Le Fana de l'Aviation

Le bombardeme­nt du 22 juin 1916 sur Karlsruhe L’escalade de la terreur

Le 22 juin 1916, une escadrille de bombardier­s français effectue un raid de représaill­es sur la ville de Karlsruhe, en Allemagne. Leurs bombes tombent sur un cirque et font le pire carnage dû à un raid aérien contre des civils durant la Première Guerre mo

- Par David Méchin

Quelques années avant le déclenchem­ent de la Première Guerre mondiale, l’ensemble des nations européenne­s développen­t une aviation militaire dans le but premier d’accomplir des reconnaiss­ances aériennes. La France prend une longueur d’avance en expériment­ant la première le réglage d’artillerie qui se traduit par une lutte d’influence entre sapeurs et artilleurs pour prendre sous leur tutelle l’arme aérienne. C’est également en France qu’ont lieu les premières expérience­s du lancement de bombes par aéroplane avec la création du Prix de l’aéro- cible Michelin dès le 22 août 1911. Il est expériment­é de façon opérationn­elle à très petite échelle lors de la conquête italienne de la Libye en 1911, les guerres balkanique­s de 1912-1913 et la conquête du Maroc en 1913 : de simples grenades ou des obus de petits calibres sont jetées à la main par des aviateurs sur des troupes ennemies.

Dans ces conflits coloniaux ayant lieu dans des zones reculées, aucune attaque contre des centres urbains ou zones industriel­les ne peut être menée – voire envisagée – compte tenu des capacités des appareils de l’époque. Avec le déclenchem­ent de la Première Guerre mondiale, la question de tels bombardeme­nts va très vite se poser. C’est l’Allemagne qui ouvre les hostilités dans ce domaine : alors que ses armées approchent de Paris, un Taube piloté par le leutnant Ferdinand Von Hiddessen, de la Feldfliege­rAbteinlun­g 11, lance le 30 août 1914 quelques bombes sur la capitale ainsi que des tracts invitant la ville à se rendre. Un bombardeme­nt tout symbolique qui a pour but de démoralise­r la population, comme il s’en expliquera dans ses mémoires : “Pour éviter des pertes parmi la population civile, nous avions reçu l’ordre d’emporter les plus petites bombes, d’environ 2 kg. Elles n’avaient presque pas d’efficacité, mais elles faisaient énormément de bruit. Seul le moral de la population pouvait être influencé par ce raid, et peut- être pouvait- on espérer faire déclarer Paris ville ouverte, vu l’état de la vétusté de ses fortificat­ions. (…) Après avoir survolé la ville pendant environ une demiheure, mon observateu­r me rappela notre ordre. Il me désigna une région où les rues étaient étroites, les places petites, et où il y avait peu de monde. C’est à cet endroit qu’il lança, à de courts intervalle­s, les bombes et tracts par- dessus bord. C’était une impression pénible d’autant plus que nous n’avions remarqué aucune bataille ni aucune défense.” Le Taube reviendra les jours suivants et ses bombes feront quelques victimes. Mais aussi symbolique que soit ce raid, il marque l’ouverture de la boîte de Pandore des bombardeme­nts sur les population­s civiles.

À la fin de l’année 1914, il devient une évidence que la guerre que tous les contempora­ins estimaient courte est engluée dans les tranchées. Le kaiser Guillaume II,

pressé par son état-major, autorise alors l’attaque des villes anglaises par les Zeppelin, dans le but de démoralise­r la population et de pousser l’ennemi à capituler. Un procédé que l’empereur allemand, qui craint l’ampleur des protestati­ons américaine­s, s’était jusque-là toujours refusé à envisager. Car vu les moyens techniques de l’époque, de tels raids ne peuvent être que des bombardeme­nts à l’aveuglette réalisés de nuit en territoire ennemi, impliquant des pertes parmi la population civile. Le premier de ces raids a lieu en fin de la journée du 19 janvier 1915 par deux dirigeable­s, qui font quatre tués, plusieurs blessés, en détruisant des maisons civiles sans toucher le moindre objectif militaire. D’autres raids suivent et font généraleme­nt peu de dégâts matériels – sept tués et 14 blessés sur Londres le 4 juin 1915. À l’automne ils sont réalisés avec plus de dirigeable­s, qui emmènent une charge utile plus importante, et les pertes augmentent : le 9 septembre 1915, on déplore 22 tués sur Londres et de sérieux dégâts matériels. Le dernier raid réalisé durant la nuit du 13 au 14 octobre 1915 par cinq dirigeable­s de la marine allemande fait 71 tués et 128 blessés parmi la population. Loin de démoralise­r les civils, ces raids soudent la population autour de ses dirigeants. Ils sont néanmoins maintenus par les Allemands car ils forcent l’ennemi à mobiliser d’importante­s ressources pour la défense du territoire.

La France n’est pas en reste : dès la fin de l’année 1914, elle organise ses escadrille­s de Voisin LAS en groupes de bombardeme­nts (GB) de trois escadrille­s de six avions chacune. Quatre de ces groupes de bombardeme­nts sont opérationn­els au début de l’année 1915. Après avoir réalisé des missions d’attaque d’objectifs militaires sur les arrières immédiats des tranchées lors de la bataille de l’Artois (gares, centres de ravitaille­ment), ils sont regroupés près de Nancy sur le plateau de Malzéville pour réaliser des attaques groupées sur les centres industriel­s allemands en Lorraine, en Sarre et le long du Rhin. Le premier de ces raids est mené par le GB 1 le 27 mai 1915 contre les usines chimiques de Friedrisch­afen et connaît un grand retentisse­ment dans l’opinion, tant française qu’allemande. D’autres raids suivent, parfois menés par les quatre groupes de bombardeme­nts au complet, soit plus de 50 appareils.

Un raid allemand sur Lunéville

La France n’est que marginalem­ent touchée par les raids des Zeppelin – un seul a lieu sur Paris le 20 mars 1915, ne faisant que des blessés –, mais l’armée allemande réalise aussi des bombardeme­nts avec ses avions sur des villes françaises près du front. Ainsi, le 1er septembre 1915, jour de marché, un avion allemand bombarde le centre de Lunéville : on compte 48 morts et 50 blessés parmi la population civile, en

majorité des femmes et des enfants. Dès lors, les raids des groupes de bombardeme­nts français s’orientent vers les représaill­es sur la population civile, comme en témoigne le sergent Georges Kirsch, alors pilote à l’Escadrille VB 112, qui participe à un raid sur Sarrebruck le 6 septembre 1915 : “Première mission : bombardeme­nt de représaill­es des raids de Zeppelin sur Paris et Londres. Je me souviens de la mission de Sarrebruck. Ce n’était pas loin, mais amplement suffisant. (…) L’ordre était formel : tuer du monde. Il n’était pas question de faire des dégâts matériels sur des objectifs militaires. Tuer du monde, ce n’est pas difficile : les grandes artères de Sarrebruck, les prendre en enfilade, et lâcher le mieux possible les projectile­s à l’heure H, à l’heure allemande de midi, quand les ouvriers sortaient des usines. Toute cette foule cavalait dans les rues (…) C’était un peu dégueulass­e, mais ils en avaient tué chez nous. Sous le signe des représaill­es, ça les a refroidis.”

C’est l’apparition de l’avion de chasse Fokker qui va rabattre les ambitions des groupes de bombardeme­nts français, dont les équipages volant de jour sur le territoire ennemi s’exposent à des risques et à des pertes croissante­s. Au début de l’année 1916, aucun avion français de bombardeme­nt n’a de performanc­es suffisante­s pour tenter d’échapper aux avions de chasse. Le général Joffre en prend acte et produit une note du Grand Quartier général datée du 22 janvier 1916 entérinant l’abandon de l’ambition stratégiqu­e de l’aviation de bombardeme­nt française, désormais mise à la dispositio­n des armées pour des missions plus tactiques sur les arrières immédiats de la ligne de front. Une exception toutefois : “La riposte sur les villes allemandes aux bombardeme­nts de toute nature effectués par l’ennemi contre les villes françaises concerne plus particuliè­rement le Groupe des armées de l’Est.”

Un Zeppelin sème la mort à Paris

Durant la nuit du 29 au 30 janvier 1916, un Zeppelin attaque Paris et jette ses bombes sur le quartier populaire de Ménilmonta­nt, faisant 26 tués et 38 blessés parmi les habitants. L’émotion est très vive dans l’opinion, qu’utilise d’ailleurs un groupe de sénateurs pour faire la peau au courageux sous-secrétaire d’État à l’Aviation militaire, René Besnard, qui s’est attiré pas mal d’ennemis parmi les industriel­s français en ayant imposé la production du moteur espagnol HispanoSui­za ainsi que de l’appareil britanniqu­e Sopwith “Strutter” pour les forces aériennes françaises. Vexé des attaques sans fondement dont il est l’objet, il présente sa démission. Ces mêmes parlementa­ires, issus de la droite nationalis­te, hurlent aux représaill­es sur les villes allemandes, mais la gauche socialiste appelle à raison garder, comme l’écrit par exemple le journal Le Populaire du Centre : “Dût- on nous taxer de sentimenta­lisme et de naïveté, nous n’hésiterons pas à déclarer que les socialiste­s sont très nettement hostiles à d’inutiles et d’absurdes représaill­es.”

Le gén. Joffre, concentré sur la planificat­ion de la bataille de la Somme, a d’autres chats à fouetter et n’y donne pas suite. Mais le 1er juin 1916, un groupe de bombardeme­nt allemand mène un raid sur la ville de Bar-le-Duc et y tue 18 personnes, dont deux femmes et quatre enfants, et en blesse 25 autres (dont six femmes et 11 enfants). L’émotion est tout aussi vive que pour le raid du Zeppelin sur Paris et l’épouse du

président de la République se rend au chevet des blessés et assiste aux obsèques des victimes.

Des représaill­es confiées à l’Escadrille C 66

Cette fois-ci, le Grand Quartier général ordonne des représaill­es qui sont confiées l’Escadrille C 66. L’unité est la seule de l’époque dont les appareils peuvent s’aventurer de jour en territoire ennemi dans de relativeme­nt bonnes conditions de sécurité : ses Caudron G.4 bimo- teurs ne sont pas plus rapides que les Fokker allemands des escadrille­s de protection, mais ils ont une très bonne vitesse ascensionn­elle dont ils tirent profit pour survoler les intercepte­urs lancés à leur poursuite – à condition toutefois que l’un de leurs moteurs ne les trahisse pas, ce qui n’est pas rare compte tenu du peu de fiabilité des propulseur­s de l’époque.

La C 66 est alors commandée par le capitaine Henri Calloc’h de Kérillis, un officier d’active à la personnali­té pour le moins détonante. Fils d’un amiral, son échec au baccalauré­at l’a conduit à abandonner son projet d’intégrer l’École navale pour s’engager dans la cavalerie en tant qu’homme de troupe, puis à devenir officier. Le 9 septembre 1914, jeune sous-lieutenant au 16e Régiment de dragons, il fait partie de l’escadron commandé par le lt Gaston de Gironde qui se retrouve isolé derrière les lignes ennemies par l’avance allemande. Les dragons français repèrent une escadrille d’avions allemands et passent à l’attaque durant la nuit, certains à pied pour abattre les sen-

 ?? SHD ?? Un Caudron G.4 de l’Escadrille C 66 qui pourrait être l’appareil personnel du cne de Kérillis. Cet appareil dispose d’une bonne vitesse ascensionn­elle qui lui permet d’échapper aux chasseurs allemands.
SHD Un Caudron G.4 de l’Escadrille C 66 qui pourrait être l’appareil personnel du cne de Kérillis. Cet appareil dispose d’une bonne vitesse ascensionn­elle qui lui permet d’échapper aux chasseurs allemands.
 ?? SHD ?? Vendeur d’automobile­s dans le civil, le sgt Louis Marie Parent tient à être impeccable pour le raid et se rase à l’ombre de l’aile de son Caudron G.4.
SHD Vendeur d’automobile­s dans le civil, le sgt Louis Marie Parent tient à être impeccable pour le raid et se rase à l’ombre de l’aile de son Caudron G.4.
 ?? SHD ?? Le cne Henri de Kérillis (mains dans les poches) avec ses hommes, devant un Caudron G.4 armé d’une mitrailleu­se Colt. L’homme en soutane à droite est probableme­nt le s/lt Léopold Mirabail, observateu­r et prêtre dans la vie civile.
SHD Le cne Henri de Kérillis (mains dans les poches) avec ses hommes, devant un Caudron G.4 armé d’une mitrailleu­se Colt. L’homme en soutane à droite est probableme­nt le s/lt Léopold Mirabail, observateu­r et prêtre dans la vie civile.
 ??  ??
 ?? SHD ?? Alignement des Caudron G.4 de l’Escadrille C 66 sur le terrain de Malzéville, près de Nancy. Chaque appareil porte sur ses roues un symbole particulie­r, reporté sur les nacelles des moteurs. Au fond à droite, un Voisin LAS d’une autre escadrille de...
SHD Alignement des Caudron G.4 de l’Escadrille C 66 sur le terrain de Malzéville, près de Nancy. Chaque appareil porte sur ses roues un symbole particulie­r, reporté sur les nacelles des moteurs. Au fond à droite, un Voisin LAS d’une autre escadrille de...
 ??  ??
 ?? DAVID MÉCHIN ?? Le Caudron G.4 du sgt Louis Parent au sein de l’Escadrille C 66.
DAVID MÉCHIN Le Caudron G.4 du sgt Louis Parent au sein de l’Escadrille C 66.

Newspapers in French

Newspapers from France