La Division aérienne au combat
Il y a un siècle exactement, la France engageait au combat la plus formidable armada aérienne qu’elle ait eu à sa disposition depuis la création de l’aviation militaire.
En 1918, les Français innovent avec la mise en place d’une redoutable force de frappe aérienne.
L’histoire de l’armada aérienne débute avec celle de son créateur, le général Maurice Duval. Né d’un père médecin militaire et d’une mère issue de la bourgeoisie, il est un pur produit de la caste militaire et obtient après son baccalauréat le concours d’entrée à SaintCyr à 19 ans en 1888. Le jeune officier va se montrer particulièrement brillant et d’une grande curiosité intellectuelle en effectuant notamment un stage de deux années dans l’armée japonaise de 1907 à 1909, qui lui vaut des félicitations ministérielles qu’il avait d’ailleurs déjà obtenues pour ses travaux à l’École supérieure de la guerre.
En 1914, il est chef de bataillon et rapidement promu lieutenantcolonel en étant nommé sous-chef d’état-major d’une des deux armées françaises participant à la bataille de Champagne en septembre 1915, où il est blessé, n’hésitant pas à se porter en première ligne pour observer ses troupes. La citation à l’Ordre de l’armée qu’il reçoit le 20 septembre 1915 en témoigne : “Constamment en reconnaissance sur le front dans les tranchées les plus avancées, [il] rend des services particulièrement brillants par une véritable intelligence des situations, une activité inlassable, un entrain communicatif et un remarquable esprit d’initiative.”
Après une convalescence, il poursuit sa carrière dans les états-majors et, en 1917, se retrouve, avec le grade de colonel, comme chef d’état-major du Groupe d’armées Centre, adjoint direct du gén. Fayolle. Le limogeage du gén. Nivelle, le chef du Grand Quartier général qui a organisé la désastreuse offensive du Chemin
des Dames, va bouleverser sa carrière. Car le commandant du Peuty, le directeur du service aéronautique au sein du GQG, va partager la disgrâce de Nivelle et être renvoyé dans l’infanterie. Le gén. Pétain, nouveau chef du GQG, a remarqué les qualités de Maurice Duval et le nomme à ce poste le 3 août 1917.
Officiellement, le directeur du service de l’aviation au GQG est chargé de l’emploi militaire des moyens aériens mis à disposition des forces armées par le gouvernement civil. Le responsable de la production aéronautique est le sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique militaire et maritime, qui se trouve être le député Jacques-Louis Dumesnil, nommé à ce poste dans le gouvernement Painlevé le 12 septembre 1917 et maintenu dans ses fonctions par Georges Clemenceau après son arrivée au pouvoir le 16 novembre suivant. Dans les faits, il va en être différemment grâce à la personnalité de Duval qui, bien que n’étant pas aviateur, ne va pas mettre longtemps à comprendre l’enjeu de la situation.
Dès la fin du mois d’août 1917, la Russie est plongée en plein chaos suite à l’échec de l’offensive lancée par le gouvernement Kerenski le mois précédent. Les observateurs avisés comprennent que le pays ne va pas tarder à quitter le combat – ce qui sera officiel le 7 novembre 1917 après la prise du pouvoir par les bolcheviques – et que l’Allemagne va par conséquent disposer d’importantes réserves de troupes à réaffecter sur le front occidental. L’hiver étant peu propice à une offensive, c’est sans nul doute au printemps 1918 que l’Allemagne, qui disposera d’une certaine supériorité numérique, va passer à l’attaque. À la fin de l’automne 1917, que ce soit dans les cercles gouvernementaux ou dans l’opinion publique, tout le monde s’attend à un violent choc et le gén. Pétain organise ses troupes pour le contenir, d’abord en exigeant que les Anglais étendent le front dont ils ont la charge, ensuite en retirant une armée – la 3e – de la première ligne qu’il place en attente dans une réserve générale. Enfin, il va ordonner l’organisation des lignes françaises en défense en profondeur : en cas d’attaque, ne laisser qu’un minimum de troupes pour ralentir la progression ennemie et arrêter celle-ci à partir d’une seconde ligne où s’est replié le gros des troupes qui peut livrer combat hors de portée de l’artillerie ennemie.
La réorganisation de la production aérienne
La tâche de Duval sera de préparer l’aviation française à cette future bataille. Il trouve que celleci dispose de plusieurs atouts à l’été 1917. La production française est la première du monde, en avions et surtout en moteurs, ce qui donne à la seule aviation française une légère supériorité numérique sur l’aviation allemande. On trouve également en unités des appareils qui sont les meilleurs du conflit : le Spad XIII au moteur Hispano-Suiza 8B de 200 ch, le chasseur le plus rapide du conflit,
et le bombardier Breguet 14 au moteur Renault 12 F de 300 ch qui peut échapper à la chasse ennemie grâce à son plafond.
Malheureusement, ces appareils ne sont pas les seuls et de nombreux autres modèles moins réussis ou carrément obsolètes les côtoient en première ligne : on compte sept types différents pour l’observation, sept pour le bombardement, ainsi que pour la chasse le Nieuport 24 nettement dépassé par rapport au Spad. Plusieurs de ces appareils ont été imposés contre l’avis des pilotes par le Service technique de l’Aéronautique (STAé) du colonel Dorand, dont les spécifications techniques ordonnées aux constructeurs n’ont pas forcément été des plus logiques. Une des premières tâches de Duval va consister à réformer les attributions du STAé et à se débarrasser du col. Dorand, remplacé par Albert Caquot le 12 janvier 1918.
Tous nos efforts doivent tendre à réaliser une aviation puissante et parfaite (…)
L’autre exploit de Duval va consister à se débarrasser des appareils qu’il juge inaptes au front. La note secrète datée du 28 novembre 1917 adressée au sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique militaire et maritime, signée par le gén. Pétain et rédigée par Charles Duval, en donne le ton : “Tous nos efforts doivent tendre à réaliser une aviation puissante et parfaite au printemps prochain. Nous nous trouvons, à l’heure actuelle, au dernier moment où des mesures efficaces puissent être prises pour y parvenir. Ce moment passé, il sera trop tard. J’ai estimé, dans ces conditions, qu’il était important de procéder à une révision d’ensemble de notre situation. Cette révision montre qu’il est indispensable de faire d’urgence un effort très considérable si nous voulons aboutir. J’ai l’honneur de vous le soumettre.”
Dans sa note, Duval demande l’accélération de la production des meilleurs modèles, à savoir le Spad XIII pour la chasse, le Breguet 14B2 pour le bombardement, le Caudron R.XI pour l’escorte, ainsi que le Breguet 14 A2 et Salmson 2A2 pour l’observation. La tâche n’est pas des plus aisées, car des constructeurs disposent de puissants relais parlementaires à la Chambre des députés et au Sénat, auxquels le sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique militaire n’est pas insensible. Mais le fait que Pétain mette tout son poids politique dans cette note lui permet d’être entendu, aidé en cela par le fait que le gén. Henri Mordacq, le chef du cabinet militaire du président du Conseil Georges Clemenceau et de facto ministre de la Guerre, soit un camarade de St-Cyr de Duval. Durant les quatre mois de décembre 1917 à mars 1918, les chasseurs Nieuport disparaissent effectivement des unités de première ligne et la production de Breguet 14B2 fait un bon significatif permettant le rééquipement de toutes les escadrilles de bombardement. Mais si le rééquipement des escadrilles en matériel de premier choix est une chose, encore faut-il qu’elles soient utilisées judicieusement au combat.
La concentration des moyens aériens
C’est là qu’intervient le dernier aspect de l’oeuvre de Duval : la réorganisation tactique des unités aériennes. Durant la bataille de Verdun, le gén. Pétain avait pu expérimenter avec succès la concentration des unités de chasse qui avaient permis à la France de rapidement reprendre la supériorité aérienne et compenser l’infériorité de l’artillerie française en perturbant le réglage d’artillerie de l’adversaire. L’expérience s’était
répétée sur la Somme avec la constitution du Groupe de Cachy durant l’été 1916, puis à la fin de l’année avec la création de quatre groupes de combat (GC 11, 12, 13 et 14) en octobre 1916 rassemblant chacun quatre escadrilles de chasse travaillant ensemble et partageant les mêmes terrains. Duval pousse cette logique de concentration des moyens en ordonnant la création de six nouveaux groupes de combat (GC 15 à GC 20) et lier six des dix groupes ensemble dans un échelon supérieur, les escadres de combat : les GC 15, 18 et 19 vont constituer la 1re Escadre, tandis que les GC 11, 13 et 17 vont en constituer une seconde.
Ces deux escadres de combat sont chacune associées avec une escadre de bombardement : pour Duval et Pétain, le bombardier est un canon à longue portée qui prolonge l’action de l’artillerie sur le champ de bataille en attaquant les dépôts militaires ennemis et ses voies de ravitaillement. La réforme menée par Duval en ce sens est assez radicale. Toutes les escadrilles de bombardement de jour sont rééquipées en Breguet 14B2 et amalgamées dans l’Escadre de bombardement n° 12 du cdt Vuillemin (regroupant les groupes de bombardement 5, 6 et 9 à trois escadrilles chacun) ou l’Escadre de bombardement n° 13 du cdt Prez de la Morlais (regroupant les GB 3 et 4 également à trois escadrilles chacun). Les unités de bombardement de nuit, équipées de Voisin X, se retrouvent de leur côté amalgamées dans l’EB 11 (ou groupement Chabert) regroupant les GB 1, 7 et 8, et qui est destiné à prolonger l’action des groupes de bombardement diurnes sur le champ de bataille.
fait est que plus aucune des unités de bombardement françaises ne va désormais être utilisée pour le bombardement dit stratégique en prenant pour cible des villes allemandes le long de la vallée du Rhin. Duval va tenir bon sur ce point malgré de forts vents contraires : quand ont lieu les premiers bombardements allemands contre la ville de Paris en 1918, nombre de parlementaires français vont hurler à l’organisation de représailles, dont le député Pierre-Étienne Flandin qui a milité toute la guerre durant pour le bombardement des villes allemandes. À ce titre, les Breguet 14B1 de bombardement monoplace destinés aux raids à longue distance, dont une trentaine d’exemplaires ont été construits à partir de décembre 1917, vont rester stockés et ne seront jamais livrés en escadrille. D’autre part, Duval résiste également aux pressions britanniques tendant vers le bombardement stratégique : parallèlement à la Royal Air Force créée le 1er avril 1918, se monte une “Independant Air Force” le 13 mai, basée en Lorraine et chargée de s’attaquer aux industries allemandes, en représailles des bombardements de Zeppelin sur l’Angleterre. Sa première action d’éclat est un bombardement sur Cologne le 18 mai 1918, obtenu au prix de lourdes pertes. Lors de la deuxième réunion du comité interallié de l’aviation le 31 mai 1918, Duval va très sèchement refuser toute aide à cette entreprise stratégique en déclarant à ses homologues britanniques que “le but capital est de gagner la bataille ; si nous sommes vaincus sur terre le
bombardement de Cologne est sans intérêt. Le nombre des aérodromes est limité, c’est pourquoi il faut attacher à l’aviation de campagne une plus grande importance qu’à l’aviation destinée aux bombardements des zones lointaines”. Il va même bien plus loin en obtenant que les unités de l’IAF soient affectées sur des objectifs tactiques à la fin de l’année 1918…
Le premier choc : l’offensive “Michaël”
l’arrivée du printemps, le col. Duval dispose d’un Groupement d’aviation réservée (GAR) placé sous les ordres du Groupement des armées du Nord et dirigé par le cdt le Révérend. Il représente la moitié de l’effectif de la chasse française et la totalité de l’aviation de bombardement de jour, organisé en deux groupements portant le nom de leurs chefs respectifs : le Groupement Ménard, rassemblant l’Escadre de combat n° 1 et l’Escadre de bombardement n° 12, ainsi que le Groupement Féquant, rassemblant l’Escadre de combat n° 2 et l’Escadre de bombardement n° 13. À ces deux groupements s’ajoute sous les ordres du cdt le Réverend un groupe de bombardement de nuit, le GB 8, équipé de trois escadrilles de Voisin-Renault. Ces unités stationnent toutes en Champagne où le Grand Quartier général s’attend à l’attaque allemande.
Celle- ci a finalement lieu dans la Somme, à la jonction des armées françaises et britanniques. Le chef de l’armée britannique, le très contesté gén. Haig, espère encore réussir une grande offensive dans les Flandres malgré la boucherie qu’il a organisée sur ce secteur à l’automne 1917 en n’y gagnant que quelques arpents de boue. C’est à son corps défendant, sur ordre de son pouvoir politique, qu’il a dû étendre le front britannique en affectant au sud de son secteur sa 5e Armée, prenant la place d’une armée française envoyée en réserve. Reconnaissons que celleci ne lui a pas facilité la tâche et que les troupes locales du Génie, sachant le secteur confié aux Britanniques, ne se sont pas foulées pour creuser
une solide seconde ligne. Le chef de l’état-major allemand, le gén. Erich Ludendorff, est parfaitement au courant de cette faiblesse et attaque en ce lieu précis le 21 mars 1918 à l’aide de troupes d’élite.
Si la 3e Armée britannique souffre durement et recule entre Arras et Péronne, la 5e Armée, située au sud de la précédente, est tout simplement pulvérisée en quelques jours. Faute de seconde ligne pour se rétablir, la défaite se transforme en déroute, aggravée par le fait que le gén. Haig, qui garde en tête ses plans d’attaque dans les Flandres, y mégote l’envoi de renforts. L’Allemagne a réalisé une concentration sans précédent de ses unités aériennes : 950 appareils, dont 420 chasseurs comprenant les unités d’élite de la Jagdgeschwader (JG) I dirigée par Von Richthofen, fondent sur les 3e et 5e armées britanniques qui disposent de 32 Squadrons représentant théoriquement 768 appareils dont 384 chasseurs. Le Royal Flying Corps subit de lourdes pertes tant en hommes qu’en matériel étant donné que 18 escadrons doivent évacuer précipitamment leur terrain face à l’avance ennemie.
Ce sont les troupes françaises qui comblent précipitamment la brèche laissée par la 5e Armée britannique. La 3e Armée française tenue en réserve est immédiatement engagée, suivie de la 1re Armée ramenée de Lorraine. Mais avant que les soldats ne puissent être transportés sur le front, c’est l’aviation qui va être sollicitée pour retarder la progression des troupes allemandes sur la Somme. Les deux unités du GAR sont les premières à l’oeuvre : dès le début de la bataille, les unités du Groupement Féquant, à partir de leurs terrains au sud de Soissons, sont déjà à portée de la zone des combats et vont s’en rapprocher en migrant autour de Beauvais à compter du 30 mars. Quant à celles du Groupement Ménard, situées au sud d’Épernay en Champagne, toutes migrent au Plessis-Belleville le 28 mars pour les dernières d’entre elles. D’autres unités aériennes suivent plus tard avec la montée en ligne des 3e et 1re armées françaises : il y aura au total 1 375 appareils à cocarde engagés sur la zone des combats, dont 660 appartenant au GAR qui ont été les premiers sur place.
Concernant la chasse, il y a 585 Spad VII et XIII, dont 360 appartenant au GAR, qui établissent en quelques jours la supériorité aérienne sur les Albatros D.V et Fokker Dr.I allemands, dépassés aussi bien sur le plan qualitatif que quantitatif. Ils ouvrent la voie aux quelque 225 Breguet 14 qui attaquent les convois de troupes allemandes sur un champ de bataille où les tranchées ont disparu du fait de l’enfoncement des lignes alliées ; les chasseurs se joignent d’ailleurs aux bombardiers pour réaliser des mitraillages de troupes. Les témoignages de pilotes abondent pour décrire l’intensité des missions d’attaque sur les troupes ennemies et les masses d’avions y participant. Le journal de marche de l’Escadre de combat n° 1 (Groupement Ménard), un des rares documents des unités de la Première Guerre mondiale ayant survécu, s’en fait l’écho : décrivant d’intenses combats les 30 et 31 mars, quand les soldats allemands prennent la ville de Montdidier, il constate le 1er avril 1918 que “dans l’ensemble l’aviation ennemie a semblé dominée par la nôtre. Les patrouilles bien groupées de triplans et d’Albatros ne s’engagent qu’avec prudence.”
On a fait une bonne visée et lâché 24 bombes Michelin. Une pagaille terrible (…)
Quand les combats se terminent le 5 avril 1918, l’aviation française a depuis le 21 avril 1918 perdu 38 pilotes (tués, capturés ou disparus) sur le secteur de la Somme, contre 77 pilotes pour l’aviation allemande et 109 pour l’aviation britannique.
La seconde bataille de la Marne (27 mai-12 juin)
Durement touchée, l’aviation britannique, devenue la Royal Air Force le 1er avril 1918, n’a guère le temps de souffler puisque le gén. Ludendorff organise une nouvelle offensive sur les Flandres, dite “Georgette”, du 9 au 21 avril, puis marque une pause durant le mois de mai.
Le col. Duval, qui reçoit ses étoiles de général de brigade le 19 avril 1918, met à profit ce répit pour réorganiser son aviation réservée en faisant ratifier le 14 mai 1918 par le gén. Pétain, chef du Grand Quartier général, un ordre de création de la Division aérienne. Cette unité dont Duval va prendre le commandement va transformer le GAR existant en rattachant aux groupements Ménard et Féquant toute l’aviation de bombardement de nuit de l’armée française : le Groupement Chabert rassemblant les trois groupes de bombardement – GB 1, 7 et 8 à trois escadrilles de 15 appareils chacun, soit 135 avions –, ainsi que le Groupement Villomé rassemblant celles volant sur le bombardier trimoteur Caproni – 20 appareils français des escadrilles CEP 115 et 130 plus 12 appareils de trois escadrilles italiennes. Une escadrille d’escorte sur Caudron R.XI bimoteur (C 46) et une escadrille de reconnaissance sur Breguet 14 (BR 220) s’ajoute à la liste des effectifs de la Division aérienne qui représente une masse de 772 appareils et qui concentre désormais sous commandement unique la totalité de l’aviation de bombardement française, diurne comme nocturne.
Si puissante que puisse être l’aviation française, elle ne distingue pas les indices de la troisième offensive allemande, dite “Blücher-Yorck”, qui se prépare et va être déclen- chée le 27 mai 1918 sur le Chemin des Dames, un secteur conquis par les Français l’année précédente, au prix de très lourdes pertes et qui est réputé inexpugnable. Le chef de la 6e Armée française tenant le secteur, le gén. Denis Duchêne, est un homme supportant fort peu la contradiction et qui fait peu de cas des ordres du gén. Pétain prescrivant l’organisation d’une défense en profondeur. L’attaque menée dans la nuit surprend les défenseurs français qui sont contournés par des troupes d’élite ; l’Aisne est vite franchie et les troupes allemandes déferlent vers le sud.
L’intervention de la Division aérienne dans la bataille va être immédiate : dans l’après-midi même du 27 mai 1918, à 14 heures, le GC 17, une composante du Groupement Féquant, reçoit l’ordre de quitter la région de Beauvais pour s’installer à Saponay. Il s’y pose deux heures plus tard en ayant attaqué les troupes allemandes à la bombe ou à la mitrailleuse durant son voyage. Le reste du groupement suit immédiatement ;
le Groupement Ménard et le reste de la Division aérienne ne seront à pied d’oeuvre que le 29 mai sur des terrains au sud de la Marne. Avec le renfort de quatre groupes de combat indépendants et quelques escadrilles de chasse d’armée, ce ne sont pas moins de 645 chasseurs qui sont prêts à s’opposer aux 456 appareils allemands (38 Jasta à 12 appareils pour les 18e, 7e et 1re armées allemandes impliquées dans l’attaque). L’aviation française peut encore compter sur le renfort de sept escadrons de chasse britanniques (168 appareils) de la 9th Brigade de la RAF basée près de Beauvais, soit une supériorité numérique de pratiquement 2 contre 1.
Pour la première fois, les chasseurs Spad VII et XIII sont confrontés à un chasseur allemand qui approche leurs performances, le Fokker D.VII, mais les rapports de combats de la Division aérienne constatent que les Spad parviennent toujours à les distancer aux basses altitudes. Ces Fokker D.VII ne représentent au moment de l’offensive qu’un maximum de 25 % des effectifs de la chasse allemande si l’on en croit les statistiques du Frontbestand datant du mois de juin, et sont en tout cas insuffisants pour empêcher l’aviation française d’effectuer ses missions d’attaque sur les troupes allemandes comme le mentionne le journal des marches et opérations (JMO) du Groupement Ménard au 30 mai : “De nombreux convois et de nombreuses troupes sur routes ou au stationnement ont été attaqués à la mitrailleuse à toutes les heures de la journée par les pilotes de l’escadre, qui ont également ramené de nombreux renseignements concernant la situation de l’ennemi sur le front.”
La progression allemande cesse le 4 juin 1918, alors que les troupes ennemies ont atteint la Marne dont ils ont conquis une partie de la rive sud et pris la ville de ChâteauThierry, les plaçant à moins d’une centaine de kilomètres de la capitale qui se trouve dangereusement menacée. Ludendorff enclenche immédiatement une nouvelle offensive le 9 juin, dite “Gneisenau” – bataille du Matz pour les Français –, pour relier les territoires conquis lors des deux précédentes offensives. Mais cette fois- ci les troupes françaises, bien organisées dans une défense en profondeur, vont limiter la progression allemande et même les faire reculer par une contre-offensive organisée par le gén. Mangin et appuyée par des chars.
En 17 jours de bataille intense du 27 mai au 12 juin, l’aviation française a perdu 89 pilotes au combat (tués, capturés ou disparus) contre 95 pour l’aviation allemande sur le secteur. Les mois de mai et juin sont ceux où les pertes subies sont les plus importantes de la guerre pour les aviateurs français. À compter de cette date, le vent de la guerre va définitivement souffler en faveur des appareils à cocarde.
Dernier choc et première contre-offensive
L’enseignement des derniers combats conduit le gén. Duval à apporter une réforme à sa division aérienne, en y joignant une unité de reconnaissance chargée de quadriller le champ de bataille pour désigner les objectifs qui peuvent être immédiatement attaqués par les escadrilles de bombardement. Cette fonction était jusque-là assurée par le chef de l’EB 12 en personne, le cdt Vuillemin, qui survolait la zone
ennemie à bord de son Breguet 14B2 avec son adjoint le capitaine Dagnaux. Le 3 juin 1918 est ainsi créé le Groupe Bloch qui regroupe les escadrilles C 46 sur Caudron R.XI ainsi que les BR 45 et BR 220 sur Breguet 14A2, spécialisées dans les reconnaissances à longue distance qui se multiplient dans l’Aéronautique militaire. Dans chaque armée au moins une escadrille de corps d’armée sur Breguet 14A2 adopte cette spécialité qui consiste à aller explorer les lignes ennemies jusqu’à 100 km en arrière de la ligne de front et ce faisant repérer les convois militaires sur les routes stratégiques, annonciateurs d’une offensive. La Division aérienne dispose désormais de ses propres escadrilles spécialisées qui, le 29 juillet 1918, deviennent le Groupement des escadrilles de reconnaissance (GER) dont le commandement est confié au cne Paul-Louis Weiller, fils de l’inventeur et du riche industriel Lazare Weiller, et spécialiste de la photographie aérienne.
Aussi, la dernière offensive que vont lancer les Allemands le 15 juillet 1918 autour de la ville de Reims (dite “Friedensturm”) avec leurs ultimes réserves est parfaitement connue du Grand Quartier général : une seconde ligne de défense est bien aménagée, et une force aérienne considérable comprenant toute la Division aérienne est prête à recevoir le choc. Les Allemands attaquent à l’est de Reims et surtout à partir du sud-ouest de la ville, à partir du saillant qu’ils viennent de conquérir en tentant de pousser sur la rive sud de la Marne. Le passage de ce fleuve est un des points faibles de l’offensive car les pontons montés par le génie allemand vont subir d’intenses attaques de la part des Breguet 14A2, comme en témoigne le sous-lieutenant Eugène Weismann, mitrailleur à l’Escadrille BR 132 : “Durant l’affaire des passerelles de la Marne, nous faisions un travail énorme, de l’ordre de deux ou trois missions par jour. Les pertes étaient considérables. Ce sont surtout les Breguet qui ont arrêté l’infanterie allemande. Or, pour arriver à toucher ces passerelles, il fallait descendre extrêmement bas, de l’ordre de 15 à 20 m, pour lâcher les bombes et les mitrailler…”
Contrairement à ce qu’affirme Weismann, les pertes restent légères : sur 225 Breguet de la division aérienne engagés, seulement six pilotes sont perdus (quatre tués, deux prisonniers) durant les trois jours critiques des combats du 15 au 17 juillet. Les chasseurs de la Division aérienne se montrent particulièrement actifs lors de l’attaque des ballons captifs allemands, les Drachen, dont la destruction perturbe le réglage d’artillerie de l’ennemi.
Dès le 18 juillet, une contre-offensive est organisée par l’armée française qui peut bénéficier du renfort des troupes américaines pour la première fois engagées en masse. La supériorité aérienne est renforcée par le fait que les escadrilles de chasse des groupes de combat passent de 15 à 18 appareils : la Division aérienne aligne désormais 432 chasseurs Spad, auxquels il faut ajouter le même nombre venant des six groupes de combat indépendants (GC 12, 14, 16, 20, 21 et 22) engagés dans la bataille, plus 45 venant des escadrilles d’armée, 60 autres du 1st Poursuit Group américain sur Spad (94th, 95th, 27th et 147th Poursuit Squadrons à 15 appareils) sans oublier les 168 chasseurs des sept Squadrons de la RAF. Il y a donc un total théorique de 1 137 chasseurs alliés auxquels doivent faire face les 492 chasseurs de l’aviation allemande, répartis en 41 Jasta (huit Jasta pour la nouvelle 9e Armée près de Soissons, 18 pour la 7e Armée qui fait face à la Marne et 15 pour la 1re Armée qui entoure la ville de Reims) – une infériorité numérique de 2,3 contre 1 renforcée par la supériorité qualitative alliée : la moitié seulement des appareils allemands sont des Fokker D.VII. La voie est bien dégagée par la chasse pour les Breguet 14B2 qui peuvent assez librement attaquer tout ce qui bouge dans les lignes allemandes, comme en témoigne Weismann : “On passe les lignes à 7 ou 8 m de haut. Puis on est montés à 1 500 m, et on a fait des ronds. Cela n’a pas raté : on a vu un convoi fait de chariots bâchés tirés par les chevaux, avec des hommes à cheval. On a fait une bonne visée et lâché 24 bombes Michelin. Une pagaille terrible, les hommes galopaient vers le bois mais on est allé les chercher avant. Paillard, qui pilotait, a mis une bonne giclée en piquant ; moi je leur
donnais une bonne rincée de côté. Cela a duré 20 minutes. Au bout de ces 20 minutes, je vous assure qu’il n’y avait pas une patte d’homme ou de cheval qui bougeait. Nous avons refait cela une douzaine de fois (…) Cela ne s’appelait pas encore le straffing [mitraillage au sol. NDLR.]…”
Plus laconique, Duval note dans un rapport daté du 20 juillet : “On a l’impression que l’aviation ennemie en déplacement souffre du désarroi général : son effort n’est pas en rapport avec la situation.” La bataille se termine le 6 août 1918 quand le saillant conquis par les Allemands lors de l’offensive “Blucher-Yorck” est presque entièrement repris.
Victoire en Champagne
Alors que les Allemands ont perdu de nombreuses troupes, les Alliés disposent désormais d’importants renforts venant de l’armée américaine avec lesquels ils vont pouvoir organiser toute une série d’offensives qui feront reculer l’armée allemande jusqu’à l’armistice. Dès le 8 août 1918, une attaque principalement conduite par des troupes britanniques permet de reprendre le terrain perdu lors de l’offensive “Michaël” quatre mois plus tôt. Une partie de la Division aérienne, l’ex-groupement Ménard désormais dirigé par le cdt de Goÿs, y participe en s’installant sur des terrains aux alentours de Beauvais.
Au mois de septembre, la Division aérienne est de nouveau réunie sur la Champagne pour y appuyer l’offensive finale de l’armée française, conduite avec le concours de la 1re Armée américaine et de son aviation. Duval en a laissé le commandement à un de ses adjoints, le col. Petig de Vaulgrenant, qui bénéficie d’un rapport de forces encore plus favorable. Dans un premier temps, du 12 au 14 septembre, la 1re Armée américaine, avec le concours de troupes françaises, réduit le saillant de Saint-Mihiel – à l’est de Verdun – que les troupes allemandes évacuaient pour réduire leur front. Puis la grande attaque est lancée le 26 septembre 1918, sur le front compris entre la ville de Reims et celle de Verdun, avec pour séparation entre la 4e Armée française du gén Gouraud et la 1re Armée américaine du gén. Pershing la ville de Sainte-Menehould, dans la vallée de l’Argonne. Dans les airs, la supériorité numérique de l’aviation alliée, ressemblée au sud de Châlons- en- Champagne, est écrasante : aux 735 appareils des 1re et 2e brigades de la Division aérienne (ex-groupements Ménard et Féquant) s’ajoutent les 135 Voisin du Groupement Chabert, quatre groupes de combat indépendants (288 appareils), plus deux groupes de combat et un groupe de bombardement américains, soit 216 appareils, auxquels il faut encore ajouter l’aviation propre aux 4e Armée et 1re Armée américaines, soit 340 appareils. Le total se monte à 1 714 avions, dont 864 chasseurs, auquel les Allemands ont peu de choses à opposer : on compte 23 Jasta de chasse pour les 1re, 3e et 5e armées allemandes, soit 276 chasseurs écrasés à plus de trois contre un. Le ciel de Champagne est sillonné de formations compactes d’appareils alliés comme s’en font écho les lettres de soldats français ouvertes par la censure militaire : “Le ciel est noir de nos avions ; on pourrait croire à de vrais vols de canards. Jamais je n’en ai vu autant…”
Quand se termine la bataille de Champagne, les quelque 80 escadrilles de la Division aérienne ainsi que ses quatre groupes de combat de renfort ont perdu 88 pilotes au cours des mois de septembre, octobre et novembre, tandis que l’aviation américaine rattachée à la 1re Armée américaine, qui s’est battue aux côtés des Français, accuse des pertes quatre fois plus importantes avec 139 pilotes pour seulement 30 escadrilles, le prix de leur inexpérience au combat. La Division aérienne, concentrant la chasse et le bombardement français, s’est affirmée comme le fer de lance des offensives françaises et, après l’armistice, sera maintenue parmi les troupes françaises occupant la rive gauche du Rhin comme une force de dissuasion à toute velléité allemande de reprendre la lutte.
Le ciel est noir de nos avions ; on pourrait croire à de vrais vols de canards