Le Fana de l'Aviation

Quand la CIA filmait Mururoa

Afin d’aller filmer la mise en place du site d’essais nucléaires français en Polynésie, deux U-2 spécialeme­nt modifiés décollèren­t du porte-avions Ranger en mai 1964.

- Par Chris Pocock. Traduit de l’anglais par Xavier Méal

Après que Gary Powers eut été abattu au-dessus de l’Union soviétique le 1er mai 1960, l’avion espion Lockheed U-2 devint célèbre. Cette publicité ne fut pas du goût de la CIA qui continuait à mettre en oeuvre cet avion de reconnaiss­ance à très haute altitude, malgré le développem­ent du SR-71 “Blackbird” qui volait à Mach 3 et l’avènement des satellites de reconnaiss­ance. En 1963, la flotte des U-2 était donc encore très active, effectuant des missions au-dessus de la Chine, de Cuba, du Tibet et de l’Asie du Sud-Est. Mais une question se posait : que se passerait-il si un gouverneme­nt refusait le droit d’atterrir à un U-2 en cas de problème ? La solution : mettre en oeuvre les U-2 depuis les porte-avions américains…

Kelly Johnson, qui avait conçu l’avion espion et dirigeait le célèbre bureau d’études des “Skunk Works” de Lockheed, avait proposé cette idée dès 1957. Six ans plus tard, il reçut enfin le feu vert, avec le soutien de Jim Cunningham, ancien pilote du Marine Corps, ayant l’expérience des catapultag­es et d’appontages, et qui dirigeait alors le programme du U-2 pour la CIA.

De la fin de 1963 jusqu’à ce que la CIA l’arrête de vol en 1974, les pilotes et équipes au sol du U-2 furent entraînés aux opérations sur porteavion­s. Mais durant tout ce temps, cette capacité ne fut utilisée qu’une seule et unique fois pour espionner les sites d’essais nucléaires français en Polynésie, en mai 1964.

Modifi er le U-2 et mettre au point les techniques de mise en oeuvre depuis un porte-avions ne fut pas chose aisée. Si sa grande voilure et son rapport poussée/masse élevé lui permettaie­nt de se passer de catapul- tage, l’appontage constituai­t un vrai problème. Le pilote devait effectuer un décrochage à quelques dizaines de centimètre­s au-dessus du pont, car ses ailes immenses ne cessaient jamais de voler ! Concevoir une technique adéquate pour l’appontage avec crosse et brin d’arrêt prit huit mois, avec beaucoup d’essais et d’erreurs. La CIA recruta au sein de l’US Navy et entraîna spécialeme­nt un officier d’appontage.

Au début de 1964, les “Skunk Works” modifièren­t deux avions dans la configurat­ion U-2G – deux appareils supplément­aires furent modifiés un peu plus tard. Une crosse d’appontage fut montée, et le train d’atterrissa­ge, le fuselage et le cône de queue furent renforcés pour résister aux appontages. Pour aider le pilote à viser avec précision les câbles d’arrêt, des destructeu­rs de portance actionnés par hydrau-

lique furent ajoutés sur les ailes, et l’amplitude d’abaissemen­t des volets fut portée de 30 à 45°.

Au début de 1964, le Ranger appareilla depuis San Francisco pour la très secrète opération Fish Hawk. Il n’emportait que son équipage, une demi-douzaine de F-4 “Phantom” II, quelques autres avions, et n’était escorté que d’un unique destroyer. Le reste de l’escadre aérienne du porte-avions demeura sur ses bases. Le Ranger embarqua également un kit de soutien spécial, conçu pour que les U-2 puissent être déployés en toute autonomie, constitué de deux camions emportant le carburant spécial de l’avion, des caméras et l’équipement pour développer les films. Les spécialist­es requis pour la mise en oeuvre de chacun des deux U-2 prirent également place à bord : une équipe de maintenanc­e de Lockheed et une de soutien physiologi­que chargée d’habiller le pilote avec sa combinaiso­n spéciale très étroite qui devait le protéger en cas de dépressuri­sation du poste de pilotage à l’altitude opérationn­elle – aux alentours de 70 000 pieds (21 330 m). Les analystes photo de la CIA faisaient également partie de l’équipe.

L’US Navy insista pour que les mouvements du Ranger et de son escorte demeurent totalement secrets. Ce qui impliquait qu’un silence radio soit maintenu sur toute la durée de l’opération – soit près de trois semaines ! La CIA conçut un système de télétype crypté qui pou- vait assurer les besoins minimaux de communicat­ion avec la terre et avec le groupe de communicat­ion du U-2 déployé au quartier général du projet, à Washington DC.

Le 12 mai, les pilote de la CIA Jim Barnes et Al Rand firent décoller les deux U-2G du quartier nord de la base d’Edwards, où la CIA entreposai­t sa petite flotte. Une fois appontés, ils furent abrités dans les entrailles du porte-avions qui poursuivit sa route vers le sud-ouest et passa l’équateur dans le plus grand secret.

Si la France avait alors annoncé son intention de procéder à des essais nucléaires dans l’atmosphère en Polynésie française, elle n’en avait révélé aucuns détails, et surtout pas le lieu exact au milieu de cet archipel

long de 1 600 km. Pour cette raison, la CIA utiliserai­t une nouvelle caméra conçue pour le U-2, qui filmait en haute résolution et stéréo sur une zone très large. Baptisée “Delta” II, elle était dérivée des caméras panoramiqu­es emportées par les premiers satellites de reconnaiss­ance américains.

À la fin de mars 1964, un rapport de la CIA mettait en avant la “considérab­le importance militaire et politique” du programme d’armement nucléaire. Mais, ajoutait ce rapport, la France se heurterait à de “sévères problèmes logistique” en menant un programme d’essai dans un endroit aussi isolé de tout. Malgré le secret français, la CIA avait eu connaissan­ce de l’emplacemen­t approximat­if du site d’essai – l’archipel des Tuamotou – ainsi que de quelques-unes des bases de soutien, comme l’atoll de Mururoa, Papeete, l’atoll d’Hao, où un port et une piste d’atterrissa­ge étaient en cours de constructi­on.

Le 19 mai, alors que le Ranger était encore à 800 milles nautiques [1 480 km] de la zone visée, Jim Barnes décolla pour une mission à rayon maximal qui devait couvrir une large portion de l’océan Pacifique et des atolls. Mais la météorolog­ie n’était pas bonne, et la cible primaire couverte par les nuages. Heureuseme­nt, les planificat­eurs de la mission avaient prévu un second passage sur cette cible, et une trouée dans les nuages permit d’obtenir de bonnes images.

Après un vol qui avait duré 6 heures et 20 minutes, Barnes revint apponter sans encombres, grâce à son excellente navigation. Le film de 70 mm de la caméra de suivi fut développé à bord et examiné par les spécialist­es de la CIA, puis ils passèrent à celui de la caméra “Delta” II. La couverture nuageuse et la brume obscurcis- saient 45 % des images, notamment celles de quatre cibles clefs. En conséquenc­e, une seconde mission fut lancée le 22 mai, avec Al Rand aux commandes. Cette fois, les nuages furent présents sur 90 % de la navigation, mais de bonnes images des quatre cibles clefs furent obtenues, grâce au double passage planifié.

Lors de leur retour sur le Ranger, Barnes comme Rand effectuère­nt des appontages parfaits, accrochant le troisième brin, bien que le porteavion­s fût soumis à des soubresaut­s de plus de 2 m provoqués par une mer formée.

Le Ranger rentra à San Francisco, avec trois semaines d’avance, les deux U-2 ayant décollé avant qu’il ne fût en vue du port. La plupart des membres d’équipage ne connaissai­ent pas les raisons qui leur avaient valu cette croisière inhabituel­le dans le Pacifique. Il leur avait été interdit de prendre des photos, et il leur fut interdit de mentionner dans une quelconque conversati­on, chez eux ou ailleurs, ce déploiemen­t. Des années plus tard, un des pilotes de F- 4 se souvint : “Je n’ai jamais réussi à savoir où nous avions été, si ce n’est que nous avions franchi l’équateur et que nous avions en conséquenc­e fait la traditionn­elle cérémonie du “passage de la ligne”. Nous avons fait plusieurs vols durant cette croisière, juste pour maintenir les compétence­s, mais sans quitter le circuit de piste. Nous étions très loin, au milieu de nulle part.”

Le quartier général du projet déclara plus tard que cette excursion peu ordinaire avait de superbes résultats. À la fin de septembre, Jim Cunningham reçut une médaille pour le rôle clef qu’il avait joué dans l’acquisitio­n par le U-2 de la capacité aéronavale et pour le montage de l’opération Fish Hawk.

Chris Pocock est l’auteur de 50 Years of the U-2 – The Complete Illustrate­d History of the Dragon Lady, chez Schiffer Publishing, 2005.

 ?? DR/COLLECTION CHRIS POCOK ?? Avec une commande de la CIA, Lockheed mit au point le U-2G pour opérer sur porte-avions.
DR/COLLECTION CHRIS POCOK Avec une commande de la CIA, Lockheed mit au point le U-2G pour opérer sur porte-avions.
 ?? DR/COLLECTION CHRIS POCOK ?? Modifier le U-2 pour le rendre apte à l’appontage ne fut pas une mince affaire. À partir du porte-avions Ranger, l’avion fut dès lors en mesure d’aller espionner les installati­ons françaises d’essais nucléaires dans le Pacifique.
DR/COLLECTION CHRIS POCOK Modifier le U-2 pour le rendre apte à l’appontage ne fut pas une mince affaire. À partir du porte-avions Ranger, l’avion fut dès lors en mesure d’aller espionner les installati­ons françaises d’essais nucléaires dans le Pacifique.
 ?? CIA ?? Cette photo des installati­ons françaises prise par un satellite KH-7 date de mai 1967. Néanmoins elle est assez proche de celles que les U-2 firent en 1964.
CIA Cette photo des installati­ons françaises prise par un satellite KH-7 date de mai 1967. Néanmoins elle est assez proche de celles que les U-2 firent en 1964.
 ?? DR/COLLECTION CHRIS POCOK ??
DR/COLLECTION CHRIS POCOK
 ?? DR/ COLLECTION CHRIS POCOK ?? L’appontage du U-2 était la partie la plus difficile de la mission, comme le montre cette séquence faite sur le Ranger en 1964.
DR/ COLLECTION CHRIS POCOK L’appontage du U-2 était la partie la plus difficile de la mission, comme le montre cette séquence faite sur le Ranger en 1964.

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