Le programme Burning Light
De 1966 à 1974, les Américains mirent en place une vaste opération pour surveiller les essais atomiques français dans le Pacifique. Voici ce que l’on peut dire sur cette opération top secret…
Les Américains utilisèrent des moyens aériens pour surveiller les essais atomiques, ceux de leur adversaire soviétique, mais aussi ceux de leurs alliés. Récemment, la déclassification d’archives de la CIA permit d’en savoir plus. Au début des années 1960, le Boeing C-135 se montra particulièrement bien adapté à cette mission. Ses capacités d’avion-cargo permettaient d’embarquer de nombreux équipements de mesure, qui pouvaient être adaptés en fonction des missions à accomplir. L’un des premiers du genre fut le JKC-135A Speed Light- Bravo (matricule 55-3127), qui suivi la gigantesque détonation de la “Tsar Bomba” à Novaya Zemlya le 30 septembre 1961 (57 mégatonnes, environ 3 125 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima). L’US Air Force développa ensuite une petite flotte de variantes de C-135 et de KC-135 (version de ravitaillement en vol) pour surveiller les essais nucléaires atmosphériques.
Avec la signature à Moscou le 5 août 1963 du Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, les États-Unis, l’Union soviétique et la Grande-Bretagne convinrent d’arrêter tous les essais nucléaires atmosphériques, sous-marins et spatiaux. La France refusa de s’y associer et poursuivit ses essais dans le Sahara. En février 1966, ils furent déplacés en Polynésie française, dans l’archipel des Tuamotu, vers l’Atoll de Mururoa. Pour les surveiller, les Américains lancèrent avec des moyens aériens l’opération Burning Light à partir de la base d’Hickam, dans l’archipel d’Hawaii.
Burning Light s’inscrivait dans un effort de collecte de données plus important mené par la Defense Nuclear Agency (DNA, l’Agence nucléaire de défense), l’Atomic Energy Commission (AEC, Commission de l’énergie atomique), l’Air Force Technical Applications Center (AFTAC, Centre d’applications techniques de l’aviation) et d’autres organismes américains. Des navires furent aussi engagés. Entre 1966 et 1974, Hickam accueillit neuf missions Burning Light, chacune coïncidant avec les tests français. Chaque mission s’inscrivait dans une opération plus large, avec un nom de code particulier. Les documents parlent de Hard Look en 1966 et 1967, Busted Jaw en 1968. Il n’y eut pas de mission en 1969. En 1970, ce fut Nice Dog, en 1973 Hula Hoop, et finalement, en 1974, Dice Game. Burning Light prit fin avec l’arrêt des essais atmosphériques français la même année.
Les premiers avions à participer à Burning Light furent trois KC-135A du Strategic Air Command. Entre avril et mai 1963, dans le cadre du programme Grand Safari, qui supervisait les transformations de tous les appareils américains pour les missions d’espionnage, deux appareils du programme Speed Light (Delta 59-1514 et Echo 55-3121) et un KC-135A standard (matricule 59-1465) furent modifiés sous le nom de code “Rivet Stand”. La modification comprenait les équipements “Class A”, comme les composants internes, difficilement accessibles, et ceux dits “Class B” qui pouvaient être aisément enlevés pour le stockage. Ces derniers comprenaient les appareils de détection et d’enregistrement des données fournis par des institutions comme le Denver Research Institute (DRI) et des sociétés comme Edgerton, Germeshausen et Grier (EG & G). Les avions furent également modifiés pour être ravitaillés en vol. Les capteurs primaires mesuraient et enregistraient les impulsions électromagnétiques qui émanaient des détonations nucléaires. Les capteurs secondaires photographiaient la densité et l’opacité du nuage atomique. Lorsqu’ils n’étaient pas utilisés, les équipements de “Class B” étaient stockés sur la base de McClellan, en Californie.
À la suite de leur modification, les avions “Rivet Stand” furent connus en tant que KC-135R, le “R” soulignant ostensiblement la mission de “reconnaissance” (1). Ils furent affectés à Offutt, dans le
(1) À ne pas confondre avec la version remotorisée de ravitaillement KC-135R. Nebraska, au sein du 34th AREFS (Air Refueling Squadron) du 385th SAW (Strategic Aerospace Wing). En 1967, le 34th AREFS transféra les avions au 55t SRW (Strategic Reconnaissance Wing), également à Offutt. Les pilotes et navigateurs venaient du SAC (Strategic Air Command), le personnel de l’AFTAC (Air Force Technical Applications Center), installé au milieu de l’avion, mettait en oeuvre les capteurs et, enfin, les membres de l’AFSS (Air Force Security Service, police militaire) “faisaient avancer l’avion dans la bonne direction au bon moment”, et assuraient la collecte et la transmission des données (Comint).
Les tests tôt le matin
Les KC-135R “Rivet Stand” furent déployés à Hickam à l’été 1966 pour entamer les missions Burning Light. Les opérations suivaient un schéma commun. Normalement, deux KC-135R étaient en alerte. Les tests français avaient généralement lieu tôt le matin à Mururoa, situé à environ 4 815 km d’Hickam. Pour être en place au moins une heure avant la détonation, l’avion Burning Light devait quitter Hawaï vers minuit, voler 6 heures avant de tourner sur un hippodrome 2 à 3 heures, puis retourner à Hickam au terme de 6 heures supplémentaires. Ce déploiement nécessitait un grand nombre de ravitailleurs KC-135A.
Ainsi, en juin 1971, le SAC mit en oeuvre sept KC-135A en plus les deux KC-135R. Les équipages des ravitailleurs effectuaient des missions durant entre 2 et 12 heures de vol selon leur place dans l’opération.
Les missions variaient entre des heures de morne ennui et de grande excitation. Juste avant la détonation, l’équipage baissait les rideaux pour éviter d’être aveuglé, puis les remontait afin de prendre des photos du champignon atomique. Les KC-135R eurent apparemment parfois des “visites”. En 1968, un “Mirage” III aurait intercepté et “escorté” le KC-135R matricule 59-1514. En 1970, un autre KC-135R fut ainsi accompagné. Cependant, la sécurité nucléaire française ne fut pas infaillible. Ainsi, au cours d’un essai en 1968, l’équipage détecta des émissions de télévision. Ils branchèrent un petit téléviseur portable et, à leur grande stupéfaction, assistèrent (en l’enregistrant…) au compte à rebours de la détonation en direct de la salle de contrôle.
Burning Light prit fi n lors de l’année 1967 le 2 juillet, après le tir “Arcturus”. La flotte des KC-135R connut ensuite plusieurs changements. Le matricule 55-3121 passa de nouveau par le programme Big Safari et fut modifié pour le compte de la CIA. De juin à septembre 1968, il fut temporairement reconfiguré pour surveiller avec le matricule 59-1514 quelque 15 essais français dans le cadre du programme Busted Jaw.
Le KC-135R matricule 59-1465 s’écrasa lors d’un décollage à Offutt le 17 juillet 1967, laissant le 59-1514 comme seul avion au standard “Rivet Stand”.
Il n’y eut pas de tirs en 1969, ce qui permit au SAC de soulager la pression sur sa flotte Burning Light.
De juin 1969 à décembre 1970, dans le cadre de Big Safari, le KC-135A matricule 58- 0126 devint le KC-135R “Rivet Quick” en utilisant les équipements récupérés sur le 59-1465. Dans le même temps, le 59-1514 fut mis au même standard “Rivet Quick”. Ces deux avions couvrirent un total de 13 essais atmosphériques durant l’été 1970.
La tragédie du matricule 61-0331
Pour observer les essais en 1971 (opération Nice Dog), l’AFSC (l’Air Force Systems Command) déploya le C-135B matricule 61- 0331 sous le nom de code “avion du programme III”. Il avait précédemment servi dans le programme TRIA (Telemetry/ Range Instrumented
Aircraft) au suivi d’engins spatiaux et de missiles. Ling-Temco-Vought (LTV) le modifia en retirant le grand radôme de nez “TRIA” puis en installant un carénage dorsal qui abritait une antenne radar, avec 11 fenêtres d’observation le long du côté droit de l’avion. LTV remit l’avion modifié au 4950th TW (Test Wing) le 21 mai 1971. Il vola de Greenville, au Texas, où il avait été modifié, à McClellan, avant de rejoindre Hickam le 3 juin. Il réalisa sa première mission opérationnelle le 12 juin, en surveillant l’explosion “Encelade” d’une ogive thermonucléaire MR41 de 440 kilotonnes destinée au missile balistique lancé par sous-marin Le Redoutable. L’équipage se posa ensuite à Pago Pago, aux Samoa américaines. L’avion décolla le lendemain pour Hickam mais il disparut en route après environ 5 heures de vol. Aucun des 12 militaires et 12 civils à bord ne survécut. Apparemment le radôme s’était détaché et avait heurté la cellule. L’avion ne comptait que 38 heures et 12 minutes de vol en trois sorties depuis sa transformation.
Après cette perte tragique, l’AFSC ne participa plus à Burning Light, ce jusqu’en 1973, les deux KC-135R du SAC surveillant les tirs de 1972. En 1973, deux NC-135A, l’un de la DNA et l’autre de l’AEC, furent déployés à Hickam et effectuèrent des sorties opérationnelles du 21 juillet au 28 août en collaboration avec les KC-135R du SAC pour évaluer les six tests français. Les deux NC-135A étaient ravitaillés par quatre KC-135A. Quand la “saison” 1973 prit fin le 16 septembre, les NC-135A retournèrent sur la base de Kirtland, au Nouveau-Brunswick. Ce fut la dernière participation des KC-135R à Burning Light. Le matricule 58-0126 changea de fonction et passa à la collecte de données électroniques (programme “Rivet Dandy”). Parallèlement, le KC-135R matricule 59-1514 retrouva sa fonction primitive de ravitailleur en version KC-135A “Christine” (parfois appelé RT-135A), c’est-à-dire qu’il pouvait ravitailler et être ravitaillé en vol.
En 1974, le NC-135A 60- 0369 déployé à Hickam fut le seul contributeur à Burning Light. Au cours de chaque sortie, le NC-135A décollait avec trois citernes KC-135A. Environ 20 minutes plus tard, le KC-135A 59-1514 “Christine” partait avec deux autres KC-135A. Dans une procédure similaire à ce que la Royal Air Force utiliserait pendant la guerre des Malouines lors du raid Black Buck en 1982 sur Port Stanley, les matricules 60- 0369 et 59-1514 étaient ravitaillés à plusieurs reprises en route vers Mururoa. “Christine” ravitaillait le NC-135A juste avant qu’il entre en patrouille dans la zone de collecte. Le NC-135A effectuait des missions de plus de 16 heures, les KC-135A volaient entre 2 à 14 heures. L’interdiction de décoller avec l’injection d’eau dans les réacteurs, sources de nuisance pour les riverains, avait encore compliqué un peu plus l’organisation des missions.
Le 16 juillet 1974, l’AEC et l’ADN mirent fin au programme Burning Light. Le NC-135A retourna sur la base de Kirtland peu de temps après, laissant six derniers tirs sans surveillance, y compris l’ultime essai atmosphérique français “Verseau”, le 14 septembre.
Signalons qu’en plus des avions du SAC et de l’AFSC affectés à Burning Light, l’Air-Weather Service employa des WC-135B pour recueillir des échantillons atmosphériques après chaque test français, permettant aux scientifiques de l’AFTAC d’évaluer la sophistication de chaque arme. Certains des WC-135B partaient d’Hickam, mais la plupart des missions furent lancées depuis d’autres bases, Yokota au Japon, Clark aux Philippines et même du Chili. Aucune information n’a à ce jour été dévoilée sur ces missions.
L’amélioration des capacités et la réduction de la taille des nombreux capteurs différents installés sur les KC-135R et les NC-135A permirent leur installation à bord de U-2 pour observer les essais nucléaires de la République populaire de Chine. Les avions de détection furent déployés lorsqu’un satellite détecta le 22 septembre 1979 ce qui s’apparentait à une explosion d’une bombe atomique et qui fut soupçonné d’être un test essai conjoint sud-africain-israélien, information jamais confirmée.
Burning Light permit aux Américains d’avoir confiance dans leur capacité à évaluer les essais nucléaires dans le monde.