigides mais plus ou moins souples ; les renvois “à la cardan” des quatre têtes de rotors et, à la sortie du moteur, un quadruple embrayage complexe. De quoi réserver bien des imprévus et exiger d’incessants réglages. Une autre fois, les pales de deux “gyroptères” s’entrechoquent et se brisent, leurs plans de rotation se superposant marginalement… On y remédie en écartant les bras porteurs.
Cette longue patience est enfin récompensée le 24 août lorsque le gyroplane, stabilisé par quatre compagnons cramponnés sous les “gyroptères”, s’élève à environ 60 cm. C’est la première fois qu’un appareil à voilure tournante parvient à se soulever par ses propres moyens avec à bord son carburant et un expérimentateur. L’événement dure environ une minute. Louis Breguet, très objectivement, conviendra que
par suite du mauvais réglage de son embrayage, l’un des “gyroptères” a développé une portance insuffisante et que le compagnon affecté à sa retenue a été obligé “d’aider à son élévation” afin que l’appareil demeure horizontal. Avec une certaine précipitation, cette grande première mondiale est communiquée à l’Académie des sciences dès le début de septembre, peut être pour s’assurer de devancer le normand Paul Cornu, proche lui aussi d’aboutir à un résultat similaire. Après réparation de quelques avaries et des réglages d’embrayages, un nouvel essai a lieu de 7 septembre qui conduit à une augmentation de l’incidence des pales des “gyroptères”. Si des problèmes de carburation perturbent une troisième tentative le 17, lors d’un nouvel essai le 20 septembre, le gyroplane se hisse sans problème à environ 1,50 m. C’est alors que l’un des câbles raidissant la structure casse, entraînant le basculement de l’un des “gyroptères” et sa rupture. Considérant que ce premier appareil a démontré ce que l’on attendait de lui – la possibilité de se soulever – son constructeur décide de ne pas le réparer et de passer à l’étape suivante. Il s’agit, naturellement, de construire une machine décollant verticalement et pouvant être contrôlée dans toutes les directions, c’est-à-dire pilotable.
En fait, l’engin expérimenté n’est que le coeur du projet beaucoup plus complet décrit dans le brevet de mars 1907, ce qui a longtemps échappé aux différents auteurs ayant traité de ces essais mémorables. Pourtant l’anatomie complète de ce que le gyroplane n° 1 aurait dû être fait l’objet d’une description détaillée dans le n° 1804 de la revue La Nature du 21 décembre 1907 ! On ignore pour quelle raison – sans doute une honorable prudence – Louis Breguet a scindé sa réalisation en deux étapes, d’abord un appareil simplifié pour l’expérimentation de l’ensemble mécanique destiné à la phase verticale du vol, puis la mise en place ultérieure – jamais réalisée – des éléments permettant d’acquérir la maîtrise de la trajectoire. Car tel est déjà son but. Dans l’état des connaissances au début du XXe siècle, le contrôle de la trajectoire suppose l’utilisation de gouvernes aérodynamiques dont l’action découle du déplacement de l’aéronef qui les porte. Il est donc prévu que les axes des “gyroptères” soient légèrement inclinés vers l’avant pour générer lors de leur rotation une composante horizontale et donc un déplacement à une certaine vitesse de translation. Pour le pilotage, Louis Breguet a prévu des surfaces horizontales mobiles, articulées aux pieds des “gyroptères” et par conséquent placées dans leur souffle pour une efficacité accrue. Pour augmenter ou réduire la vitesse de déplacement, il devrait suffire de faire varier l’inclinaison de l’appareil grâce aux gouvernails et, par conséquent, la valeur de la composante horizontale. Bien que des panneaux verticaux soient prévus pour participer à la stabilité longitudinale, aucune gouverne permettant le pilotage en lacet de la trajectoire n’est mentionnée dans le brevet. En revanche, le plan révèle que sur la machine définitive une importante voilure biplane, affectée d’un dièdre notable, aurait apporté une sustentation importante. En somme, Louis Breguet a, dès 1907, imaginé l’hybride avion/hélicoptère, le convertible.
Les Breguet-Richet n° 2 et 2bis
Pour poursuivre leurs expérimentations, Louis Breguet et Charles Richet renoncent à continuer de développer le gyroplane n° 1 et conçoivent un nouvel appareil dont la silhouette se rapproche de celle des “aéroplanes” de l’époque, dont l’évolution est extrêmement
rapide. À première vue, le gyroplane n° 2 ressemble à un grand biplan dont l’architecture est basée sur un fuselage que l’on peu qualifier de classique bien qu’il paraisse assez sommaire. Une pyramide tubulaire constituant la partie centrale supporte la voilure supérieure à son sommet et le moteur en son milieu. Récupéré du premier gyroplane, ce dernier est ici placé en travers avec une sortie de puissance à chaque extrémité du vilebrequin. En avant, sur la pointe d’une coque ouverte pour loger le poste de pilotage, s’articule une gouverne pour le contrôle en tangage (plan canard). En arrière, une structure en tubes supporte les empennages comportant une surface horizontale (sans doute rendue fixe dans les périodes d’essais où le plan canard, lui, devient mobile) et une importante gouverne de direction. Outre l’aile supérieure déjà évoquée, la voilure est complétée par un plan inférieur, de moindre envergure, implanté au bas du fuselage à l’aplomb de la pyramide centrale. Il se trouve ainsi situé au ras du sol, en dépit de la présence de roues de diamètre modeste, ce qui pourrait singulièrement compliquer le roulement sur piste en herbe, bien qu’a priori il doit être limité ; ce sera sans doute la cause de l’accident qui mettra un terme à cette expérience.
Cependant, la caractéristique principale de l’appareil est la présence entre les voilures, de part et d’autre du fuselage, de deux “gyroptères” tournant en sens inverses, seuls héritages du gyroplane n° 1, avec le moteur. Leur axe est incliné d’une douzaine de degrés vers l’avant afi n que soit générée, lors de leur rotation, la fameuse composante horizontale de translation. À noter encore la présence, à cheval sur les mâts des axes des “gyroptères” et en dessous de ceux-ci, de surfaces horizontales vraisemblablement fixes. Les premières tentatives de décollage ont lieu en juin 1908 mais, en dépit de plusieurs modifications successives, elles ne sont guère couronnées de succès, étant limitées à des glissades laborieuses à quelques centimètres du sol et sur quelques mètres de distance, qui vaudront à Breguet de la part des paysans picards dubitatifs et quelque peu irrévérencieux, le sobriquet d’“arracheux d’betteraves” ! L’aventure se termine le 17 septembre lorsque l’appareil est endommagé lors d’un atterrissage brutal dans un champ de betteraves justement. Toutefois, la possibilité d’obtenir une translation par des “gyroptères” obliques a au moins été démontrée.
Il en faut plus pour décourager Louis Breguet et, peut- être, cet échec lui a-t-il enseigné qu’il faudrait faire quelque chose de plus simple, donc plus léger, avec plus de puissance. Il met alors à profit l’hiver 1908 pour concevoir et construire son gyroplane 2bis en récupérant l’avant du fuselage de l’appareil accidenté ainsi que le moteur Levavasseur, en attendant mieux. Le principe des propulseurs obliques est conservé mais l’angle d’inclinaison de l’axe est porté à 40° et il ne s’agit plus de “gyroptères” complexes et fragiles mais d’hélices à quatre pales (rotors) dont le diamètre est de 4,25 m contre 7,85 m pour les “gyroptères”. Cette réduction et la simplicité aérodynamique des hélices permettent de sextupler la vitesse de rotation (de l’ordre de 600 tr/min) par rapport à celle des “gyroptères”. Les pales, métalliques, sont montées sur des articulations de type cardan leur permettant de se positionner en fonction des efforts aérodynamiques auxquels elles sont soumises. L’architecture générale du 2bis est très différente de celle de son prédécesseur : sa voilure comporte deux paires de plans en tandem, implantées à chaque extrémité du corps central. Leur structure souple est de même nature que sur les machines précédentes, des nervures en aluminium dont un système élastique limite le débattement sous l’effet des forces aérodynamiques, étant simplement enfilées sur un longeron tubulaire. La nacelle carénée, faisant office de poste de pilotage, porte à l’arrière le moteur en position transversale, deux arbres opposés entraînant les deux rotors par l’intermédiaire de réducteurs. Elle supporte aussi un complexe treillis de tubes sur lequel sont arrimés les voilures postérieures et le gouvernail de direction. Le gyroplane 2bis est, en décembre 1908, sous les verrières du Grand Palais à Paris, l’une des curiosités du premier Salon de la locomotion aérienne. Ce sera la
seule apparition publique de ce combiné précurseur car après seulement quelques décevantes tentatives de roulement, il est broyé le 25 avril 1909 sous les débris de son hangar renversé par une bourrasque. Cette fois, Louis Breguet jette l’éponge et se tourne vers les aéroplanes tandis que le professeur Richet retourne à ses travaux en médecine.
Le “laboratoire” volant Breguet-Dorand
Au début des années 1930, la société des avions Louis Breguet est florissante, après le succès du célèbre type 14 qui s’est illustré pendant la guerre puis, depuis 1922, de son successeur le type 19. C’est alors que le constructeur décide de revenir à ses premières amours techniques, le gyroplane. Pour se lancer dans cette nouvelle aventure il crée, sur des fonds privés dont un apport personnel, une entité indé- pendante, le Syndicat d’études du gyroplane Breguet. Pour assumer la conception et diriger la fabrication, il “débauche” René Dorand, un talentueux ingénieur du bureau d’études “avions”. Ensemble ils définissent le projet d’une nouvelle formule de gyroplane caractérisée par deux grands rotors bipales superposés et coaxiaux de 16 m de diamètre, tournant en sens inverses afin d’annuler l’effet de couple et décide de l’appliquer à un “laboratoire” baptisé gyroplane GY. Le principe est simple mais le défi est double.
Défi technique d’abord, car il faut maîtriser le pilotage de la machine dans le plan horizontal par application du pas cyclique des pales, concept pour lequel Louis Breguet a déposé un brevet (n° 395576) dès 28 octobre 1908 ! Il s’agit de concevoir le système mécanique, forcément complexe, permettant de contrôler le pas des pales selon la phase du vol : pas général, commun à toutes les pales, pour monter ou descendre ; pas cyclique, différent pour chaque pale lors de chaque rotation, afin d’obtenir une portance dissymétrique sur le plan de rotation des rotors, se traduisant par une inclination de la machine longitudinalement ou latéralement et permettant ainsi le pilotage dans le plan horizontal. Complication supplémentaire à prendre en compte : la différence, en translation, des vitesses animant les masses d’air dans lesquelles se meuvent les pales opposées du même rotor.
Le second défi est d’ordre financier : Louis Breguet ayant souvenir des sommes considérables investies dans ses précédentes expériences, il décide cette fois de maîtriser sévèrement les dépenses. Comme, à elles seules, l’étude et la fabrication du moyeu, assemblage extraordinairement complexe de leviers, bielles et rotules, engloutiront la plus grande partie du budget, il faut trouver des
solutions astucieuses et peu onéreuses pour la construction de la structure qui n’aura d’autre fonction que de rassembler l’ensemble des mécanismes. Les vestiges de la carcasse du Breguet XX “Léviathan”, encore présents dans le dépôt de ferrailles de l’usine de Vélizy, apportent une première solution. Cet énorme biplan conçu pour participer au concours des avions de transport des années 1921-1922 comportait une vaste cabine destinée à recevoir des passagers mais aussi une “chambre des machines” logeant quatre moteurs Bugatti de 250 ch entraînant une hélice unique ! Louis Breguet et son équipe récupèrent donc deux cadres de la cabine qui, assemblés avec quelques tubes, constituent les éléments de base du GY, et un moteur Bugatti. Et comme il faut prévoir des empennages, toute la partie arrière du fuselage d’un Br.19 réformé, stabilisateur compris, fait l’affaire. Il n’est plus question cette fois de surfaces sustentatrices fixes.
Une mise au point longue et laborieuse
C’est un euphémisme de dire que la mise au point de ce qui n’est encore qu’un banc d’essais est longue et difficile, avec comme première inconnue le choix d’un expérimentateur. Le désistement du responsable des essais de l’époque, peu confiant en cette insolite mécanique, donne sa chance à un jeune pilote récemment embauché, Maurice Claisse. Il fait tourner la mécanique pendant des heures, rotor du haut, rotor du bas, puis les deux à la fois. Et c’est là que se révèlent des phénomènes de battement des pales avec entrechoquements, qui obligent à augmenter l’espacement entre les rotors, solution simple, et à mettre au point la commande de pas cyclique, innovation beaucoup plus compliquée. Au gré des incidents, le fuselage du Br.19, cassé, est remplacé par une poutre en tube avec de nouveaux empennages, la voie de l’atterrisseur est considérablement élargie, le moteur Bugatti à refroidissement par eau est remplacé par un Hispano de 350 ch impliquant l’installation d’un ventilateur, et les pales de rotors changent plusieurs fois de géométrie… En novembre 1933, la mécanique est enfin au point. Averti un samedi par Claisse que les bons réglages ont enfin été trouvés, Louis Breguet convoque à Villacoublay pour le lendemain le ban et l’arrière-ban des actionnaires du syndicat et de sa famille. À l’issue d’un nouvel essai entravé au cours duquel le gyroplane s’élève sans problème de quelques dizaines de centimètres, il décide avec une surprenante inconséquence de l’exécution d’un vol libre. Et il maintient son ordre en dépit des vives protestations des techniciens : les commandes de vol n’ont jamais été testées et leur efficacité comme leurs réactions sont totalement inconnues. Ils avaient raison : à 2 ou 3 m d’altitude, la machine s’engage dans un dérapage que Claisse ne peut rattraper et capote en heurtant le sol.
La formule des rotors coaxiaux superposés ayant cependant démontré de réelles possibilités, Louis Breguet décide la reconstruction du “laboratoire” avant qu’il soit soumis à une expérimentation systématique, préalable à une nouvelle campagne d’essais en vol. Ces travaux sont mis à profit pour que soient apportées de nombreuses modifications dont la plus visible est un important élargissement de la voie de l’atterrisseur. Moins visible mais beaucoup plus problématique, l’installation de commandes hydrauliques pour remplacer les systèmes mécaniques trop durs et peu réactifs, se traduit par l’installation d’une trentaine de pompes à huile qui doivent être purgées individuellement avant chaque essai, la moindre bulle d’air pouvant bloquer tout le circuit. Les vols reprennent en juin 1935 avec des résultats suffisamment encourageants pour que René Dorand sollicite l’autorisation d’aller négocier au ministère de l’Air le financement d’un contrat de performances dont il obtient effectivement l’attribution. Mais les conditions de ce marché de 3,5 millions de francs (de l’époque), qui ne sera payé seulement après que toutes les exigences ont été remplies, paraissent, même chez Breguet, complètement hors de portée dans l’état de la technique.
Les épreuves sont au nombre de cinq : maniabilité dans un carré de 500 m de côté, montée à au moins 100 m, un vol à au moins 100 km/h, un vol d’au moins 1 heure, et un vol stationnaire d’au moins 10 minutes. Au milieu de l’été, plusieurs vols confirment que tout est paré pour une première tentative mais, au cours du point fixe la précédant, une bielle défonce le carter du Bugatti. Par un heureux hasard, subsiste encore dans les stocks de l’usine un moteur Wright utilisé 10 ans auparavant pour les essais du Breguet 19.8, version spécifiée par la Yougoslavie. Il est un peu trop puissant (420 ch) et il faut en modifier le régime, mais l’adaptation se fait assez facilement puisque les essais reprennent le 30 novembre 1935. Dès le 14 décembre, l’épreuve de maniabilité est accomplie sous contrôle des officiels du centre d’essais de Villacoublay. Le 21 décembre, la tentative pour la vitesse sur base est lancée. La mesure se fait sur un aller-retour mais, pas de chance, un chronomètre défaille lors de la branche retour et les commissaires demandent un second vol. Dans sa hâte, Claisse omet cette fois de faire un point fixe et une bulle d’air dans le circuit hydraulique dérègle la synchronisation des rotors qui se heurtent et se brisent. Retour en atelier : des améliorations sont apportées au nouveau jeu de rotor puis les essais reprennent le 22 septembre 1936 avec une montée homologuée à 158 m, dépassant donc largement la performance exigée. Malheureusement, un nouveau pépin se produit lors de l’atterrissage trop brutal, au détriment encore une fois des rotors. Pourtant, l’appareil est déjà disponible le 24 novembre lorsque Claisse tient l’air 1 h 2 min 50 s en parcourant 44 km. Le 9 décembre, il se remet en piste pour l’épreuve de vitesse, précédemment non homologuée, et atteint 108 km/h de moyenne sur 20 km. Le pari est enfin tenu, le 22 décembre, avec un vol stationnaire de 10 minutes. Le but visé est techniquement atteint, avec en prime un bilan financier satisfaisant puisque les dépenses engagées, estimées à 2,75 millions de francs, sont largement couvertes par les 3,5 millions de la prime de l’État.
Bien que souvent qualifiées comme telles, les performances homologuées du gyroplane “laboratoire” ne sont pas des records puisqu’aucune valeur officielle de référence n’existe jusque-là dans aucun des cinq domaines considérés. En fait, cette machine a établi les bases par rapport auxquelles seront mesurés les progrès ultérieurs de la giraviation. Pour l’équipe Breguet, l’accomplissement du contrat n’est pas une fin en soi, la maturité de sa machine offrant encore beaucoup d’autres possibilités d’investigations dans des domaines encore peu explorés. En dépit de la montée des périls en Europe qui monopolise l’activité militaire des usines aéronautiques, y compris chez Breguet, le Service technique aéronautique accorde au syndicat un contrat complémentaire pour l’étude d’une phase cruciale du vol négligée jusque-là : l’atterrissage en autorotation suite à une panne de moteur. Une expérimentation délicate à laquelle la rupture du fuselage lors du second atterrissage met un terme précoce. L’épave du gyroplane “laboratoire” est alors mise à l’abri en l’état dans un hangar sous les débris duquel elle sera écrasée en 1943 lors d’un bombardement.
On ne peut clore ce chapitre sans évoquer certains projets imaginés au sein du syndicat alors que les premiers résultats positifs du “laboratoire” excitent les imaginations. Le plus inattendu et le plus étrange, brièvement évoqué dans le n° 461 du Fana de l’Aviation (avril 2008), est un gyroplane de 16 t en charge prévu pour traverser l’Atlantique à 600 km/ h de moyenne (!), avec
à bord une douzaine de passagers disposant de couchettes. Selon une conception coutumière de Louis Breguet, la propulsion est assurée par quatre moteurs développant une puissance totale de 3 600 ch, réunis dans une “chambre des machines” située au pied du mât des rotors. Le fuselage, à deux ponts, comporte un fond marin et des ballonnets latéraux pour donner des chances de survie en cas d’amerrissage de fortune. On reste un peu perplexe lorsque l’on rappelle que son auteur n’a pas hésité à présenter ce projet farfefu, le plus sérieusement du monde, devant la Société des ingénieurs civils en décembre 1936, avec à l’appui une large diffusion dans la presse.
Patrouille et chasse aux sous-marins
Sans qu’il soit directement lié à la saga des gyroplanes Breguet, évoquons ici un autre projet, développé dans le cadre de la Société française du gyroplane, créée en 1938 par Marcel Vuillerme, un ancien collaborateur de Breguet ayant travaillé sur le “laboratoire”, d’où d’évidentes réminiscences. Il s’agit du projet, très avancé pour l’époque, d’un hélicoptère triplace de patrouille et de chasse aux sousmarins. Cerise sur le gâteau, il doit emporter des moyens défensifs sans angle mort et pouvoir être embarqué sur le submersible Surcouf qui dispose d’un hangar étanche sur son pont. On reste confondu par les exigences parfaitement utopiques de ce cahier des charges et l’on se doit de rendre hommage à Marcel Vuillerme qui a été assez convaincant pour obtenir un contrat en bonne et due forme pour un prototype de ce G.20 devant voler à la fin de 1940. Il est vrai que le projet est magnifique : un long corps fuselé, entièrement métallique, avec un nez abondamment vitré, est suspendu sous une paire de rotors contrarotatifs dont le moyeu est soigneusement caréné. Dans la version armée, ce moyeu, déjà complexe en lui-même, est prévu comme un corps creux dont le diamètre interne est suffisant pour qu’un mitrailleur puisse s’y glisser et servir une mitrailleuse pouvant tirer sur 360° au-dessus du plan du rotor supérieur ! On croit rê- ver… La propulsion est assurée par deux moteurs Renault 6Q de 220 ch entraînant chacun un rotor, installés côte à côte au centre du fuselage au-dessus d’une soute axiale prévue pour l’armement offensif, de part et d’autre de laquelle s’escamotent les jambes du train principal.
En juin 1940, sous la poussée de l’offensive de la Wehrmacht, le prototype déjà bien avancé est évacué vers le Pays basque, avec l’essentiel des éléments pour le compléter. Vuillerme s’y croit à l’abri mais les Allemands envahissent son local à la fin du mois et interrompent toute activité. Quelques mois plus tard, lorsque à l’issue d’une “évasion” rocambolesque, tout le matériel se retrouve en Savoie, le service technique de Vichy demande que les travaux soient poursuivis. La tâche n’est pas facile : il manque une partie des dossiers de calcul et les matériaux adaptés sont rares. Quand les Allemands envahissent la zone libre, ils débusquent évidemment le G.20 et veillent avec impatience à l’évolution des travaux qu’ils trouvent trop lents. Ils ne sauront jamais que les pales complètes et en état sont cachées
dans un grenier à Versailles. À la Libération, le G.20 est ramené à Paris et, avec l’accord du ministère de l’Air, assemblé dans l’atelier prototypes de la Societé nationale de constructions aéronautiques (SNCA) du Nord à Issy-les- Moulineaux. L’aventure n’ira pas plus loin qu’une séance de photos dont il ne subsiste semble-til qu’une seule image. Et cela vaut peut-être mieux, car cette belle machine recèle un vice sans doute rédhibitoire : l’écartement trop faible de ses rotors, imposé par le diamètre du hangar cylindrique du Surcouf. Alors que sur le “laboratoire” il avait été nécessaire de porter l’écartement à 1,60 m, il n’était que 65 cm sur le G.20. Il n’est pas sûr que les mesures prises pour éviter l’enchevêtrement des rotors (diamètres et vitesses de rotations différents) aient évité ce problème.
Le chant du cygne…
En 1945, moins spectaculaire que le développement du réacteur, l’entrée en service opérationnel d’hélicoptères dans les armées allemande et américaine durant le conflit récent est un apport majeur dans l’évolution de la technique aéronautique. Avec la complicité des pouvoirs publics, les techniciens français se lancent, dès la Libération, dans une course débridée à qui proposera un appareil original à voilure tournante alors que les techniques de base en ce domaine, si elles sont identifiées, sont bien loin d’être maîtrisées. C’est ainsi que la Société du gyroplane reçoit un marché pour la conception et la mise au point de deux exemplaires du projet G.11E, dont Breguet assure la fabrication d’un unique prototype. Les travaux sont menés bon train : un prototype – apparemment complet – est présent sous les verrières du Grand Palais lors du premier Salon d’après-guerre en décembre 1946. À la mode de l’époque, on délire un peu : la presse spécialisée, à l’instigation de ministère de l’Armement, n’hésite pas à confi rmer le succès des essais d’une maquette motorisée de gyroplane de 1,90 m de diamètre, pilotée à distance. Ce n’est pas tout : on annonce aussi avec le plus grand sérieux la commande “en série” de quatre G.11E, dont le premier, en construction à Vélizy, doit voler avant l’été 1947 ! La machine est sobre et élégante, avec un fuselage à l’aérodynamique soignée et un atterrisseur coquettement habillé de carénages. Entièrement métallique, mais entoilé dans sa partie arrière démontable pour permettre d’accéder au moteur, le fuselage offre une cabine en 2+2 généreusement éclairée. Le propulseur annoncé est un Potez 9E de 240 ch, apparemment assez modeste pour un appareil de cette taille d’autant qu’une part non négligeable de la puissance sera absorbée par un ventilateur. Les deux rotors tripales de 8,6 m de diamètre sont supportés par un mât porteur de mécanismes beaucoup plus simples que sur le “laboratoire”.
Les points fixes du G.11E commencent le 1er décembre 1948 à Villacoublay, et le pilote Fred Nicole est crédité d’un premier vol huit jours plus tard sans que l’on sache en quoi cette expérience initiale a réellement consisté, sans doute une ou plusieurs élévations stationnaires. Toujours est-il que l’appareil retourne ensuite en atelier pour quelques mois afin de subir un certain nombre de modifications dont la plus importante est le changement du moteur. En effet, les 240 ch (théoriques) du Potez s’avérant très insuffisants, celui- ci est remplacé par un Pratt & Whitney “Wasp Junior” de 450 ch. En conséquence, le diamètre des rotors est augmenté d’un mètre à 9,60 m tandis que le fuselage s’allonge de 0,50 m, permettant de porter la capacité de la cabine à quatre passagers en plus du pilote. Devenu le G.111, l’appareil reprend ses essais avec des vols stationnaires le 21 mai 1949, mais il faut attendre deux ans pour que Fred Nicole tente la première translation. Nous sommes le 25 juin 1951, sur le plateau de Vélizy, au petit matin. Le temps calme se prête à des expérimentations dans le domaine encore inexploré de l’efficacité des gouvernes et donc de la maniabilité. Au cours de deux vols prudents (altitude entre 2 et 4 m) totalisant 19 minutes, Nicole tente des translations avant, arrière, à gauche et à droite, effectue des virages à 90° et exécute un demi-tour. Les résultats étant satisfaisants, il se remet en piste pour un troisième vol mais, au bout de 8 minutes, étant en translation, un inquiétant bruit de ferraille se traduit par la perte de contrôle de la machine qui heurte le sol et se couche sur le flanc, heureusement sans dommage pour le pilote et son accompagnateur. La cause était déjà connue : en vol de translation, les deux rotors s’inclinent latéralement en sens opposés, amenant les extrémités des pales à se toucher. Ainsi se termine l’aventure des gyroplanes de Louis Breguet, les circonstances ne se prêtant pas à la poursuite de la mise au point de la formule. Remis en état, le G.111 est désormais exposé au musée de l’Air et de l’Espace au Bourget. Il est à noter qu’en dépit de plusieurs tentatives menées dans divers pays, cette formule complexe n’était, jusqu’à ces dernières années, poursuivie que par un seul constructeur, le russe Kamov. Cependant, l’évolution de la technologie des rotors et de nouvelles recherches sur les flux aérodynamiques liés à cette formule, ont conduit le constructeur américain Sikorsky à l’adopter pour une nouvelle génération de machines dont le fleuron est actuellement de S.97 “Raider” développé pour l’US Army. Une reconnaissance posthume pour les travaux de Louis Breguet ?